Disgrâce, d’après Coetzee
Disgrâce, d’après le roman de John Maxwell Coetzee, traduction de Catherine Lauga de Plessis, adaptation de Pascal Kirsch et Jean-Pierre Baro, mise en scène de Jean-Pierre Baro
Disgrâce: le terme concerne celui qui a encouru une déchéance, et signifie aussi un manque de grâce: laideur, difformité et infirmité : «Nos plus ardents révolutionnaires puisèrent leur haine de la société, dans des disgrâces de nature ou dans des infériorités sociales», soulignait Chateaubriand dans Mémoires d’outre-tombe.
Prix Nobel de littérature 2003, John Maxwell Coetzee a écrit en 1999, ce roman de la désillusion sur la société hors-apartheid de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, livrée encore à une brutalité sourde, entre violence et servitude, avec des traces mémorielles indélébiles d’un pays encore historiquement ancré dans le colonialisme.
Chassé de l’Université pour harcèlement sexuel, David Lurie trouvera refuge chez sa fille qui vit à la campagne, avant qu’elle subisse des violences infligées par ses voisins noirs. Il faudra au protagoniste renoncer à ses certitudes, dont son rapport de domination par le verbe, pour retrouver sa dignité, en travaillant durement dans un chenil misérable.
Qui sont les «barbares»? Les Noirs ou les Blancs, les victimes ou les bourreaux, leurs complices consentants qui ont voulu vite oublier les humiliations infligées, sans en réclamer le pardon initial ? Tous représentent la peur fantasmatique de l’Autre.
David Lurie est un universitaire blanc qui a séduit une étudiante de couleur. Comment a-t-il pu le faire, avec autant de désinvolture ? Séduire et «violer» une jeune fille noire, représente une double forfaiture. Le mâle, face à la femme, doit-il obéir à ses instincts ? Le raciste qui s’ignore, peut-il fondre sur une proie noire, violeur qui viole aussi… les droits de l’homme, profanateur inconscient de sa propre espèce ?
Jean-Pierre Baro met au jour les ambigüités relatives aux bonnes consciences trop aisément acquises-ceux qui croient avoir résolu les paradoxes dont ils sont les porteurs involontaires de par leur sexe, leur situation sociale, leur couleur de peau et leur rapport ancestral de domination. Une mise en scène subtile…On ne sait en effet qui est de couleur ou qui est blanc dans les personnages, brouillant ainsi mieux les cartes, et ne faisant plus de la couleur de peau, l’objet essentiel du questionnement éthique. Dans un premier temps, l’action se passe chez ce professeur BCBG: un intérieur design clair, et cossu de bien-pensants protégés.
On voit ce Don juan vieillissant accueillir des femmes qu’il soumet, de façon tarifée ou plus librement, comme avec cette étudiante semi-obligée. Les situations se répètent, similaires et récurrentes : ces jeunes femmes, blanches ou noires, se déshabillent puis se revêtent furtivement, pressées et stressées, et s’échappent.
Illusion masculine du bonheur à travers une consommation sexuelle «ordonnée». Rappel ironique et subversif d’images glamour de nos pubs quotidiennes.Pourtant, l’intrusion étrange de l’ami revendicatif de l’étudiante auprès du professeur va être prémonitoire du malheur à venir : Simon Bellouard, mi-homme mi-animal, mime la bestialité incontrôlable du non-civilisé, que ne maîtrise nul savoir.
Jean-Pierre Baro met en relief «l’heure trouble et violente des rapports sauvages entre les hommes et les animaux», expression significative de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, auteur, entre autres, de Combat de nègre et de chiens (1980). Dans un second temps, le public est convié dans une sorte de territoire plus ou moins abandonné avec des poules caquetantes enfermées dans des grillages. Atmosphère tendue et peurs, sentiment d’oppression dû aux aboiements de chiens, et à la présence des gardiens de l’homme blanc qui sautent sur l’homme noir. Les hommes et les chiens se font continûment la guerre, tous collectivement barbares, dangereux et sauvages-mais ici, on ne sait qui est l’homme, et qui est le chien.
Si le professeur a symboliquement violé l’étudiante, en abusant de sa situation, et sans le moindre doute existentiel, il lui sera infligé en retour le viol de sa fille par des Noirs, chez elle, et sans qu’il ait pu intervenir, et surtout sans qu’elle porte plainte. Le père, un intellectuel dit éclairé, versé dans le romantisme littéraire et l’œuvre de Byron, ne comprend pas son choix et lui demande: «Espères-tu expier les crimes du passé en souffrant dans le présent ?» Elle lui répond : «Et si c’était ça le prix à payer, pour rester ici?».
David Lurie qui n’avait pas su reconnaître son méfait devant ses pairs, rendra visite au père de l’étudiante qu’il a séduite et lui demande pardon. Ils se prennent la main, comme dans une sorte d’image à l’envers, où Dom Juan serrerait la main du Commandeur.
Les acteurs ont l’autorité de leur rôle : la fille (Cécille Coustillac) vibre de vérité intérieure, l’étudiante (Pauline Parigot) bien vivante, Simon Bellouard qui incarne bien une étrangeté et une inquiétude, Jacques Allaire en père sage à la sagesse convaincante. Mireille Roussel, Fargass Assandé et Sophie Richelieu, dans des rôles multiples, ont une belle présence.
Sauts, danses, chorégraphie hip-hop: le chœur d’acteurs qui simulent une intrusion de noirs, irradie la scène, insufflant une certaine légèreté au drame.
Et, pour ce chemin de croix épique et solitaire d’un être maudit-chacun de nous?-Pierre Baux, libre et persuasif, sait passer de la certitude au doute, jusqu’à la pitié.
Un spectacle fort et sans compromis, qui interroge notre conscience.
Véronique Hotte
Théâtre National de la Colline, Paris jusqu’au 3 décembre. T : 01 44 62 52 52.
Le roman est paru aux éditions du Seuil.