Doreen Autour de la Lettre à D.
Doreen Autour de la Lettre à D. d’André Gorz, texte et mise en scène de David Geselson
André Gorz s’est donné la mort, avec sa femme, le 24 septembre 2007, dans leur maison à Vosnon (Aube). Lettre à D. Histoire d’un amour (2006), ultime confession amoureuse de l’époux, lui était destinée à elle, condamnée par la maladie.
Le philosophe et militant fait retour dans Lettre à D. sur Le Traître (1955), une autobiographie sur ses errances initiales, qu’articule une réflexion sociale, économique et politique dans la critique du modèle de la société capitaliste. Il était aussi journaliste au Nouvel Observateur et écrivait sur l’économie sociale, les revenus minima, la productivité, la durée du travail, la décroissance, et a pensé l’Écologie en termes politiques.
Tous les deux, ils vont découvrir aux États-Unis une contre-société d’«existentialistes » décidés à changer de vie- ensemble autrement-dans la mise en pratique d’alternatives. Les idées d’autogestion et de refonte des techniques de production font leur chemin. Toutefois, Le Traitre n’évoque ni conversion existentielle ni découverte à deux de l’amour, ce que regrette profondément l’auteur, qui reconnaît, une fois le livre paru : « Tu as tout donné de toi pour m’aider à devenir moi-même. »
L’adaptation scénique de Doreen par David Geselson participe de l’histoire intime du couple mythique avec la réinvention d’un amour : l’amant avoue à l’aimée qu’il lui doit la vie, alors qu’elle est elle-même rattrapée par la mort.L’écrivain revient sur leur passé à ses manquements à lui et son égoïsme : «Sais-tu que tu ne m’as pas dit un mot depuis trois jours ?» remarque Doreen.«Ta vie, c’est d’écrire. Alors écris», dit généreusement celle qui travaille à mettre à jour la documentation utile à son activité professionnelle de son compagnon.
Doreen irradie naturellement une confiance qui suscite en échange l’humeur sombre du philosophe tourmenté: elle est comparable aux hirondelles dansant dans le ciel : « Que de liberté pour si peu de responsabilité! »Ils se réfugient en fin de semaine à la campagne pour goûter la nature: «Nous faisions par tous les temps des promenades de deux heures… Tu m’as appris à regarder et à aimer les champs, les bois et les animaux…», note l’amoureux ému.
Ainsi débute la Lettre à D. : «Tu viens juste d’avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais… Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun, ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre… » Le public est convié à entrer dans leur salon. Sur une table, des bouteilles de vin et d’orangeade, et on invite les spectateurs à boire un verre. Les hôtes de cette soirée particulière engagent chacun à lire la Lettre à D.
Ambiance tamisée et cosy, jolis luminaires et bibliothèque-bureau des années cinquante, avec écritoire, buvard et stylo-plume, fenêtres et miroirs, petites surfaces géométriques d’écran où défilent des détails de paysages: branches et feuilles tremblant sous le vent, image de Beatriz Allende, filmée à la Moneda de Santiago du Chili, le 11 septembre 1973… Quatre ans après l‘assassinat ou le suicide de son père, la fille de Salvador Allende se donna la mort à Cuba.
Sur la scène, en septembre 2007, avant le suicide des époux. Laure Mathis et David Geselson, admirables, pleinement radieux, dans la lumière de l’amour infini que recèle leur personnage. À l’écoute, et souriante, Doreen se moque, vibrante d’émotion, entre rires et larmes. Élégante, elle garde une présence intense mais contrôlée avec tact. Et l’acteur-metteur en scène qui pressent la mort à venir n’en finit pas de vouloir s’entretenir avec celle qu’il aime et dont il est aimé. Un duo de tendresse ludique et d’amour, dont le feu ne saurait se consumer.
Véronique Hotte
Spectacle vu au Théâtre de Vanves (Hauts-de-Seine), Scène conventionnée pour la danse, salle Panopée, le 5 novembre.
Théâtre de la Bastille, rue de la Roquette, Paris ( XI ème) du 13 au 24 mars.
Le texte de la pièce est paru aux Éditions Galilée.