Seulaumonde de Damien Dutrait

 Seulaumonde de Damien Dutrait, création collective du Théâtre des deux saisons.

 

Quatre hauts parleurs sphériques et un luminaire de tubes fluorescents suspendus. Au sol, un grand carré blanc et une chaise tulipe blanche. Dans ce décor minimaliste, commence le récit dramatique d’une situation existentielle peu probable, et pourtant… Dans la pénombre, un garçon accroupi en fond de scène, le visage à peine éclairé avec une lumière en contre-plongée, comme si sa tête n’avait plus de corps, dit avec une voix douce : «Un jour, il y a longtemps, l’année dernière, j’ai pris l’avion ».

 La voix de Seulaumonde, un garçon seul (à l’image de son prénom), vingt ans, mort, et qui refuse de partir, de quitter son existence et la terre… sans rien dire ! 
Comme pour inviter sa vie et sa mort à se rencontrer, pour le meilleur et pour le pire.
 L’une ne succède plus à l’autre, alors comment faire ? Que reste-t-il à attendre ? Un avion, des confitures, Sharon Stone, un père et une mère, la Lune et Jupiter, une infirmière sévère, une forêt, des vermicelles grillés, une chemise de coton bleue, de la cendre, le son des vagues, un anévrisme, des médecins, un rêve, un amour de derrière la porte… 

Performance poétique et plastique, ce monologue pour un comédien et trois personnages, est orchestré sans aucun faux pas, et avec fougue, par Nelson-Rafaell Madel et Damien Dutrait. On est en présence ici, d’un théâtre inventif  réalisé avec peu de moyens mais utilisés avec justesse et  modernité.
 L’univers intérieur, singulier et implacable de Seulaumonde prend forme dans l’imaginaire des spectateurs. Lumières et musique, comme entre autres, un extrait d’une Cantate de Jean-Sébastien Bach.. ou des morceaux de rock, sous-tendent, avec efficacité, l’action dramatique.

Le public est tout aussi surpris, perturbé qu’ébloui, par les aveux, les pensées et les rêves de Seulaumonde, personnage testamentaire. On rit aussi mais il n’y a aucune complaisance dans l’écriture-un des points forts de cette pièce…
Et il y a de la violence dans le propos, qui vient de la sincérité et de la blessure. Une sorte de règlement de comptes avec la vie et ses injustices ?  Sans doute mais ce spectacle va plus loin. Dans une belle insolence et un mouvement de liberté : «Je fermerai les yeux mais je ne dormirai pas », Seulaumonde, même mort, continue sans fin de crier, danser et murmurer comme un absolu, une recherche éperdue, de la beauté, de l’amour : la vie !

Elisabeth Naud

Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple 75011 Paris, jusqu’au 22 novembre. T : 01 48 06 72 34.
Le texte de la pièce est publié aux éditions Les Cygnes.

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Archive pour 20 novembre, 2016

Le Quat’sous d’après Annie Ernaux

IMG_0484 Le Quat’sous d’après Annie Ernaux, adaptation de Laurence Cordier et David D’Aquaro, d’après Les Armoires vides, Une Femme et La Honte d’Annie Ernaux, mise en scène de Laurence Cordier

 Quat’sous désigne, on le comprendra très vite, le sexe féminin, soit un objet de peu de valeur !
 Des trois romans à couleur auto-biographique d’Annie Ernaux, dont le premier Les Armoires vides est paru en 1974, et les autres en 1988, et 1994, tous maintenant célèbres, Laurence Cordier a tiré une sorte de portrait d’une très jeune femme.
Denise Lesur est déchirée entre le monde prolétarien du café-épicerie de ses parents à Yvetot en Normandie, où défilaient des ouvriers venus se remonter le moral à coup de café “allongé” comme on disait. Et d’un autre univers, celui du lycée, de l’amour des mots et de l’apprentissage de la culture. A quel prix?  En faisant le grand écart entre la fierté de la réussite personnelle, et une certaine culpabilité…

Ce n’était pas au Moyen-Age mais il y a quelque soixante ans seulement. En 1974, il faut rappeler que les femmes en France avaient le droit de voter depuis seulement trente ans, alors que la République corse l’avait proclamé en 1755 ! Et cela faisait six ans que les femmes avaient le droit d’ouvrir un compte bancaire sans autorisation de leur mari!
Annie Ernaux, fait exceptionnel dans son milieu, fera ses études à l’Université de Rouen puis de Bordeaux. Et
elle obtiendra le Capes, puis obtiendra l’agrégation de Lettres modernes. Mais cela se paye: “J’ai été coupée en deux, dit-elle, c’est ça, mes parents, ma famille d’ouvriers agricoles, de manœuvres et l’école, les bouquins (…) Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine. Il fallait bien choisir. Même si je voulais, je ne pourrais plus parler comme eux, c’est trop tard. On aurait été davantage heureux si elle avait pas continué ses études,qu’il a dit, un jour, mon père. Moi aussi, peut-être. »

Les romans d’Annie Ernaux ont déjà fait l’objet d’adaptations scéniques comme Passion simple par Maud Reyer, il y a déjà quelque vingt ans, ou plus récemment par Jeanne Champagne (voir Le Théâtre du Blog de ce mois)). Laurence  Cordier a réalisé-et ce n’est pas si facile!-avec des extraits de ces trois fictions, une sorte de partition vocale et gestuelle pour Laurence Roy, Aline le Berre, Delphine Cogniard. « Pour incarner cette énergie d’une furieuse gaieté, j’ai imaginé trois femmes en scène, trois voix, trois corps, trois générations. Au foisonnement de mots, répond une prise de parole multiple, alternant adresses au public, polyphonies, dialogues, monologues intérieurs ou chants”.

Reste à donner corps à ce tricotage de textes souvent pleins d’un humour incisif et parfois aussi très poétiques: Annie Ernaux réussit à mettre en place tout un univers de  paroles, de situations à jamais disparues mais ou presque qui, miracle de l‘écriture dense et juste de l’écrivaine, elle  touche tout un public qui n’était même pas né à cette époque.
Mission accomplie pour 
Laurence Cordier: elle a su recréer un texte qui fait sens sur un plateau et qui respecte la sensibilité d’Annie Ernaux, surtout, quand elle parle de l’émancipation des femmes et de son ascension sociale  et celle de ses parents.

«Je me considère très peu comme un être singulier, dit l’écrivaine, au sens d’absolument singulier, mais comme une somme d’expérience, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs ».
Donc toute une œuvre écrite  entre un « je » très personnel et le « nous » social, entre le plus intime et le collectif ; cela commence et finit ici par l’évocation d’un avortement clandestin.

Laurence Cordier réussit à mettre en scène ce déchirement personnel avec une grande sobriété dans l’interprétation. Laurence Roy  est parfaite, imposante de vérité, et possède comme toujours une belle présence ; Aline le Berre, Delphine Cogniard semblent, elles, parfois plus de mal à  s’emparer de cette langue brute et sensible à la fois et ont une diction parfois incertaine.

Côté scénographie, là, il y a vraiment une erreur : trois châssis dotés d’une toile plastique que les actrices ne cesseront de déplacer et de faire tourner puis couvriront de vagues dessins ou écritures, surtout vers la fin. « Des tableaux vivants, se cloisonnent ou s’échappent. Comme des cloisons, des portes, des fenêtres à ouvrir. (…) Par l’utilisation de ces cadres, les corps se séparent ou se rejoignent », dit Laurence Cordier.
On veut bien mais cela a un côté très artificiel et parasite inutilement le texte.
Malgré ces réserves, il faut aller écouter la vérité et la parole authentiques d’une femme comme Annie Ernaux, sans aucun doute, une de nos meilleures écrivaines. Dans le public, les nombreux jeunes gens écoutaient dans un silence étonnant. Ce qui est toujours bon signe…

Catherine Marnas a eu raison de produire ce spectacle, surtout quand, visiblement, la Mairie de Bordeaux semble se méfier de la création théâtrale et verrait bien ce Théâtre national se limiter à faire de l’accueil. Ce qui est toujours mauvais signe.

Alain Juppé a sans doute d’autres soucis,  surtout depuis hier soir mais quand même, on aimerait bien comprendre.

Philippe du Vignal

Le spectacle a été créé au Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine du 8 au 19 novembre. Espace Vasarely à Antony (92) les 23 et 24 novembre ; Théâtre de Choisy-le-roi, le 29 novembre dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin . Théâtre de la Pléiade à La Riche (Indre et Loire), les 1er, 2 et 3 mars, avec le Théâtre Olympia/Centre Dramatique  régional de Tours.

Les livres d’Annie Ernaux sont publiés chez Gallimard; Écrire la vie, collection Quarto (2011) rassemble onze œuvres de ses œuvres, des extraits de son Journal intime, des photos et des textes.

 

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