Le Quat’sous d’après Annie Ernaux, adaptation de Laurence Cordier et David D’Aquaro, d’après Les Armoires vides, Une Femme et La Honte d’Annie Ernaux, mise en scène de Laurence Cordier
Quat’sous désigne, on le comprendra très vite, le sexe féminin, soit un objet de peu de valeur !
Des trois romans à couleur auto-biographique d’Annie Ernaux, dont le premier Les Armoires vides est paru en 1974, et les autres en 1988, et 1994, tous maintenant célèbres, Laurence Cordier a tiré une sorte de portrait d’une très jeune femme.
Denise Lesur est déchirée entre le monde prolétarien du café-épicerie de ses parents à Yvetot en Normandie, où défilaient des ouvriers venus se remonter le moral à coup de café “allongé” comme on disait. Et d’un autre univers, celui du lycée, de l’amour des mots et de l’apprentissage de la culture. A quel prix? En faisant le grand écart entre la fierté de la réussite personnelle, et une certaine culpabilité…
Ce n’était pas au Moyen-Age mais il y a quelque soixante ans seulement. En 1974, il faut rappeler que les femmes en France avaient le droit de voter depuis seulement trente ans, alors que la République corse l’avait proclamé en 1755 ! Et cela faisait six ans que les femmes avaient le droit d’ouvrir un compte bancaire sans autorisation de leur mari!
Annie Ernaux, fait exceptionnel dans son milieu, fera ses études à l’Université de Rouen puis de Bordeaux. Et elle obtiendra le Capes, puis obtiendra l’agrégation de Lettres modernes. Mais cela se paye: “J’ai été coupée en deux, dit-elle, c’est ça, mes parents, ma famille d’ouvriers agricoles, de manœuvres et l’école, les bouquins (…) Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine. Il fallait bien choisir. Même si je voulais, je ne pourrais plus parler comme eux, c’est trop tard. On aurait été davantage heureux si elle avait pas continué ses études,qu’il a dit, un jour, mon père. Moi aussi, peut-être. »
Les romans d’Annie Ernaux ont déjà fait l’objet d’adaptations scéniques comme Passion simple par Maud Reyer, il y a déjà quelque vingt ans, ou plus récemment par Jeanne Champagne (voir Le Théâtre du Blog de ce mois)). Laurence Cordier a réalisé-et ce n’est pas si facile!-avec des extraits de ces trois fictions, une sorte de partition vocale et gestuelle pour Laurence Roy, Aline le Berre, Delphine Cogniard. « Pour incarner cette énergie d’une furieuse gaieté, j’ai imaginé trois femmes en scène, trois voix, trois corps, trois générations. Au foisonnement de mots, répond une prise de parole multiple, alternant adresses au public, polyphonies, dialogues, monologues intérieurs ou chants”.
Reste à donner corps à ce tricotage de textes souvent pleins d’un humour incisif et parfois aussi très poétiques: Annie Ernaux réussit à mettre en place tout un univers de paroles, de situations à jamais disparues mais ou presque qui, miracle de l‘écriture dense et juste de l’écrivaine, elle touche tout un public qui n’était même pas né à cette époque.
Mission accomplie pour Laurence Cordier: elle a su recréer un texte qui fait sens sur un plateau et qui respecte la sensibilité d’Annie Ernaux, surtout, quand elle parle de l’émancipation des femmes et de son ascension sociale et celle de ses parents.
«Je me considère très peu comme un être singulier, dit l’écrivaine, au sens d’absolument singulier, mais comme une somme d’expérience, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs ».
Donc toute une œuvre écrite entre un « je » très personnel et le « nous » social, entre le plus intime et le collectif ; cela commence et finit ici par l’évocation d’un avortement clandestin.
Laurence Cordier réussit à mettre en scène ce déchirement personnel avec une grande sobriété dans l’interprétation. Laurence Roy est parfaite, imposante de vérité, et possède comme toujours une belle présence ; Aline le Berre, Delphine Cogniard semblent, elles, parfois plus de mal à s’emparer de cette langue brute et sensible à la fois et ont une diction parfois incertaine.
Côté scénographie, là, il y a vraiment une erreur : trois châssis dotés d’une toile plastique que les actrices ne cesseront de déplacer et de faire tourner puis couvriront de vagues dessins ou écritures, surtout vers la fin. « Des tableaux vivants, se cloisonnent ou s’échappent. Comme des cloisons, des portes, des fenêtres à ouvrir. (…) Par l’utilisation de ces cadres, les corps se séparent ou se rejoignent », dit Laurence Cordier.
On veut bien mais cela a un côté très artificiel et parasite inutilement le texte. Malgré ces réserves, il faut aller écouter la vérité et la parole authentiques d’une femme comme Annie Ernaux, sans aucun doute, une de nos meilleures écrivaines. Dans le public, les nombreux jeunes gens écoutaient dans un silence étonnant. Ce qui est toujours bon signe…
Catherine Marnas a eu raison de produire ce spectacle, surtout quand, visiblement, la Mairie de Bordeaux semble se méfier de la création théâtrale et verrait bien ce Théâtre national se limiter à faire de l’accueil. Ce qui est toujours mauvais signe.
Alain Juppé a sans doute d’autres soucis, surtout depuis hier soir mais quand même, on aimerait bien comprendre.
Philippe du Vignal
Le spectacle a été créé au Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine du 8 au 19 novembre. Espace Vasarely à Antony (92) les 23 et 24 novembre ; Théâtre de Choisy-le-roi, le 29 novembre dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin . Théâtre de la Pléiade à La Riche (Indre et Loire), les 1er, 2 et 3 mars, avec le Théâtre Olympia/Centre Dramatique régional de Tours.
Les livres d’Annie Ernaux sont publiés chez Gallimard; Écrire la vie, collection Quarto (2011) rassemble onze œuvres de ses œuvres, des extraits de son Journal intime, des photos et des textes.
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