Le Cirque orphelin, mise en scène de la compagnie les Sages Fous
Le Cirque orphelin, mise en scène de la compagnie des Sages Fous
Estropiés, réprouvés, mal fichus ? Bienvenue ! Signe du temps, l’univers de la marionnette est de plus en plus peuplé de ces êtres au corps singulier, célébrés par le film Freaks de Tod Browning. Le cirque et les arts forains, lieux privilégiés d’exhibition du bizarre, les accueillent à bras ouverts.
Ici, la fragilité ou le handicap deviennent un don, et offrent la possibilité d’une nouvelle façon de se mouvoir dans le monde. Le petit cirque boiteux de mon imaginaire de la compagnie Zampanos ou Le Petit théâtre du bout du monde d’Ezéquiel Garcia-Romeu (voir Le Théâtre du Blog): nombreux sont les spectacles dont le titre célèbre d’emblée l’humilité.
L’épuisement guette, le monde s’effondre, mais ces êtres de guingois, dotés d’une sensibilité toute singulière, ne renoncent jamais. Comme dans L’Innommable de Samuel Beckett, ils avancent, malgré tout : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »
Le spectacle de la compagnie québécoise des Sages Fous, en tournée depuis 2011, a déjà remporté de nombreux prix dans les festivals internationaux. Cela se passe dans un squat post-apocalyptique où les bidons font office de piste aux étoiles; l’espace est clôturé par des tôles rouillées, et deux chiffonniers-ramoneurs, à bonnet de laine noir, fouillent les poubelles. Des créatures en émergent, jouant avec les échelles et l’espoir de grandir. Avec un fort désir de mutation.
Heureusement, un centre de transformation permet l’impossible. On peut y troquer son fauteuil roulant contre une queue de sirène, puis lui préférer deux grandes jambes articulées de chevalier. On rencontre aussi une chenille acrobate, une innommable tête avec deux bras articulés (marionnette la plus stupéfiante)… Têtes et corps difformes sont faits de papier mâché et de matériaux de recyclage.
Ce petit peuple échappe à la pesanteur le temps d’un numéro sur musique triste. Manipulation précise, d’une grâce virtuose… Et pourtant, quelle mélancolie ! Qui, dans sa cage, qui, dans son aquarium cylindrique: les artistes semblent bien orphelins…dont l’étymologie évoque la privation. On pense à l’absence de parents, mais la racine indo-européenne: orphanos désigne aussi changement d’allégeance, servitude et travail forcé (le slave robota : robot en sont aussi dérivés).
De fait, le spectacle nous parle du travail. Les humbles manipulateurs, un homme et une femme, s’inquiètent perpétuellement de la présence du boss, un «big brother», à l’accent italien, acariâtre, que l’on sent omniprésent. Visage masqué de type commedia dell’arte, ce Zampano inquisiteur apparaît parfois, et tyrannise tout le personnel du cirque.
Quand l’amour survient, il est aussitôt mis sous cloche. Une sirène et un homme-oiseau ? Cela fera un bon duo, et tant pis si on y risque sa peau. Et puis cette femme qui sacrifie sa belle queue pour suivre son amoureux ailé, et qui exécute un torride numéro de pole-dance autour d’une antenne phallique de transistor… Des enfants sont pliés de rire. (Ont-ils déjà vu ce type de danse lascive dans des clips musicaux ? )Encore une illustration de la récupération et de l’exploitation !
Objets détournés, artistes recyclés vivent une seconde vie mais on sent toutefois poindre, au-delà de la célébration de la modeste prouesse, une grande désillusion.
Pour les plus jeunes, à moins de se laisser happer par la magie du mouvement, c’est un peu trop lent et cafardeux. Et quel message! L’être humain semble si peu respecté, et vite récupéré. Sombre tableau!
Stéphanie Ruffier
Spectacle vu à Draguignan/Théâtres en Dracénie, le 18 novembre.
Romans-sur-Isère, du 28 au 30 novembre; Garrigue, le 10 décembre; Béziers, les 15 et 16 décembre.
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