Iphigénie en Tauride de J. W. von Goethe
Iphigénie en Tauride de Johan Wolfgang von Goethe, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, traduction de Bernard Chartreux et Eberhard Spreng
Ce texte est une réécriture, par le célèbre écrivain allemand, de la tragédie d’Euripide (en grec, Tauri est le nom d’une peuplade scythe installée à l’époque en Crimée). Iphigénie, fille aînée d’Agamemnon et Clytemnestre, a failli être immolée à Aulis, pour favoriser le départ de la flotte grecque vers Troie. On la croit morte mais, sauvée par Diane et transportée dans les airs jusqu’en Tauride, elle y est devenue sa prêtresse et la gardienne du temple sacrificiel.
Dans cette presqu’île sauvage, le culte de Diane impose de mettre à mort les étrangers qui échouent sur ses côtes. Iphigénie persuade, grâce sa sagesse, le roi Thoas de cesser ces sacrifices. Le roi, amoureux d’elle, la demande alors en mariage mais elle refuse, rêvant de rentrer en Grèce; dépité d’être éconduit, le roi rétablit l’usage des sacrifices humains et quand accosteront son frère Oreste avec son ami Pylade, Iphigénie va tout entreprendre pour les sauver et rejoindre la Grèce avec eux.
Pour Jean-Pierre Vincent, Goethe (1749-1832) offre à cette héroïne antique, porteuse de la malédiction des Atrides, une parole signée de l’esprit des Lumières, et qui ouvre une brèche dans l’enchaînement fatal de la violence. La création officielle de la pièce en 1802 correspond à la maturité de l’écrivain dont le discours est plus mesuré et nourri du désir d’une société nouvelle, d’idéalisation de la Grèce, et de recherche de l’harmonie.
Ce théâtre de la parole avait tout pour séduire Jean-Pierre Vincent, enclin à servir le verbe-images poétiques et débats d’idées, métaphores et argumentaire-un absolu de la littérature classique qu’on n’a guère l’occasion d’entendre sur une scène. De plus, l’écriture est ici mise au service de la parole d’une femme qui réfléchit, médite, pèse et évalue philosophiquement les capacités de son propre discours.
Cette parole se refuse à la violence et à la puissance masculines, qu’elles soient physiques ou bien morales, et sonde à travers le raisonnement et une intuition personnelle, les forces profondes et enfouies en elle qui la préparent et qui l’obligeront à dire non, et à refuser le diktat masculin.
Dire et agir en même temps, éluder la ruse et le mensonge, fait se tenir Iphigénie, figure subversive merveilleusement interprétée par Cécile Garcia-Fogel, debout, ou assise sur un rocher. Elle réagit à l’entêtement des hommes en levant les bras, semblant implorer les dieux avec désespoir, ou bien en se cabrant et en tournant sur elle-même pour mettre à distance une fragilité passagère. Avec une voix grave et feutrée, elle impose une volonté majestueuse et une sagesse révolutionnaire idéale : faire advenir une pensée raisonnable et ouvrir les esprits.
Sous l’ombre d’un beau pin parasol comme en peignaient les Nabis, dessiné par Jean-Paul Chambas, ces hommes et cette femme s’affrontent sur le sable blanc des plages de villes en ruines, parsemées de restes antiques, cités d’hier et d’aujourd’hui. Accueillir l’étranger, le protéger et l’assister, telle est la loi à rappeler encore.
Les acteurs qui entourent cette égérie féminine ne dérogent pas aux enjeux politiques et poétiques qui ont des accents contemporains. Vincent Dissez incarne la passion dévastatrice comme la détermination lucide, et Pierre-François Garel (Pylade) est tout à fait convaincant comme Thierry Paret qui joue le patient Arkas, conseiller persuasif mais impuissant, intercédant entre Iphigénie et le roi Thoas, incarné avec élégance et maturité par Alain Rimoux.
Véronique Hotte
Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville, rue des Abbesses, 75018 Paris, jusqu’au 10 décembre. T : 01 42 74 22 77.
La version en prose de la pièce (1779) et celle qui est versifiée (1802) sont parues à L’Arche Éditeur.