Carte blanche au Grand Colossal Théâtre

 

 

Carte blanche au Grand Colossal Théâtre, théâtre politico-divertissant, textes et mise en scène d’Alexandre Markoff

Chienlit1Cette carte blanche permet à la compagnie de revenir sur dix années d’existence; elle avait été accueillie à plusieurs reprises au Théâtre 13. Et, ce samedi, le public a pu voir, à partir de 16 h, l’intégralité d’un feuilleton de 7 h 30,  mais nous n’avons pu assister qu’aux deux derniers.

Dans une grande ville, il y a la grève des éboueurs. Les manifestations n’ont rien résolu et les poubelles n’ont toujours pas été ramassées. À la mairie, on tente de se réunir, une stagiaire voudrait rencontrer les responsables de chaque service, mais chacun est occupé sur son ordinateur dans un bâtiment flambant neuf, au sein d’une ville couverte par les ordures.
Seul, un conseiller municipal, responsable des anciens combattants, est disponible! La décharge est fermée, tout le monde se réfugie dans le hall, devant la machine à café. On déambule, c’est la crise, tout le monde donne son avis en même temps, et il n’y a pas un service qui sache ce que fait l’autre.

Des journalistes tentent de filmer  ce qui se passe, tout le monde court dans tous les sens. Mais on est en pleine campagne électorale: « Nous ne prenons pas de décision en pleine campagne ! (…) la mairie est responsable mais on n’a toujours pas retrouvé les éboueurs, dit le maire qui déclare vouloir se mettre au service de la collectivité, mais, affirme-t-il, le problème, c’est les gens ! ».

Le dernier épisode se déroule dans un parking, la nuit, le maire est allongé, face contre terre, les bras en croix : «Le merdier, c’est moi qui l’ai fait !» Les riverains en colère de la Cité Fleurie tabassent celui qui tente de leur poser des questions. « Nous aimerions comprendre qui tire sur qui ? Pas de menace, pas de société (…) avec les écolos, c’est pas rigolo ! ». Mais survient la mort du maire…
Interprétée par douze acteurs qui passent d’un personnage à l’autre, en changeant un élément de costume, cette pièce, à l’humour caustique,  se joue sur un plateau nu, avec quelques chaises.

Edith Rappoport

L’intégrale de ce spectacle a eu lieu le 5 novembre au Théâtre 13/Seine, à Paris.
T: 01 45 88 62 22


Archive pour novembre, 2016

La Résistible Ascension d’Arturo Ui

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La Résistible  Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, adaptation de Daniel Loayoza, mise en scène et scénographie de Dominique Pitoiset

Qui dit Bertolt Brecht démodé ? Le voici, revu au goût du jour, dans une mise en scène sobre qui trouve des résonances dans l’actualité, tant mondiale qu’hexagonale. Dominique Pitoiset  a en effet sorti la pièce du contexte historique de son écriture, en 1941, quand son auteur était en exil aux États-Unis.
  Philippe Torreton, glacial, campe un Arturo Ui, bandit technocrate qui n’emprunte pas à ses modèles Hitler et Al Capone leurs gesticulations. L’acteur retrouve ici Dominique Pitoiset  qui l’avait mis en scène dans un remarquable Cyrano de Bergerac  hors-normes (voir Le Théâtre du Blog),  pour une performance à sa mesure.

En ouverture, assis dos au public devant un grand écran et des moniteurs de surveillance  où sont transmis les images de Va pensiero, chanté par le chœur des Hébreux dans Nabucco, grandiloquent morceau où Giuseppe Verdi orchestre la déploration des Juifs en exil à Babylone : « Ô ma Patrie si belle et si perdue ».
On reconnaît Ricardo Mutti au pupitre de l’Opéra de Rome, ovationné par le public lors d’une première mémorable, en mars 2011 : une pluie de tracts  contre les coupes du budget de la culture par Silvio Berlusconi, lancés des loges, s’était abattue sur le parterre…  D’autres images récentes seront aussi projetées : violences lors des manifestations contre la loi El Kohmri, incendie du Reichtag, vaste provocation des nazis pour accéder au pouvoir. Comprendra qui veut.

 À l’exception de ces quelques images, le décor est d’un dépouillement absolu: seules, de longues tables figurent les différents lieux de l’action : salle de réunion du syndicat des commerçants, siège du parlement, villa du Président, cimetière… Sur le mur du fond, sous les écrans de surveillance, de nombreux casiers se révèlent être les tiroirs d’une morgue, dont certains s’ouvrent, exhibant cadavres, couronnes et urnes. Gag funèbre : un corps brûle dans un crématorium. Nous sommes dans l’antichambre du crime…

 »  Il faut dire aux natures faibles, qu’il s’agit d’être ou de ne pas être (…) J’y croyais, comme un fanatique. C’est avec la foi que je suis entré au Parlement(…) «   : Arturo Ui cynique sur fond de musique classique, annonce au public, son plan de conquête du pouvoir, rappelant, en cela, le fameux monologue de Richard lll pièce dont Brecht s’est inspiré. Meurtres et ruses jalonnent son ascension, et l’on reconnaît la confrontation entre Richard et Lady Ann dans la scène où Arturo Ui  essaye de séduire la veuve Dollfoot.
En ces temps de crise, le criminel va jouer, pour prendre le pouvoir, sur la peur des commerçants et des industriels, et sur la corruption des politiques, faisant chanter les uns, assassinant les autres, flanqué d’une  bande de malfrats aux noms de triste mémoire : Gori, Gobbola et Roma.

Il reste ici peu d’allusions au Chicago de la prohibition où Bertolt Brecht, dans cette farce historique, avait transposé la situation allemande. Dans l’adaptation, la ville Cicero (Chicago) est redevenue l’Autriche, et les acolytes d’Arturo Ui évoluent dans une ambiance plus germanique, avec, en arrière-fond, la musique  du groupe allemand « métal » Ramstein.
Peu de vers subsistent de la version originale qui a subi quelques coups de rabot… On entend d’autant mieux, dans le discours d’Arturo Ui, les arguments des mouvements nationalistes qui fleurissent en Europe et aux États-Unis, surfant sur la peur du terrorisme et le désarroi du peuple, pour s’orienter vers la politique d’un tout sécuritaire.640_philippe_torreton_par_baltel_sipa

De la farce imaginée par Brecht, Dominique Pitoiset a conservé aussi quelques intermèdes où les protagonistes se livrent à des danses grotesques. Malgré les nombreux clins d’œil adressés au public, à qui le metteur en scène demande parfois d’applaudir (au risque de paraître un peu racoleur), les  rires se coincent très vite dans l’atmosphère électrique, créée par le jeu sec de Philippe Torreton.
Les tensions sont vives entre les trois lieutenants du dictateur en herbe, qui optent cependant  pour une interprétation plus parodique. Et Roma sera finalement éliminé pour faciliter la conquête du pays voisin dans une scène plus comique que sordide. Les gangsters assassineront ensuite Dollfoot, assurant ainsi à Arturo le pouvoir total sur le commerce du chou.

Tout est désormais en place pour que le dictateur étende son hégémonie, et, dans la  scène finale, Arturo Ui, devant un pupitre aux couleurs nationales, entouré de ses sbires, adresse au public, sur fond de musique classique, un discours muet qui rappelle ceux de nos ténors nationaux, en cette période préélectorale.
Image finale ironique, les mots AUTORITÉ INÉGALITÉ IDENTITÉ s’affichent, projetés sur un grand drapeau bleu-blanc-rouge. « Alors, c’est qui Ui ? » Un dernier jeu de mot, en forme de question, tente de désamorcer ce trait forcé.

Créé à la Scène nationale d’Annecy où Dominique Pitoiset est artiste associé depuis trois ans, le spectacle, avec ses nombreuses allusions à la politique occidentale, voire hexagonale, fera mouche.
Il n’évite pas quelques effets faciles, contrebalancés par la forte personnalité de comédiens, tels que Daniel Martin, Patrice Bornand ou Pierre-Alain Chapuis, mais l’implacable dialectique brechtienne résiste bien aux amalgames osés de la mise en scène qui  feront sans doute polémique…

 Mireille Davidovici

Spectacle vu à Bonlieu, Scène nationale d’Annecy, le 5 novembre.
Théâtre des Gémeaux, à Sceaux (Hauts-de-Seine), du 10 au 27 novembre.
Théâtre de Cornouaille, Quimper, du 1er au 3 décembre.Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, du 7 au 10 décembre ; Espace des Arts, Chalon-sur-Saône, du 13 au 15 décembre.
Maison de la Culture d’Amiens, les 5 et 6 janvier. Le Phenix, Valenciennes les 10 et 11 janvier.
Châteauvallon-Scène Nationale, du 17 au 21 janvier ; Scène nationale de Sète, du 25 au 27 janvier.
Théâtre de Dijon/CDN de Bourgogne, du 31 janvier au 4 février.

Théâtre du Gymnase, Marseille, du 7 au 11 février ; Comédie de Saint-Etienne, du 15 au 17 février ; Théâtre de Sénart,  du 24 au 26 février.
Théâtre de L’Archipel, Perpignan, les 2 et 3 mars ; MC2  de Grenoble, du 7 au 11 mars ; Espace Malraux, Chambéry du 14 au 16 mars ; La Coursive, La Rochelle du 21 au 24 mars ; Le Quartz, Brest, du 29 au 31 mars.

 La Passerelle, Saint-Brieuc les 26 et 27 avril.

 

Les Cahiers de Nijinski

IMG_3675Les Cahiers de Nijinski, mise en scène de Brigitte Lefevre et Daniel San Pedro

«Il y a, à Saint-Pétersbourg, un danseur, Nijinski, âgé de dix-huit ans ; c’est le Vestris russe, et l’on peut presque dire de lui que, lorsqu’il exécute une pirouette, on ne sait jamais quand il se donnera la peine de redescendre sur terre», écrivait le chroniqueur de la revue Théâtre, en mai 1909. Nijinski a réalisé cette prophétie,  comme danseur d’abord, avec un parcours au sein des Ballets Russes, en France et dans le monde, mais aussi dans son mental : il a fini sa vie dans des cliniques psychiatriques suisses…

 Les Cahiers de Nijinski relatent cette expérience existentielle. Clément Hervieu-Léger, de la Comédie-Française et Jean-Christophe Guerri, ancien danseur de l’Opéra de Paris, donnent à entendre et à voir des extraits de ce texte.
Pour traduire la notion d’instabilité,  les metteurs en scène les font jouer en équilibre sur un plan très incliné. «J’ai vécu cinq ans avec Serge Diaghilev, je suis marié depuis plus de cinq ans»: cette dualité n’a cessé de tourmenter Nijinski dont le médecin était aussi l’amant de sa femme! «Je me suis enfermé dans moi-même», dit-il,  avec une belle lucidité. Mais quelquefois sa raison s’égare : «Je ne suis pas un abcès, je suis l’amour».

Les Cahiers ont donné lieu à nombre de réalisations scéniques. Ici, Clément Hervieu-Léger, touchant de fragilité, nous transmet les tourments de Nijinski. Et Jean-Christophe Guerri, quand il enlace son partenaire, rompt la tension de ces fractures intimes. Rendre compte, sur une scène, de la maladie mentale est toujours une entreprise délicate…
Un artiste doit-il toujours être un peu fou? Brigitte Lefèvre répond : «Fou!? Il faut oser, s’oublier, il ne faut pas s’auto-critiquer. La pression est très forte, on demande tout à un artiste mais finalement, c’est à lui-même qu’il demande toujours davantage.»

Nijinski reste le symbole du danseur qui sombre dans la psychose, comme  Antonin Artaud,  une pathologie qui garde encore aujourd’hui tout son mystère. Malgré les préjugés comme ceux d’un étudiant, entendus avant le spectacle: «C’est un truc pour connaisseurs, pas pour le grand public», ce travail est à découvrir.
Et on pense aux mots d’Auguste Rodin qui écrivait en 1912, après avoir vu L’Après-midi d’un faune que Nijinski interprétait: «Entre la mimique et la plastique, l’accord est absolu : le corps tout entier signifie ce que veut l’esprit ; il atteint au caractère à force de rendre pleinement le sentiment qui l’anime ; il a la beauté de la fresque et de la statuaire antique ; il est le modèle idéal d’après lequel on a envie de dessiner, de sculpter».

Jean Couturier

Théâtre National de la Danse de Chaillot, jusqu’au 24 novembre.

www.theatre-chaillot.fr

         

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La Cuisine d’Elvis de Lee Hall

La Cuisine d’Elvis de Lee Hall, mise en scène de Pierre Maillet, traduction Louis-charles Sirjacq, Frédérique Revus

 

Elvis©Sonia BarcetSous le signe de l’art culinaire, du rock-and-roll et d’Elvis Presley -qui, on le sait, était porté sur la nourriture-, le dramaturge anglais nous fait pénétrer dans un foyer de la classe moyenne anglaise.

Pierre Maillet et ses acteurs se sont emparés avec gourmandise de cette pièce un peu déjantée où le réalisme quotidien côtoie un monde fantasmagorique. Une plongée au sein d’une famille ordinaire, mais pas comme les autres : Jill, adolescente à problèmes et sa mère, l’une gourmande et passionnée de cuisine, l’autre anorexique et en mal de sexualité depuis l’accident de son mari devenu un légume. Tétraplégique, il  hante le plateau dans un fauteuil  roulant…

Mam drague dans un bar le jeune et beau Stuart qui deviendra son amant à demeure,  et qui séduira Jill. Entre les scènes d’une vie bousculée par cette intrusion, le mari, déguisé en  Elvis Presley, se lève et se lance dans l’imitation du King (c’était son métier avant son accident). Ces intermèdes de music-hall, rêveries de l’infirme, rompent avec le vérisme de la mise en scène qui montre Jill s’affairant aux fourneaux, dans le parfum d’une tourte cuisant à vue, et  la famille  attablée autour d’un vrai repas .

 Les deux femmes, frustrées, se disputent les faveurs de Stuart pris en otage et en étau entre les petits plats, les rondeurs de la fille et le sex-appeal de la mère. Il ira même jusqu’à accorder la faveur d’une masturbation à l’infirme, séquence où le comique l’emporte sur le sordide…
Le spectacle oscille entre humour décapant et tendresse pour les personnages, dans un équilibre savamment dosé…

Marie Payen, à la fois vulgaire et distinguée, femme mûre à la longue chevelure peroxydée, nous émeut, luttant pour vivre une existence que la paralysie de son mari lui a dérobée :  « Trente-huit ans, et déjà à la casse », se plaint-elle. 

Cécile Bournay campe avec nuances une adolescente rebelle à qui l’auteur confie aussi le rôle de nous conter cette histoire. Il lui appartient donc de réfléchir au sens de l’existence, et elle se penche sur la philosophie de la nourriture : « Pourquoi on est ici ? À quoi ça rime ? Il faut bien quelque chose pour nous remplir « .
Quant à Stuart, il se contente d’être un appétissant garçon au corps d’athlète, sans malice ni culture, qu’incarne avec grâce, Matthieu Cruciani.

Le scénographe, Marc Lainé, a réservé l’avant-scène à la cuisine, et le deuxième niveau, à un living-room qui devient un podium où se produit Pierre Maillet. La mèche en bataille, en habit de lumière blanc et or, crooner à souhait, il nous transporte à Graceland  et chante Jailhouse Rock, In the Ghetto et autres tubes d’Elvis, sans pourtant en faire des tonnes. La mise en scène, tempérée de Pierre Maillet ne réduit en rien la folie du texte mais en évite l’éventuelle vulgarité.

Elle offre une saveur d’humanité à déguster pendant une heure quarante.

 Mireille Davidovici

Théâtre du Rond-Point, Paris 8ème  T. 01 44 95 98 21 jusqu’au 26 novembre.
Théâtre Universitaire de Nantes du 7 au 9 mars. Comédie de Caen, du 13 au 15 mars. Théâtre de Nîmes du 19 au 21 avril.

 

Disgrâce, d’après Coetzee

Disgrâce, d’après le roman de John Maxwell Coetzee, traduction de Catherine Lauga de Plessis, adaptation de Pascal Kirsch et Jean-Pierre Baro, mise en scène de Jean-Pierre Baro

disgrace_simongosselin_4Disgrâce: le terme  concerne celui qui a encouru une déchéance, et signifie aussi un manque de grâce: laideur, difformité et infirmité : «Nos plus ardents révolutionnaires puisèrent leur haine de la société, dans des disgrâces de nature ou dans des infériorités sociales»,  soulignait Chateaubriand dans Mémoires d’outre-tombe.
Prix Nobel de littérature 2003, John Maxwell Coetzee a écrit en 1999, ce roman de la désillusion sur la société hors-apartheid de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, livrée encore à une brutalité sourde, entre violence et servitude, avec des traces mémorielles indélébiles d’un pays encore historiquement ancré dans le colonialisme.

 Chassé de l’Université pour harcèlement sexuel, David Lurie trouvera refuge chez sa fille qui vit à la campagne, avant  qu’elle subisse des violences infligées par ses voisins noirs. Il faudra au protagoniste renoncer à ses certitudes, dont son rapport de domination par le verbe, pour retrouver sa dignité, en travaillant durement dans un chenil misérable.
Qui sont les «barbares»? Les Noirs ou les Blancs, les victimes ou les bourreaux, leurs complices consentants qui ont voulu vite oublier les humiliations infligées, sans en réclamer le pardon initial ? Tous représentent la peur fantasmatique de l’Autre.
David Lurie est un universitaire blanc qui a séduit une étudiante de couleur. Comment a-t-il pu le faire, avec autant de désinvolture ? Séduire et «violer» une jeune fille noire, représente une double forfaiture. 
Le mâle, face à la femme, doit-il obéir à ses instincts ? Le raciste qui s’ignore, peut-il fondre sur  une proie noire, violeur  qui viole aussi… les droits de l’homme, profanateur inconscient de sa propre espèce ?

Jean-Pierre Baro met au jour les ambigüités relatives aux bonnes consciences trop aisément acquises-ceux qui croient avoir résolu les paradoxes dont ils sont les porteurs involontaires de par leur sexe, leur situation sociale, leur couleur de peau et leur rapport ancestral de domination. Une mise en scène subtile…On ne sait en effet qui est de couleur ou qui est blanc dans les  personnages, brouillant ainsi mieux les cartes, et ne faisant plus de la couleur de peau, l’objet essentiel du questionnement éthique. Dans un premier temps, l’action se passe  chez ce professeur BCBG: un intérieur design clair, et cossu de bien-pensants protégés.
On voit ce Don juan vieillissant accueillir des femmes qu’il soumet, de façon tarifée ou plus librement, comme avec cette étudiante semi-obligée. Les situations se répètent, similaires et récurrentes : ces jeunes femmes, blanches ou noires, se déshabillent puis se revêtent furtivement, pressées et stressées, et s’échappent.
Illusion masculine du bonheur à travers une consommation sexuelle «ordonnée». Rappel ironique et subversif d’images glamour de nos pubs quotidiennes.Pourtant, l’intrusion étrange de l’ami revendicatif de l’étudiante auprès du professeur  va être prémonitoire du malheur à venir : Simon Bellouard, mi-homme mi-animal, mime la bestialité incontrôlable du non-civilisé, que ne maîtrise nul savoir.

Jean-Pierre Baro met en relief «l’heure trouble et violente des rapports sauvages entre les hommes et les animaux», expression significative de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, auteur, entre autres, de Combat de nègre et de chiens (1980). Dans un second temps, le public est convié dans une sorte de territoire plus ou moins abandonné  avec des poules caquetantes  enfermées dans des grillages. Atmosphère tendue et peurs, sentiment d’oppression dû aux aboiements de chiens, et à la présence des gardiens de l’homme blanc qui sautent sur l’homme noir. Les hommes et les chiens se font continûment la guerre, tous collectivement barbares, dangereux et sauvages-mais ici, on ne sait qui est l’homme, et qui est le chien.

Si le professeur a symboliquement violé l’étudiante, en abusant de sa situation, et sans le moindre doute existentiel, il lui sera infligé en retour le viol de sa fille par des Noirs, chez elle, et sans qu’il ait pu intervenir, et surtout sans qu’elle porte plainte. Le père, un intellectuel dit éclairé, versé dans le romantisme littéraire et l’œuvre de Byron, ne comprend pas  son choix et lui demande: «Espères-tu expier les crimes du passé en souffrant dans le présent ?»  Elle lui répond : «Et si c’était ça le prix à payer, pour rester ici?».

David Lurie qui n’avait pas su reconnaître son méfait devant ses pairs, rendra visite au père de l’étudiante qu’il a séduite et lui demande pardon. Ils se prennent la main, comme dans une sorte d’image à l’envers, où Dom Juan serrerait la main du Commandeur.
Les acteurs  ont l’autorité de leur rôle : la fille (Cécille Coustillac) vibre de vérité intérieure, l’étudiante (Pauline Parigot) bien vivante, Simon Bellouard qui incarne bien une étrangeté et une inquiétude, Jacques Allaire en père sage à la sagesse convaincante. Mireille Roussel, Fargass Assandé et Sophie Richelieu, dans des rôles multiples, ont une  belle présence.
Sauts, danses,  chorégraphie hip-hop: le chœur d’acteurs qui simulent une intrusion de noirs, irradie la scène, insufflant une certaine légèreté au drame.
Et, pour ce chemin de croix épique et solitaire d’un être maudit-chacun de nous?-Pierre Baux, libre et persuasif, sait passer de la certitude au doute, jusqu’à la pitié.

Un spectacle fort et sans  compromis, qui interroge  notre conscience.

Véronique Hotte

Théâtre National de la Colline, Paris  jusqu’au 3 décembre. T : 01 44 62 52 52.
Le  roman est paru aux éditions du Seuil.

 

 

Dans le nom

Dans le nom, texte, mise en scène de Tiphaine Raffier

IMG_1782-780x520 Cela se passe à la campagne dans  la ferme d’élevage de Davy Fourest et de son oncle et parrain Vital Rançon, auquel il s’est associé depuis la mort de sa mère. Mais dans la France d’aujourd’hui,  sauf à être grand céréalier et ou éleveur de bovins par centaines, être agriculteur sans autre  revenu annexe, tient souvent de l’équilibrisme.
Et mieux vaut ne pas compter son temps, être bien organisé et équipé en excellent matériel technique, si l’on veut arriver à un certain rendement.

Au début, tout parait sourire à Davy mais, très vite, les  frictions avec son  parrain l’amèneront à diriger seul l’exploitation. Puis, comme si un sort s’acharnait sur Davy, d’inexplicables ennuis s’accumulent, risquant de mettre en péril tout son investissement. Il y a ici Ilona Fourest, la sœur de Davy, Nadine Marquet, sa petite amie, Vital Rançon, son parrain, Serge Alangue, le compagnon de Vital, un formateur L S F, et Valérie Caumartin, une voisine qui dit à Davy qu’un proche lui veut sans doute du mal et lui suggère de faire appel  à l’homme de la Croix, seule personne selon elle qui pourra l’aider.

Davy moralement épuisé, acceptera l’intervention de cet homme-ici joué par une comédienne-qui emploiera divers rituels pour enquêter et retrouver le coupable dont il faudra prononcer le nom. Elle apportera un faitout avec un cœur de bœuf, que l’on piquera de cartes  avec mention de l’identité de chaque suspect. Seule solution, dit-il, pour que Davy puisse à nouveau diriger calmement sa ferme avec succès.

Bref, on est en pleine campagne archaïque dans un monde absolument contemporain. Et sans aucun folklore. Les  dramaturges-dont Molière avec Georges Dandin, lui aussi ensorcelé d’une certaine façon par son épouse-ont toujours été attirés pour le meilleur et pour le pire, par l’univers rural. Et ici, on sent l’influence du film Profils paysans de Raymond Depardon  et surtout de Désorceler de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada qui avait suivi son fameux Les Mots, la Mort, les Sorts (1977).
  Pour Tiphaine Raphier, ce spectacle est un thriller psychologique, une enquête “où Davy et sa sœur comme les spectateurs sont priés de trouver le méchant, le coupable. Celui qui fait souffrir Davy et sa sœur, deux pauvres orphelins. C’est le but ultime de nombreuses fictions, et le fond de commerce du cinéma hollywoodien: trouver le méchant. Parce qu’il doit y en avoir un. Il doit bien avoir une cause originelle à cette souffrance. Pourtant Jeanne Favret-Saada est formelle (…) elle n’a jamais rencontré de sorciers.

Et sur le plateau, cela donne quoi? Du meilleur… et du vraiment pas très bon. D’abord une qualité évidente d’écriture: les personnages sont aussitôt crédibles-ce sont des gens que nous avons pu croiser en Aveyron ou dans le Cantal-et les scènes s’enchaînent avec facilité. Nous suivons avec plaisir cette histoire venue du fond des temps mais aussi très contemporaine.
Et Tiphaine Raphier sait camper des personnages et diriger ses comédiens: Joseph Drouet, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, David Scattolin, et Lou Valentini, issus comme elle, de l’Ecole du Théâtre du Nord, et François Godart. La metteuse en scène sait aussi se servir d’un grand plateau. Il y a de vraiment belles trouvailles comme entre autres la projection des noms des suspects ou de phrases de commentaires. Mais il y a aussi du vraiment pas très bon… Tiphaine Raphier tombe à pieds joints dans les stéréotypes à la mode: un environnement sonore de basses facile mais agressif et insupportable. Et du coup, Tiphaine Raphier en remet une couche en faisant hurler ses comédiens dotés de micros H.F.. D’où une impression par moments de bouillie sonore avec ruptures de rythme accompagnées de fumigène à gogo et  lumière noire vraiment très laide.
Et la metteuse en scène ferait mieux de faire appel à un scénographe professionnel ! Elle aurait ainsi pu nous épargner ce praticable noir avec table ronde et ces trois fauteuils design qui descend des cintres, comme si elle voulait nous montrer sa volonté de ne pas tomber dans un mauvais folklore paysan. On a aussi droit à quelques images vidéo inutiles de grande moissonneuse-batteuse en action sur un champ de blé…
 Bref, la vidéo et ses écrans- cette maladie très contagieuse du théâtre actuel a encore frappé mais heureusement, Tiphaine Raphier-méfiante?-nous a évité, comme  le font encore  ses aînés Frank Castorf, Romeo Castellucci, Guy Cassiers ou Krzysztof Warlikowski, la retransmission de grandes images et surtout les grossissements des visages des comédiens.

Et on sent la metteuse en scène plus fascinée par le pouvoir des mots  prononcés,  ou écrits et projetés avec une plus grande efficacité. Elle met en tête de son texte, cette phrase de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada: « En sorcellerie, l’acte, c’est le verbe », et elle se révèle une bonne dialoguiste et écrivaine de théâtre : «La justice avait bien fait son travail. Après le mariage, le divorce. Tout avait été coupé en deux. Un bon pré pour l’un ; un bon pré pour l’autre. Une vieille génisse contre une vieille génisse. Vital garda le rond-baller. Davy prit la bétaillère. Dorénavant, ils travailleraient séparés. Neuval-le-haut, Neuval-le-bas. En concurrence. Le parrain et le filleul. Rançon-Fourest. Deux noms séparés par deux kilomètres. Deux générations, deux époques. Deux cents ans d’agriculture ! »
Comme cette mention qui s’affiche sur l’écran: « L’Homme de la croix: 06 85 17 46 18. Paiement après résultat ». Ou comme en conclusion, ce bref commentaire: « Davy et Ilona avaient rappelé L’Homme de la croix. Ils avaient un nom: Serge Allangue ». Et ce nom s’affiche en très gros sur l’écran. Ou encore ces mots aussi projetés du faire-part final : Madame Catherine Diot, sa sœur Marjorie, Nicolas et Lou, ses neveux et nièces, Vital Rançon, son compagnon, ont la profonde tristesse de vous faire part du décès de Serge Alangue, le 21 février 2016, mort courageusement, des suites d’une longue maladie.

 Dans le nom est d’une belle intelligence théâtrale et Tiphaine Raffier connaît ce dont elle parle: « Parce que si on continue avec la politique actuelle, Davy se fera aspirer par une plus grosse exploitation, qui, à son tour, se fera manger aussi, et ainsi de suite. Ils vous divisent pour mieux régner.(…). Il dépend de la fluctuation des prix du marché. Bruxelles le maintient en vie sous respirateur artificiel. On lui octroie des primes, l’exploitation s’agrandit. Pour gérer, il doit acheter du nouveau matériel, donc emprunter aux banques, se mettre aux normes. Les papiers, les comptes à rendre, les dettes, la pression. C’est comme un cercle vicieux qui isole et appauvrit. » (…) « Le système est irrationnel. On n’enseigne même plus la biologie des sols dans les lycées agricoles. On enseigne le phytosanitaire : NPK, NPK, NPK… De toute manière, les hommes ont toujours eu le même rapport à la technique qu’à la magie ».
Malgré des erreurs évidentes, ce spectacle a de  formidables qualités. Donc, une jeune auteure et metteuse en scène à découvrir et à suivre…

Philippe du Vignal

Théâtre du Nord, Lille jusqu’au 10 novembre. T: 03 2014 24 24.
Le 15 et 16 novembre à la Scène nationale d’Alençon.
Les 24, 25 et 26 janvier, au Théâtre de la Criée à Marseille. Le 29 avril, lecture, à la Scène du Musée du Louvre à Lens.

 

Caida del Cielo

Caida del Cielo, chorégraphie de Rocio Molina, mise en scène de Carlos Marquerie

 

IMG.3669Artiste associée au Théâtre National de la Danse de Chaillot, Rocio Molina se libère totalement sur scène pendant une heure vingt. Entourée de quatre musiciens et d’un chanteur, elle nous emporte dans un délire expressionniste.
Cette danseuse de flamenco atypique, dont le corps ne correspond pas aux canons des défilés de mode, surprend par une présence physique et une sensualité agressive. Avec des impulsions et ruptures de rythme  pouvant apparaître ici comme des improvisations mais qui sont en fait, très maîtrisées.

 D’abord seule, en silence, vêtue d’une longue robe blanche de flamenco, elle nous surprend par la des mouvements lents et délicats, souvent au sol. Après un changement de costume, elle est nue quelques instants, puis son corps  s’éveille à la danse, quand entrent les musiciens.Son flamenco déstructuré exprime une énergie communicative, et chacun de ses nouveaux costumes induit une séquence dansée : en  habit de toréador à gilet doré, elle se  jette au sol avec violence ; en body blanc, elle danse, un sachet de chips collé au sexe, puis, en bikini noir sous une robe de chambre dorée, elle  manipule un bâton entre ses jambes!

Cette performance, nourrie de gestes sexuellement provocants, se poursuit  avec une séquence très esthétique : elle trempe d’abord sa longue jupe plastifiée dans de la peinture ocre rouge, puis dessine des mouvements sur le sol qu’une vidéo relaye sur un écran en fond de scène.
Après s’être lavé les pieds, dans une posture quasi-religieuse, elle entame une partie de flamenco plus classique. Dionysos est de retour, quand la danseuse déguste, grain à grain, des grappes de raisin offertes par ses partenaires.

La dernière partie du spectacle présente quelques longueurs, malgré un excellent travail de lumières et une belle occupation de l’espace. Mais cette artiste singulière est à découvrir.

 

Jean Couturier

Théâtre National de la Danse de Chaillot, salle Jean Vilar jusqu’au 11 novembre.

www.theatre-chaillot.fr                            

Le Cid de Pierre Corneille, mise en scène de Jean-Philippe Daguerre

 

Le  Cid de Pierre Corneille, mise en scène de Jean-Philippe Daguerre

Cette pièce de cape et d’épée- une tragi-comédie, ce que l’on oublie trop souvent- n’a pas pris une ride dans cette réalisation. Jean-Philippe Daguerre: ses mises en scène ont déjà été accueillies dans des théâtres privés comme Le Bourgeois Gentilhomme, Le Médecin malgré lui, le Malade Imaginaire et L’Avare au Théâtre Michel, Les Fourberies de Scapin au Théâtre Saint-Georges et Cyrano de Bergerac au Ranelagh !

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Accompagnés par deux  musiciens au violon, alto, accordéon, guitare, cajon et harmonica, les  dix  comédiens ont une énergie salutaire pour retracer les amours contrariées par la dette d’honneur de Rodrigue, contraint de tuer le père de Chimène, qui a giflé le sien. Les jeunes gens,  très amoureux l’un de l’autre, sont désespérés par les règles d’honneur de l’époque. Chimène (Charlotte Matzneff) doit alors venger son père, en réclamant la mort de celui qu’elle aime.
Les alexandrins, tant de fois étudiés au collège, ressurgissent du fond de notre mémoire, comme le fameux  récit de la bataille menée par Rodrigue contre les Maures.

Il y a dans ce spectacle une belle maîtrise des combats, grâce au maître d’armes Christophe Mie, ancien membre de l’équipe de France de sabre. Mais aussi une grande présence des acteurs qui se donnent à fond… avec un sens évident de la troupe.

Edith Rappoport

Théâtre du Ranelagh,  5, rue des Vignes, Paris XVI ème. T: 01 42 88 64 44.

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La Nuit où le jour s’est levé

La Nuit où le jour s’est levé, texte de Sylvain Levey, Magali Mougel et Catherine Verlaguet, mise en scène d’Olivier Letellier

(C) Christophe Raynaud de Lage

(C) Christophe Raynaud de Lage

La dernière création collective de cet artiste associé au Théâtre National de la danse de Chaillot, actuellement en travaux, est présentée hors-les-murs au Théâtre des Abbesses. Ses auteurs ont accompli un travail passionnant de narration, claire et précise, et on se laisse embarquer sans effort, dans une aventure pleine de rêves et de cauchemars, une épopée d’abord ténébreuse mais qui prendra peu à peu la lumière du soleil et les couleurs d’un avenir radieux.
Entre-temps, cette expérience existentielle aura été nourrie de difficultés pratiques et juridiques, de souffrances à surmonter avec obstination, pour atteindre une vérité intérieure.

Suzanne, une jeune française partie découvrir le Brésil, devient bénévole dans une maternité gérée par un couvent où elle adopte un nouveau-né abandonné par sa mère. Mais ce ne sera pas chose facile pour elle, de ramener en France le petit Tiago; administration et police brésilienne veillent…
De même, la traversée entre l’Espagne et le Portugal est épique, dans le froid et sous la neige qui tombe, et là aussi la police rôde. Heureusement, des gens bienveillants aideront  à l’accomplissement du voyage.

 Clément Bertani, Jérôme Fauvel et Théo Touvet se font les conteurs, mais aussi  les interprètes de cette initiation magnifique: un trio efficace pour la rencontre entre la mère et l’enfant, leur odyssée commune, les secours providentiels. La manipulation de Cyr, un cerceau à taille humaine par le comédien circassien Léo Touvet et par les deux autres acteurs, installe le spectacle entre théâtre et cirque : une illumination scénique d’un engagement, d’après une histoire vraie.

 Dans une scénographie sobre d’Amandine Livet et sous les lumières de Sébastien Revel, le spectacle possède un onirisme subtil, comme celui d’une sorte de caverne maternelle, à la fois sombre et lumineuse, et joue du théâtre d’ombres et des formes enivrantes de la roue Cyr.
Courbes, cercles, rondeurs, souplesse des accessoires signifient l’espace protégé du couvent au milieu d’une nuit inhospitalière, le désert brésilien où l’on se sent minuscule, en voyant passer  des bus inconnus, ou encore les montagnes d’Espagne. Et le public est subjugué par les élans chorégraphiés des interprètes qui incarnent à tour de rôle la jeune femme.

Douceur de la gestuelle, souplesse des mouvements: parfois, les  comédiens dansent presque, et se haussent pour tutoyer le firmament, ou étendent leurs bras alentour comme pour embrasser la terre.

Comment devient-on parent? Pas toujours facile d’être mère… ni d’être soi, et les comédiens interprètent admirablement l’histoire de cette Suzanne, entourée d’hommes empêcheurs de tourner en rond, à part son frère qui lui téléphone souvent, grâce à un accessoire inattendu mais porteur de lumière modeste : un lampadaire.
Des mains qui se serrent et se conjuguent sous une douche de lumière pour une image de partage, d’humanité et de générosité, telles sont les valeurs gagnantes de l’aventure décrite, belle et seule conquête de l’apprentissage de la vie…

 Véronique Hotte

Théâtre des Abbesses, rue des Abbesses, Paris XVIII ème. Tout public à partir de dix ans. jusqu’au 10 novembre. T : 01 42 74 22 77

Outrages L’Ornière du reflux

Outrages L’Ornière du reflux, écriture et mise en scène de Pierre-Yves Chapalain

 11-02Ou311Depuis l’art antique grec jusqu’à la littérature des Modernistes occidentaux et hispano-américains, le Centaure, exceptionnel homme-cheval, reste une figure mythique de la rencontre et du conflit, icône altière, entre puissance vitale et sagesse méditative, force et pensée, impulsions et raison, instinct et sentiments. «Ses pieds le rivent au sol : sa tête se dresse, libre, dans le ciel »dit le poète nicaraguayen Rubén Dario,  (1867-1916).
Ainsi vivent les hommes, hier comme aujourd’hui, et Pierre-Yves Chapalain cite ces phrases de Jorges-Luis Borges :«La plus populaire des fables où les Centaures figurent est celle de leur combat avec les Lapithes, qui les avaient conviés à une noce. Pour les hôtes, le vin était une chose nouvelle ; à la moitié du festin, un Centaure ivre outragea la fiancée et commença, renversant les tables, cette fameuse centauromachie… »

Dans la dernière partie d’Outrages, on installe de longues tables, en prévision d’une fête conviviale et bruyante qui se prépare pour la signature du testament d’Edmond qui lègue sa fortune à Mathilde, devenue son héritière inattendue. Mais ces tables seront renversées et mises à sac. Les parents ont été outragés de longue date par Edmond, un voisin malfaisant : médisances, accusations criminelles, mauvais sort jeté sur les bêtes de ces  fermiers dont l’homme est porté sur les bonnes bouteilles, et qui pourrait revêtir l’allure du Centaure (Jean-Louis Coulloc’h hypocondriaque).
Ivresse collective lors de ces agapes: le couple rural jouera les assassins  à la Macbeth, le sang en moins : la mère vindicative exige réparation des outrages subis, et se venge en récupérant ce pactole inattendu, avant d’empoisonner le vin du donateur. «Une ordure, ça crève pas », dit-elle, il faut donc aider la Nature. »

Edmond -un personnage non visible, triste fils bâtard de Gloucester au cœur et aux ambitions douteuses dans Le Roi Lear- serait bien le véritable Centaure d’Outrages, d’autant qu’il est souvent  fait allusion à son rajeunissement, grâce à des manipulations biotechnologiques -une résistance aux outrages du temps- qui concernent aussi celui qui outrage. « La force de son attraction vient de la puissance de ses mots, de sa voix, de sa présence », apprend-on. La jeune fille en est amoureuse mais nous ne verrons jamais Saïd, son compagnon qui travaille aux champs.

L’amour ne vient-il transfigurer la vieille histoire de haine initiale ? Une façon de se ressaisir d’un présent qui échappe toujours… Le monde ici décrit relève de l’onirisme et de l’imaginaire, de rêveries profondes ancestrales, de traditions populaires et de la magie du terroir, répondant à l’appel ineffable de l’au-delà, de l’irréel ou du surréel qu’incarne le «trou noir» évoqué chez le père: fragilité de l’oubli et perte de conscience indéfinissable.
L’univers poétique de Pierre-Yves Chapalain est celui des champs, bois et hameaux où sont élevées les bêtes de ferme, et de l’amie d’enfance de Mathilde qui a pour habitude de manger de la terre ou d’en cracher. Mais l’aimant de la mer puissante,  avec sa plage et ses marées,  reste bien présent.
Même si Mathilde ne sait guère nager, elle aime faire un tour de barque à marée montante, pareille aux passeurs de morts qui, d’un rivage à l’autre, vont de la vie à l’au-delà. Elle rejette la modernisation à outrance du travail agraire et la perte des forces naturelles puissantes : «Les plateformes de commercialisation du blé, dit-elle, les usines en cylindre, l’accélérateur de particules de farine, j’en ai pas besoin…»

 Mariusz Grygielewicz a  créé une rêveuse et sensuelle chambre de Mathilde, avec une armoire penchée, et un luminaire de guingois, un lit de jeune fille de travers, et, au sol, un tapis de vêtements quotidiens-fresque de toutes les couleurs du monde; tout en parlant, la mère s’efforce de ranger ce linge, le plie puis le laisse retomber. Mais ce tapis se métamorphose en vagues bleues, quand Mathilde part faire un tour mélancolique sur sa barque.
À jardin, une baignoire où se détend la jeune fille, avant  qu’on n’y mette des bouteilles de vin pour qu’elles gardent leur fraîcheur.  En fond de scène, une pièce fermée d’où surgissent les parents quand ils rendent visite à leur fille. Sur le devant de la scène, un parquet de danse.

La poésie du spectacle tient avant tout aux images, et au verbe, entre parler paysan et tournures choisies, qui mêle aussi expressions populaires et réalistes à des envolées poétiques. Suggérant,  par exemple, un bonheur idéal qui puisse n’avoir ni limite ni cadre, avec des images renouvelées de rêves. Ainsi parle Mathilde, envahie par le questionnement intérieur de son mal-être : «J’dors encore moins que moins ! Si bien que les rêves que j’aurais dû faire la nuit sortent le jour et la nuit le sommeil est tué par des braises sur le lit. »
Ce discours indirect libre en prose poétique -entre sincérité, sentiment vécu et humour de paroles facétieuses- n’existerait pas sans la qualité exceptionnelle de comédiens habités : Jean-Louis Coulloc’h  d’abord, mais aussi la tendre Julie Lesgages (Mathilde),  (Kahena Saïghi) son amie délicate, Ludovic Le Lez (l’avocat roublard) et Yann Richard. L’espiègle Catherine Vinatier (la mère activiste) mène la troupe, tambour battant : «C’est une chance ce testament ! Il faut agir ! J’en ai ma claque de toute cette boue/ce purin dans lequel on a toujours cherché à me maintenir. Je suis ligotée dans les ronces au fond d’un puits. Je veux respirer, sortir la tête de la fosse, de ce cratère puant… »

 Véronique Hotte

Théâtre L’Échangeur à Bagnolet (Hauts-de-Seine),  jusqu’au 10 novembre. T: 01 43 62 71 20.
 Le texte de la pièce est édité aux Solitaires Intempestifs.

 

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