Journées Théâtrales de Carthage 2016

Journées Théâtrales de Carthage 2016


Jalila Bacca
r, portrait d’une comédienne citoyenne

 portrait jalilaIl semble de mise, aux Journées Théâtrales de Carthage, de rendre hommage à des personnalités du spectacle (voir Le Théâtre du Blog). «En Tunisie, on ne présente plus Jalila Baccar, comédienne,dramaturge et écrivaine , précise l’animateur de la rencontre, au public rassemblé ce matin-là au théâtre Le Quatrième Art. Longtemps, cette seule femme dans un univers de créateurs masculins défraya la chronique, quand, vers  les années soixante-dix, elle se montra en petite tenue dans La Noce. »

Nous l’avons vue jouer dernièrement dans Violence(s) voir Le Théâtre du Blog), écrit pour la compagnie Familia qu’elle a fondée avec Fadhel Jaïbi. Jalila Baccar est un nom  qu’on ne peut dissocier de celui de son compagnon,  le directeur du Théâtre National de Tunis. Cette femme, au regard vert pétillant, se définit elle-même comme  « citoyenne comédienne ». Engagée pour les libertés, elle a réussi à défier les différents régimes de son pays, «bien que le théâtre soit le seul forum soumis à la censure», comme l’écrit  le dramaturge et essayiste américain Marvin Carlson qui lui a consacré un livre.

Rencontrée à la suite de cet hommage émouvant rendus par plusieurs témoins, elle nous a réaffirmé l’engagement qui fut et reste le sien, plus que jamais, malgré la censure: «Avant la révolution de 2011, il fallait un visa d’exploitation délivré par une  commission qui visionnait le spectacle quinze jours avant la première, dit-elle. Sous Ben Ali, curieusement, on pouvait aller jouer à l’étranger mais impossible de faire une tournée dans le pays, les préfets de région exerçant leur veto! Maintenant, c’est fini, mais il existe une censure morale et religieuse, qui pousse les artistes à s’autocensurer. Leur statut est en danger. »

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Jalila Baccar dans « Violence(s) »

Son écriture varie selon les projets : À la recherche d’Aïda  qu’elle a jouée sous la direction de Fadhel Jaïbi, s’inspirait du livre d’une psychothérapeute qui soignait une jeune schizophrène. La pièce préexistait  à la mise en scène. Mais, la plupart du temps, elle écrit à partir d’une trame qu’elle adapte ensuite au plateau. Araberlin, sa première pièce traduite en français, a, par exemple, a été composée sur mesure pour une équipe allemande à partir d’un synopsis préalable. Elle travaille beaucoup sur l’oralité et les dialectes tunisiens, en inventant une langue particulière pour chacun des personnages.
Mais ses textes ont été interprétés par les compagnies d’autres pays, depuis qu’ils sont édités et traduits, comme Junun et Araberlin, aux Editions Théâtrales, et À  la recherche d’Aīda aux Solitaires Intempestifs. Marvin Carlson a fait paraître un recueil de ses pièces aux Etats-Unis.  

Comme tant d’écrivains, sismographe d’une société en pleine mutation, elle aborde les problématiques à travers des fictions.  Sous sa plume, elle ne brandit ni étendard ni slogan, pas plus qu’elle ne traite de l’actualité brûlante : un art qui, pour elle, relève des photographes et des journalistes.

 Laissons le  mot de la fin  au critique d’art  libanais Paul Chaoul présent lors de cet hommage :  « Seule la poésie peut définir cette dame-tempête à des instants intempestifs qu’elle renouvelle à chaque fois. »

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Jalila Baccar et Paul Chaoul

 Mireille Davidovici

 Dix-septième édition des Journées Théâtrales de Carthage Tunis, novembre 2016.


 


Archive pour 2 décembre, 2016

Des arbres à abattre

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Des Arbres à abattre de Thomas Bernhard, d’après la traduction de Monika Muskala, adaptation et mise en scène de Krystian Lupa (en polonais surtitré)

Le metteur en scène n’a cessé de travailler sur l’œuvre de Thomas Bernhard (1931-1989) qui a été, toute sa vie, obsédé par la quête solitaire des véritables artistes mais aussi par le mensonge existentiel. “Si Thomas Bernhard s’était affranchi de ceux qui, autrefois, l’avaient initié à l’art, dit-il, il continuait à rester empêtré dans un conflit d’idées et de valeurs artistiques. Son excitation était sa principale raison d’exister. C’est à la fois cette excitation et cette irritation qui m’ont ramené à Thomas Bernhard: dans le contexte politique actuel de mon pays, ce qui se passe aujourd’hui dans la culture résonne douloureusement avec son texte.
 Des Arbres à abattre est une charge violente contre les milieux culturels autrichiens, ce qui a provoqué un procès très célèbre. Le plus actuel dans ce texte est la dénonciation cinglante des pièges qui résident dans les relations entre les mondes artistique et politique et les mécanismes de la consommation de masse. (…) C’est aussi l’impitoyable montée de la trahison de soi, la perte des idéaux artistiques, et surtout de l’intransigeance comme socle de la condition artistique. (…) C’est une attaque pleine de rage contre nos proches du passé, ceux qui ont fraternisé avec la communauté artistique, qui y ont adhéré, et qui ont succombé à cette trahison. Ce sujet me semble cent fois plus actuel aujourd’hui qu’il y a trente ans. »

Dans ce roman publié en 1984, un écrivain d’une cinquantaine d’années qui souffre d’une pathologie pulmonaire-un alter ego de Thomas Bernhard- apprend le suicide par pendaison de Joanna, une amie de jeunesse qu’il avait perdue de vue depuis longtemps. Il accepte mais sans bien comprendre pourquoi, une invitation à un dîner mondain en l’honneur de Joanna qui, en fait, avait été organisé de longue date, en l’honneur d’un vieux comédien du Burgtheater, le théâtre officiel de Vienne.
Presque aussitôt après sa sortie en Autriche, en 1984, le texte est interdit et saisi, à la suite d’un procès intenté à son auteur par le compositeur Gerhard Lampersberg qui s’était reconnu dans le personnage d’Auersberger, le très prétentieux successeur d’Arnold Schönberg comme il se définit,  qui offre ce dîner. Thomas Bernhard,  de façon perverse savait que ses lecteurs feraient le lien puisqu’il avait été, il y a longtemps l’ami des Lampersberg qu’il avait ensuite perdus de vue. Comme lui, l’ami de Joanna a fréquenté les Auersberger, avant de rompre avec eux, sans explication, pour se consacrer à son travail artistique, quand il a pris conscience que ce milieu mondain n’avait aucun intérêt pour lui.

Le vieux comédien arrive très en retard,  à ce dîner qui tournera vite  au jeu de massacre et qui va atteindre des sommets d’hypocrisie : tous ces grands bourgeois qui se sont connus autrefois et peut-être même aimés, n’ont plus rien à se dire que des banalités. Très polis, ils font semblant un moment mais il n’y a pas l’ombre d’une générosité chez ces pantins mélancoliques et vieillissants. Et ces retrouvailles qui sonnent faux, n’auraient jamais dû avoir lieu, et bien entendu, ils ne se reverront jamais. Quant au vieux comédien, incorrigible cabotin, il ne parlera que de lui : de sa solitude assumée, de ses angoisses d’acteur et de la formidable expérience de son métier selon lui! Et il méprise les autres acteurs qui n’ont pas sa célébrité… jusqu’à provoquer l’exaspération  de tous les invités, voire la colère de certains.

Tout cela, Thomas Bernhard le dit avec un humour ravageur, voire même avec une cruauté qu’il savoure. Trente après, ce texte, une méditation sur le mensonge social et moins connue que son théâtre, a la même force et n’a pas pris une ride. Et Krystian Lupa, si on oublie certains ajouts de sa main, peu utiles, est fidèle à la pensée de l’écrivain autrichien qu’il connaît, on le sent, magnifiquement bien. Il a su, dans son adaptation, tricoter au plus serré, dialogues, longs monologues intérieurs, accompagnés dans la première partie par le chant étrange de Klaus Nomi -un choix remarquable!-, et ensuite par Le Boléro de Maurice Ravel. “Je l’ai moi-même toujours aimé, écrit l’auteur, et la Joana le jouait toujours dans son studio de mouvement, comme cela s’appelait, quand elle travaillait avec ses élèves les plus doués. Le Boléro était en fin de compte la musique d’après laquelle elle orientait tout son art du mouvement, pensais-je en l’écoutant, les yeux fermés. Comme c’est bon, de temps à autre, de faire du sentiment, pensai-je, et je n’avais pas la moindre difficulté à voir maintenant la Joana, l’artiste du mouvement qui a eu absolument tout pour être heureuse et qui a finalement quand même seulement été malheureuse. »

On retrouve ici dans la mise en scène de Krystian Lupa cette vérité des personnages  de Thomas Bernhard dûe à un lien évident avec sa vie personnelle que l’on sent poindre dans ce roman : il avait rencontré Fritz Riedl, sculpteur et Joana Thul sa femme, une peintre dont il était sans doute l’amant,  ici la Joana et le Fritz du roman.
Mais comme l’écrivain autrichien qui détestait les Autrichiens, il se considère lucidement aussi comme un membre de cette tribu qu’il exècre :«Je suis encore plus ordinaire et veule que les Auersberger et ils t’ont bien eu avec leur invitation que tu t’es empressé d’accepter.»
« J’avais une consolation: je n’étais pas seul à me maudire d’être venu, d’avoir commis cette bêtise, d’avoir eu cette faiblesse, les époux Auersberger, de leur côté, se maudissaient de m’avoir invité. Mais à présent, j’étais là, on ne pouvait rien y changer. »

Dans cette remarquable mise en scène, le metteur en scène polonais dirige, de main de maître, tous ses dix comédiens et l’on sent qu’il y a eu un long processus de construction de leurs personnages, sans doute difficile, quand il faut créer une unité entre eux.  Mais aussi ce tempo assez lent qui est un peu la marque de fabrique de ses réalisations. Tempo des plus fascinants une fois que l’on est entré dedans,et qu’on retrouve chez son ex-élève, Krystof Warlikowski dans Les Français (voir Le Théâtre du Blog). Sans que cela provoque un quelconque ennui. Du grand art.

Il faut aussi souligner la parfaite maîtrise de l’espace qui va, bien entendu, avec celle d’un texte avec le quel il serait parfois tentant pour un comédien d’en faire trop mais Krystina Lupa veille au grain: « Le monologue intérieur éloigne l’acteur du texte écrit, mais dans ce processus d’approches successives de ce texte écrit, c’est comme s’il élargissait le paysage (…) en lui permettant de découvrir des gestes qui ne se trouvent pas dans l’approche du texte

Tous les interprètes sont vraiment de premier ordre : en particulier Jan Frycz (le comédien), Wojciech Ziemiański (Auersberger) et Marta Zięba (Joana). Quelle précision et quelle intelligence dans dans le jeu ! A  la seconde même où ils entrent en scène, les acteurs deviennent les personnages de ce roman, immédiatement crédibles, jusque dans les petits rôles, comme cette étonnante vieille bonne qui sert à table, plus vraie que nature, dans sa maladresse et son côté grognon. Jusque dans les moindres gestes et sans aucun hyperréalisme, tout ici sonne juste. Chapeau! Kristian Lupa  a étudié les arts graphiques à l’Académie des Beaux-arts de Cracovie (où Tadeusz Kantor enseigna aussi quelque temps). Et cela se voit. Il signe aussi des lumières et une scénographie remarquables de vérité et de poésie : une sorte de cube aux grandes vitres et pivotant, qui devient tour à tour une petite chambre d’artiste en désordre, aux étagères couvertes de livres puis  grand salon confortable aux gros fauteuils de cuir à capitons.

Et la vidéo, pour une fois au théâtre, prolonge l’action sur scène, avec ces magnifiques images d’enterrement en noir et blanc qui rappellent celles de ce film-culte qu’est Farrebique de Georges Rouquier. Simple, rigoureux et très efficace pour dire la solitude d’une artiste ou l’enfermement de ces grands bourgeois autrichiens qui trompent leur ennui en fumant et en buvant et qui, en proie à un mal-être pathétique, font semblant d’avoir des relations amicales, alors qu’ils se haïssent cordialement.

Au chapitre des réserves:  Des Arbres à abattre aurait mérité quelques coupes dans la seconde partie, beaucoup trop longue et qui a fait fuir quelques spectateurs; et l’emploi constant des micros H F qui uniformisent les voix, provoque donc une certaine lassitude.  Surtout quand le regard doit se balader entre la scène et un surtitrage (même très bien fait).
Attention, mieux vaut ne pas avoir une longue journée de travail derrière soi mais même trop long,  quel étonnant spectacle qui restera un des meilleurs de Krystian Lupa.

Aux saluts, les acteurs, avec une grande dignité, ont simplement mis un morceau de scotch noir collant sur leur bouche pour exprimer les difficultés du théâtre polonais, victime d’une sévère censure « dans le contexte politique actuel ». Le prochain spectacle de Krystian Lupa a dû ainsi être ajourné au Théâtre Polski de Wroclaw.Ils  dénoncent le manque d’expérience à la direction d’un théâtre, de Cezary Morawski, un acteur très catholique, surtout connu par un rôle dans un « soap-opéra » télévisé à succès,  il y a vingt ans ! Ce qui  a suscité une forte mobilisation sans précédent des milieux de la Culture. Les artistes et employés du Théâtre Polski ont en effet reçu le soutien de plus d’une dizaine de théâtres de leur pays et ont l’intention de maintenir leur occupation de la scène, s’il ne démissionne pas.
Vous pouvez signer la pétition : www.change.org/u/642647660

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris 6ème, jusqu’au  11 décembre. T: 01 44 85 40 40.

D’autres pièces de Thomas Bernhard mises en scène par Krystian Lupa, Place des Héros (en lituanien surtitré/4 heures) seront jouées en décembre à Paris, la première au Théâtre de la Colline, et la seconde,  Déjeuner chez Wittgenstein, au Théâtre des Abbesses.

A noter : Krystian Lupa et le bonheur créatif, entretien avec le metteur en scène et son dramaturge Piotr Grusczynnski, à l’occasion de la sortie d’Utopia lettre aux acteurs  (Livre paru aux éditions Actes Sud), demain samedi 4 décembre au Théâtre de l’Odéon. Prix: 10 €

A lire: les Entretiens réalisés par Jean-Pierre Thibaudat, avec la collaboration de Béatrice Picon-Vallin, Ewa Pawlikowska et Michel Lisowski, Actes Sud-Papiers/CNSAD, 2004.
Et aussi les Entretiens: Mort aux Maîtres dans le n°50-51, mars 2011 et Utopie et alchimie dans le n°6, avril 1997 de la revue UBU, Scènes d’Europe.

 

 

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