Une Femme à Berlin

Une Femme à Berlin  (Journal 20 avril-22 juin 1945) de Marta Hillers, d’après la traduction française de Françoise Wuilmart, adaptation à la scène de Jean-Marc Dalpé, mise en scène de Brigitte Haentjens

unefemmeaberlin_9__largeLa notion d’abjection (Julia Kristeva) trouve son apogée dans le monde reconstitué par Marta Hillers dont l’identité ne fut révélée qu’en 2001, bien après la première parution de son Journal, en anglais (1954). Passé sous silence dans l’Allemagne de l’après-guerre, ce Journal fut enfin traduit en allemand en 2002.

  La traduction française, préfacée par le poète  allemand Hans Magnus Ensensberger, sert de point de départ à une collaboration entre l’auteur dramatique canadien Jean-Marc Dalpé, et Brigitte Haentjens dont la création dramatique s’est toujours nourrie d’histoires de femmes tourmentées : Malina, inspirée de l’œuvre d’Ingeborg Bachmann, (2000), Mademoiselle Julie d’August Strindberg (2001),  Médée-Matériau d’Heiner Muller (2004),  ou encore La Cloche de verre  de Sylvia Plath (2004)..
Le texte fut
adapté par Jean-Marc Dalpé et travaillé collectivement par la metteuse en scène et ses quatre comédiennes, est devenu un quatuor de la mort, une manière de mettre en relief  la musicalité de cette langue et les diverses tonalités du personnage.

Pour clarifier le spectacle, il s’agit d’une histoire vécue par l’auteur, qui se déroule pendant les trois derniers mois de la seconde guerre mondiale. La protagoniste assiste à la destruction de Berlin et à l’arrivée de  l’armée russe qui va occuper une partie de la ville.
 Marta Hillers s’abrite dans la cave d’une vieil immeuble où elle organise sa vie en vase clos et ce lieu coupé du monde est devenu un espace aux rituels grotesques menés par les vainqueurs russes. Des soldats crasseux, affamés de relations sexuelles, puant l’urine  et l’odeur des chevaux, possèdent tous les corps féminins qui leur tombent sous la main dans ce lieu de festins arrosés de schnaps et de vodka qui feront vomir l’auteur.
Elle sera victime  de viols collectifs et autres humiliations violentes.  Mais très vite,  elle se fâche, refuse le statut de celle qui doit subir, sort de sa passivité et se voue à une résistance plus active.
Elle part à la recherche d’êtres moins écœurants, avec l’envie d’attirer des lieutenants et  capitaines, supérieurs à cette masse de ces soldats crasseux: des loups capables de tenir les  fauves puants à l’écart.
Ainsi, cette femme jouée ici  par quatre comédiennes, évoque  des moments de plaisir pour faire passer l’horreur de cet  esclavage. Les Russes semblent touchés par les efforts qu’elle fait pour parler leur langue mais il lui faut tout de même avouer le «plaisir» de ces moments, pour ne pas se retrouver face à ce corps, le sien, réduit  à un objet usé, sali, humilié, voué à une existence pire que l’esclavage. Les propos rejoignent souvent les difficultés subies de nos jours par des femmes et sur lesquelles la mise en scène attire notre attention.

Le scénario respecte l’absence  de sensiblerie qui caractérise le récit de la narratrice,  avec un  regard presque clinique posé sur cette vie dans les ruines de la vielle ville. Grâce à ce témoignage pénible mais fascinant, les monologues tragiques, par moment inspirés d’Eschyle, révèlent à la fois une rage retenue, quand tout un défilé de Russes et d’Allemands passe dans différents appartements.
Les quatre voix scéniques de ces femmes soumises aux horreurs de la guerre, et aux bruits assourdissants qui font craquer l’immeuble, incarnent la destruction du monde et la fin d’un univers. Mais une simple lecture du texte nous aurait sans doute procuré une expérience moins dramatique et plus authentique.

 Cet hyperréalisme grotesque d’un paysage peuplé de morts, où les ombres se déplacent dans un épais brouillard, est surtout un excellent spectacle visuel. Mais sans doute pas vraiment nécessaire pour rendre cette souffrance, dénoncer ces actes insupportables, et faire ressentir ce que cette femme a vécu?
La lecture de ces 387 pages lucides et presque glaciales, donnerait sans doute  à un lecteur qui traverse seul le livre, des impressions beaucoup plus fortes. Des vrombissements d’avions et de machines, figures obscures plongées dans le brouillard qui écrasent les comédiennes, avec des ombres cauchemardesques projetées sur le fond de scène, des comédiens qui adoptent un jeu hyperréaliste et qui miment les rencontres sexuelles: tout cela  nous a paru presque superflu, par rapport aux paroles proférées par celle qui a vécu cette horrible expérience. Il faut lire le texte, c’est tout!
Et autant on aime le travail collectif de la troupe et le projet de la metteuse en scène, autant l’essentiel du propos est noyé dans un travail qui veut trop démontrer.

Alvina Ruprecht

 Le spectacle a été joué au théâtre français du Centre national des Arts  à Ottawa  du 30 novembre  au 3 décembre.


Archive pour 4 décembre, 2016

Et tâchons d’épuiser la mort dans un baiser

Et tâchons d’épuiser la mort dans un baiser, d’après la correspondance de Claude Debussy, conception et mise en scène de Marc Lainé

 

2016-MDT-epuiserLa-nuit-baiserCe spectacle musical, créé à partir d’extraits de la correspondance de Claude Debussy,  comprend aussi quelques mélodies de son opéra inachevé La Chute de la maison Usher, pour un pianiste, deux chanteurs et un acteur: Pauline Sikirdji ou Clémentine Bourgoin, Jean-Gabriel Saint-Martin ou Laurent Deleuil, Nicolas Royez, et Thomas Jubert.

 Ces lettres couvrent la dizaine d’années qui ont précédé sa mort et traduisent l’obsession de Claude Debussy devant les affres de la création musicale et d’une maladie qui, diagnostiquée en 1910, le pousse à s’identifier à Roderick Usher, héros tourmenté par une mélancolie envahissante et déchiré par un impossible amour, dans  La Chute de la maison Usher, nouvelle fantastique d’Edgar Allan Poe (1839), traduite en français, comme la plupart de ses contes, par Charles Baudelaire.
L’amour de Claude Debussy pour sa femme Emma, chanteuse accomplie, le renvoie douloureusement à la passion de Roderick pour sa sœur Madeline qui souffre de transes cataleptiques. Persuadé que les murs de la maison, pourvus d’un sens maléfique sont capables de l’emmurer…

Claude Debussy partage en fait avec Roderick Usher une hyper-acuité des sens et une profonde anxiété. Il en témoigne, comme des  tourments de la création,  dans sa correspondance: il voulait toujours écrire la musique de demain et s’aperçoit ensuite que c’est de la musique d’hier ! Mais il partage aussi la souffrance physique de ses personnages, lui dont la maladie «met les nerfs en triolet »

« Tous ces derniers jours, j’ai beaucoup travaillé à La Chute de la maison Usher… C’est un excellent moyen d’affermir les nerfs contre toute espèce de terreur ; tout de même, il y a des moments où je perds le sentiment exact des choses environnantes ; et si la sœur de Roderick Usher entrait chez moi, je n’en serais pas extrêmement surpris, écrit-il à l’éditeur Jacques Durand, le18 juin 1908.

 Mise en scène, montage de textes et scénographie rendent compte de la parenté profonde  de Claude Debussy avec les symbolistes. Le texte de la correspondance alterne avec les passages chantés de l’opéra et les mélodies écrites pour les poèmes de Baudelaire, Recueillement  et de Verlaine, Colloque sentimental. Pour le compositeur, sa musique jetait un pont avec les autres arts; et la mise en scène comme le montage textuel et musical de Marc Lainé restitue quelque chose de cette ambition.

Heureux va-et-vient entre les passages les plus savoureux et/ou les plus lyriques de cette correspondance, les poèmes et la musique. Il faut savoir gré au pianiste et aux deux chanteurs de délivrer la vibrante émotion de cette musique, tout en assumant la présence et le jeu de comédiens.
 Thomas Jubert, issu de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, est à la hauteur de l’exigence requise pour endosser le rôle d’un Debussy souffrant, cheminant d’angoisse en désespoir. Ses lettres le montrent, tour à tour plein de tendresse pour sa femme Emma et leur fille Chouchou, travaillé par le désarroi de cette musique révolutionnaire qui naît de son esprit fiévreux, mais révolté aussi par l’incompréhension du public hermétique à ses souffrances comme à ses audaces : « On s’obstine autour de moi à ne pas comprendre que je n’ai jamais pu vivre dans la réalité des choses et des gens, écrit-il en 1910 à Jacques Durand, d’où ce besoin invincible d’échapper à moi-même dans des aventures qui paraissent inexplicables… »

 Avec le choix d’une scénographie minimale : juste un praticable, faisant office de lit, de table, et d’estrade, qui renforce l’intensité du drame. Mais cette petite forme intimiste pour une jauge restreinte, dégage une grande puissance d’émotion…

Michèle Bigot

 

Le spectacle, créé à la Comédie de Saint-Etienne en 2015, fait l’objet d’une reprise à la Comédie de Valence, en décembre.

 

Et tâchons d’épuiser la mort dans un baiser

 

Et tâchons d’épuiser la mort dans un baiser, correspondance de Claude Debussy, conception et mise en scène de Marc Lainé

Ce spectacle musical a été créé à partir des extraits de la correspondance de Claude Debussy, mêlés à quelques mélodies  de son opéra inachevé La Chute de la maison Usher, pour un pianiste, deux chanteurs et un acteur: Pauline Sikirdji ou Clémentine Bourgoin, Jean-Gabriel Saint-Martin ou Laurent Deleuil, Nicolas Royez et Thomas Jubert.

 Les extraits de cette correspondance couvrent la dizaine d’années qui ont précédé la mort de Claude Debussy, traduisent son angoisse des affres de la création musicale et d’une maladie qui, diagnostiquée en 1910, le poussait à s’identifier à Roderick Usher. Tourmenté par une mélancolie envahissante, et déchiré par un impossible amour, tel était ce personnage de La Chute de la maison Usher (The Fall of the House of Usher) , une nouvelle fantastique d’Edgar Allan Poe,  parue en 1839, traduite en français, comme la plupart de ses contes, par Charles Baudelaire. L’amour de Claude Debussy pour sa femme Emma, chanteuse accomplie, le renvoie douloureusement à la passion qu’avait Roderick, pour sa sœur Madeline qui souffre de transes cataleptiques. Persuadé que les murs de la maison, pourvus d’un sens maléfique sont capables de l’emmurer.

Claude Debussy partage avec son héros une hyper-acuité des sens et une profonde anxiété. Il en témoigne, comme des  tourments de la création,  dans sa correspondance: il voulait toujours écrire la musique de demain et s’aperçoit, quand elle est écrite, que ce n’est que la musique d’hier ! Mais il partage aussi la souffrance physique avec ses personnages, lui dont la maladie «met les nerfs en triolet »

«Tous ces derniers jours, j’ai beaucoup travaillé à La Chute de la maison Usher… C’est un excellent moyen d’affermir les nerfs contre toute espèce de terreur ; tout de même, il y a des moments où je perds le sentiment exact des choses environnantes ; et si la sœur de Roderick Usher entrait chez moi, je n’en serais pas extrêmement surpris », écrit-il à l’éditeur Jacques Durand, le 18 juin 1908.

 Mise en scène, montage de textes et scénographie rendent compte de la parenté profonde  de Claude Debussy avec les symbolistes. Le texte de la correspondance alterne avec les passages chantés de l’opéra et les mélodies écrites pour les poèmes de Baudelaire Recueillement  et de  Verlaine, Colloque sentimental. Le compositeur prétendait que sa musique jetait un pont avec les autres arts; la mise en scène, le montage textuel et musical de Marc Lainé restitue quelque chose de cette ambition.
Heureux va-et-vient entre les passages les plus savoureux et/ou les plus lyriques de  cette correspondance, les poèmes et la musique. Il faut savoir gré au pianiste et aux deux chanteurs de délivrer la vibrante émotion de cette musique, tout en assumant la présence et le jeu de comédiens.
 Thomas Jubert, issu de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, est à la hauteur de l’exigence requise, pour endosser le rôle d’un Debussy souffrant, cheminant d’angoisse en désespoir. Ses lettres le montrent, tour à tour plein de tendresse pour sa femme Emma et leur fille Chouchou, travaillé par le désarroi de cette musique révolutionnaire qui naît de son esprit fiévreux, mais révolté aussi par l’incompréhension du public, hermétique à ses souffrances comme à ses audaces : «On s’obstine autour de moi à ne pas comprendre que je n’ai jamais pu vivre dans la réalité des choses et des gens, écrit-il en 1910 à Jacques Durand, d’où ce besoin invincible d’échapper à moi-même dans des aventures qui paraissent inexplicables… »

 Avec le choix d’une scénographie minimale : juste un praticable faisant office de lit, de table, et d’estrade renforce l’intensité du drame. Et cette petite forme intimiste pour une jauge restreinte, dégage une grande puissance d’émotion…

Michèle Bigot

Le spectacle, créé à la Comédie de Saint-Etienne en 2015, fait l’objet d’une reprise à la Comédie de Valence, en décembre.

 

Innesti, chorégraphie de Luigia Riva

Innesti,  chorégraphie de Luigia Riva.

 

©Jean Couturier

©Jean Couturier

Dans la pénombre, une forme, au sol, naît progressivement. On reconnaît bientôt des fragments de corps. Cette masse se disloque, laissant découvrir quatre danseurs, déformés par des prothèses en résine recouvertes de ruban adhésif, réalisées par Janneke Raaphorst.
En italien, Innesti signifie greffes. Pour la chorégraphe, elles symbolisent des muscles, armures, uniformes, costumes… qui font écho à des archétypes masculins, comme le guerrier, le gladiateur, le super-héros et le sportif».

 Ici le matériau transforme la gestuelle et la mobilité des artistes qui, seuls ou en groupe, donnent naissance à des figures qui permettent de multiples interprétations visuelles. Parfois dérangeantes, car très évocatrices de l’intérieur de notre anatomie humaine, et magnifiées par un beau travail de lumière de Philippe Diet.

Cette création pourrait être présentée dans un musée d’art  contemporain, car elle constitue une réelle performance esthétique. Gestes lents, précis, mouvements fluides, les danseurs surmontent aisément les contraintes imposées par ces prothèses, et se libèrent peu à peu de leur carapace, tels des Bernard l’hermite terrestres ; ils quittent le plateau, nus, laissant une scène occupée par des dépouilles inertes ; une belle image.
 De la salle, un individu transgenre s’avance, se déshabille et vient doucement habiter quelques-unes de ces prothèses puis s’endort sous nos yeux.

 Cette mise en scène des codes culturels de la virilité, plus proche de la performance que de la danse, surprend le public, devenu voyeur involontaire. Impression favorisée par la proximité avec le public dans la petite salle Maurice Béjart.
Une création atypique à découvrir.

 

Jean Couturier

Théâtre National de la Danse de Chaillot,  jusqu’au 10 décembre.

www.theatre-chaillot.fr           

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