La Gentillesse
La Gentillesse , écriture de la compagnie Demesten Titi, mise en scène de Christelle Harbonn
Un texte inspiré des personnages de L’Idiot de Fiodor Dostoïevski et de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole: soit des êtres hors du commun, avec une douceur confinant à la naïveté et qu’on pourrait dire, frappés d’innocence. Dans l’univers feutré d’une famille bourgeoise, deux héros maladroits vont faire exploser cadres et règles de la bienséance et des relations sociales. En une déflagration, qui bouleversent la vie et libére les pulsions dissimulées.
Sur le plateau, une mère et sa fille figées dans des attitudes prostrées ou mutiques. Dans un coin, un homme et sa seconde fille. Il s’ingénie à démêler une sculpture de filaments colorés. Autoritaire et sûr de lui, il intime sèchement des ordres absurdes. La jeune femme, docile, fait de son mieux. Une « gentille », avec l’attitude du « Ravi » de la crèche mais ce qu’elle suggère à son partenaire, est frappé du sceau du bon sens: elle l’encourage à sortir de son isolement et de son aboulie, et veut lui présenter sa mère, susceptible de lui offrir un emploi. Présentation donc à cette mère raide et inhumaine: commence alors un drame bourgeois incongru, avec des personnages idiots et/ou cruels. Le jeune homme est engagé comme portier.
S’installe progressivement un univers absurde, avec l’arrivée d’un hôte qui ne sait répondre à aucune question. Il ne sait même pas qui il est. Dès qu’on lui pose une question un peu directe, il perd pied, et on le reçoit comme un chien dans un jeu de quilles. Les cinq personnages susurrent des propos fiévreux, insensés ou incongrus. Tout un monde se met en place, entre Dostoïevski et Beckett, entre loufoque et saugrenu. Effet renforcé par la scénographie, les lumières et le jeu des comédiens.
Au centre du plateau, une carcasse de divan recouvert d’étoffes, à l’abandon, et surmontée d’un de sacs plastiques qui, éventrés, arrosent acteurs et accessoires, de sable et autres détritus. Dans un climat Chute de la maison Usher qui ajoute au désarroi des personnages, déchirés entre une gentillesse qui les paralyse et une violence délirante.
Un père mort, une mère égarée et ses deux filles timides et haineuses envers elle ! Les comédiens soulignent la violence sous-jacente ou manifeste du texte par un jeu souvent grotesque et outré : tout le monde s’embrasse sur la bouche, se murmure à l’oreille des confidences qui n’en sont pas. Diction caricaturale, et dialogue souvent onirique ou ubuesque: quelques spectateurs quittent la salle…
On a affaire à une écriture de plateau, collective où les jeux d’expression, volumes sonores, diction et gestes ont autant d’importance que le pur matériau verbal. Ainsi, pour l’anniversaire de la fille aînée, la famille prépare un spectacle. Une grosse bête avance sur scène : les membres de la famille, mère en tête, avancent à la queue leu-leu, recouverts d’un tissu style «nouvel an chinois ».. Puis, chacun sort du ventre de la bête. La mère explique à sa fille qu’ils ont voulu lui offrir comme cadeau, un tableau. Mais, comme ils sont désargentés, ils vont se contenter de le lui décrire; ça hésite entre loufoque et dramatique.La pauvre fille en a pour son argent mais la «gentille» fait bonne figure, et participe activement à la création du tableau collectif avec une bonne volonté qui cache des desseins criminels : elle rêve de les tuer tous.
Dénonciation des conventions sociales, déclaration de guerre à la famille, assomption du rêve et libération des désirs refoulés, tout y passe… Le public a donc parfois un peu de mal à retrouver ses billes, et à participer à la cérémonie.
Reste un spectacle d’une rare énergie, avec des tableaux parfois réussis, un remarquable travail collectif et une bonne direction d’acteurs…
Michèle Bigot
Théâtre national de la Criée, Marseille, jusqu’au 15 décembre.