Murs de Jérôme Richer et Abdelwaheb Sefsaf
Murs de Jérôme Richer et Abdelwaheb Sefsaf, mise en scène d’Abdelwaheb Sefsaf
Ce nouveau spectacle de la compagnie Nomade in France, créé à la Comédie de Saint-Etienne qui en a donc eu la primeur, aura sans doute un bel avenir, mais les Stéphanois ont bénéficié d’une longueur d’avance: il est coproduit par la ville du Chambon-Feugerolles et la compagnie est conventionnée par la région Auvergne-Rhône Alpes. Et Abdelwaheb Sefsaf est aussi un pur produit de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne; en 2011, il avait joué dans Quand m’embrasseras-tu ? , un des coups de cœur du off d’Avignon. Et la saison dernière, il y avait aussi fait un tabac avec Médina Mérika.
Dans cette nouvelle création, il cultive aussi le rapprochement entre théâtre et musique, et il s’est fait connaître sur la scène musicale, comme leader du groupe Dezoriental en 2004. Depuis, il mène en parallèle sa carrière de comédien et de metteur en scène, et se spécialise dans ce qu’il nomme tragi-comédie musicale. Accents orientaux de sa musique, présence d’un groupe de musiciens sur scène: piano, guitares, percussions, chants et danses, confèrent un rythme soutenu à la composition dramatique du spectacle et en soulignent l’intensité.
Musique, chant et danse composent en effet cette pièce, comme le texte poétique, la lumière et la scénographie. Le metteur en scène vise en effet le spectacle total et parvient à communiquer son énergie et ses puissants affects à un public vite conquis. Rarement théâtre aura été autant communion, au sens strict du terme. Abdelwaheb Sefsaf s’empare des thèmes les plus brûlants de l’actualité, de manière simple et frontale, sans fausse pudeur, sans euphémisme, mais avec une force de conviction surprenante : quoi de plus urgent pour le monde actuel que cette question des murs qui se dressent partout (y compris en France) pour séparer les hommes, et reléguer la misère dans des ghettos d’où elle n’est pas censée sortir ? Et quoi de plus difficile à traiter, sans verser dans le documentaire ni le pathos absolu? Comment toucher au plus juste, sans faire de concession sur le fond ?
Dieudonné Niangouna, avec Nkenguegi, avait su représenter sur un plateau, la tragédie des migrants perdus en Méditerranée. Formidable plasticité du théâtre où tout est à réinventer à chaque fois; Dieudonné Niangouna et Abdelwaheb Sefsaf ont en commun un intense travail sur la langue, et une confiance totale accordée à la poésie. Mais les tonalités et les formes de leur écriture sont singulières. Là où le premier mise sur la puissance du tableau et la force évocatrice du verbe, le second parie sur l’ironie et la musique. Efficacité garantie ! Comme dans la dernière création d’Ariane Mnouchkine (voir Le Théâtre du Blog), qui, elle, joue plutôt sur le grotesque, voire la farce.
Chez cet auteur-metteur en scène, cela fonctionne à plein régime! Pas de temps mort ! Avec une structure audacieuse : montage « cut » et musical, soutenu par la vidéo. Le texte passe du plan général documenté avec énumération de tous les Murs existants, coût et nombre de morts qu’ils ont provoqués, avec images vidéos à l’appui), au drame intime : un couple mixte se débrouille tant bien que mal avec le racisme ambiant. Le public sourit et sympathise.
Puis arrivent des moments de pure tragédie : un gitan poursuivi par les nazis, puis expulsé par les autorités suisses, va de camp en prison, s’évade, est repris puis condamné à mort, après une parodie de procès. Le comédien nous propose de partager sa dernière nuit, dans le noir : un moment de grande angoisse, et de grand silence. Ce va-et-vient thématique, est lié par le chant, la danse et la musique instrumentale.
Pas besoin d’intrigue pour faire cohérence. Le mode d’écriture? Celui de la broderie, et le sobre dispositif scénique varie peu. Avec d’abord, des tables symétriquement disposées, et à l’arrière-plan, deux plateaux pour les musiciens. Les comédiens se parlent, chantent et dansent. Côté cour, un homme, et côté jardin, sa femme. Ce couple (elle, juive et lui, musulman) échange des plaisanteries douces-amères sur la bar mitzvah de leur fils.
Deuxième partie: autour des musiciens, évoluent sur un seul plateau les comédiens. Sur un sol jonché de toiles plastiques qui donne une idée du no man’s land qui entoure les murs. Rythme, accents musicaux, lumière intense épousent les contours du drame. Mais l’harmonie ici vient de l’ l’humour qui sauve le propos du pathos, qui l’ancre dans le crédible.
Comme dans ce prologue hilarant, où on énonce une série de recommandations : comment réagir en cas d’attaque terroriste ? Sur un écran, sont projetés des dessins montrent les comportements requis-en fait, un tissu d’absurdités-donc inutiles, voire grotesques! L’idéologie sécuritaire en prend un coup! Au début, les spectateurs sont tendus, attentifs et dociles. Ensuite et peu à peu, l’ironie pointe, puis le grand-guignolesque.
Le dramatique se dégonfle alors comme une baudruche. On prend conscience que rien ne saurait nous protéger et on voit que cette surenchère sécuritaire manipule l’opinion et ampute les libertés. La vie de l’esprit reprend alors ses droits et le théâtre remplit sa mission. Sous ses airs modernistes, le théâtre d’Abdelwaheb Sefsaf renoue avec le théâtre grec de la cité antique : essentiellement politique, il appelle à la réflexion des citoyens pour qu’ils renoncent, ni à la musique, ni à la danse, ni au chant.
En fait, on ne parle pas ici de la politique, mais du politique. Rire et angoisse s’invitent à la fête; on sort de là ragaillardi, et pour un bon moment !
Michèle Bigot
Spectacle présenté à la Comédie de Saint-Etienne, en décembre.
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