Tetris, chorégraphie d’Erik Kaiel
Tetris, chorégraphie d’Erik Kaiel
On se plaint assez de ces jeux qui font écran : lettres, bonbons et briques envahissent le moindre temps mort,se glissent entre nous et le monde, mais surtout, entre nous et les autres. Heureusement, Tetris, chorégraphie imaginée par l’artiste américano-libanais globe-trotter, ne nous montre jamais d’images du célèbre et obsédant jeu vidéo des années 80. Souvenez-vous : il s’agissait de construire des murs à partir de formes colorées de tailles différentes ; si la pile devenait trop élevée, la partie était perdue… Ici, le fond de scène reste blanc. Seule la silhouette humaine est à l’honneur.
Sur le plateau, clin d’œil à l’étymologie de tetra»: deux danseurs et deux danseuses qui arborent tee-shirt ou pantalon de couleur vive, et cherchent toutes les combinaisons possibles pour emboîter ou superposer les corps. Rapidement, on comprend que ce jeu de «pousse-toi de là que je m’y mette» évoque moins les lois de la géométrie, que celles de la vie en groupe.
Comment trouver sa place ? On se glisse dans le moindre interstice, on passe timidement un bras ou une tête puis on s’impose, jusqu’à prendre la place d’un autre. On se découvre, on s’ajuste, on s’éclipse. Comme un être chimérique à quatre têtes, les pyramides humaines ainsi composées sont en perpétuelle mutation. Personne ne se perd, et tous se transforment.
Cela fait beaucoup rire les jeunes spectateurs qui, dès cinq ans, peuvent observer ce drôle de manège qui va se poursuivre autour d’un autre jeu de logique combinatoire, le Rubix Cube. Et là, le corps est sollicité dans tous ses possibles, comme le proposait le logiciel d’écriture du mouvement de Merce Cunningham qu’il utilisa dans Biped.
Membres tordus, gestes coordonnés, sauts, et tremblements enchantent … puis cela lasse. Il n’y a en effet rien de spectaculaire, c’est tout l’intérêt de la chose : remettre le corps, la «simple» mécanique du vivant, au cœur de la scène. Sans performance sportive ni technique. Le sourire aux lèvres. Quand on se prend à rêvasser (on se souvient du phénomène de persistance rétinienne du jeu Tetris), c’est juste le moment où les règles du jeu changent !
Cela montre une fine connaissance de la capacité d’attention du jeune public bercé très précocement par Internet, les applications ludiques des tablettes et téléphones intelligents … Un objet ludique est confié à leurs petites mains pour leur permettre de manipuler les danseurs. Et elles s’y prêtent avec grand plaisir. Faire du corps de l’autre une marionnette, quelle aubaine ! On ne vous en dira pas plus, mais, passée la gêne initiale, tout le monde s’y adonne à cœur joie. Et les gradins sont envahis par les corps dégingandés.
Les tableaux finaux mettent aussi à contribution les spectateurs qui, cette fois-ci, passent de l’autre côté de l’écran. Invités sur scène à jouer ensemble. On sent qu’Erik Kaiel, qui affectionne les lieux publics, rêve d’un monde comme grand terrain de jeu collectif. Quand il se saisit d’espaces en intérieur, il bouscule la rituelle frontière regardants/regardés. Nous en ressortons tout revigorés, contents qu’un spectacle de danse nous propose, pour une fois, de rencontrer physiquement nos sœurs et frères humains. Quel plaisir stimulant de sortir de notre passivité de consommateurs !
Stéphanie Ruffier
Théâtre National de la Danse de Chaillot, 1 Place du Trocadéro et du 11 Novembre, 75016 Paris, jusqu’au 20 janvier. T : 01 53 65 30 00