Entretien avec Juan Carrillo
Foto de Guillermo Casas
Lors du Festival Mayo teatral de La Havane, nous avons tous été sidérés par cette figure du macho Mendoza, dont le jeu tournait autour d’un corps ritualisé et chorégraphié, issu autant de la magie noire, que du mysticisme catholique. En 2014, Juan Carrillo a reçu le prix du Théâtre Almagro off (Espagne) pour sa création Mendoza. Le jeune metteur en scène mexicain a aussi participé avec sa compagnie Los Colochos au Festival iberoamericano de teatro de Cadix, et au XVe Festival interamericano de Teatro à Bogota.
Selon Juan Carrillo, cette adaptation de Macbeth, où un personnage est déchiré par l’ambition, la trahison et l’obsession du pouvoir, évoque la réalité actuelle du Mexique, ce qui lui confère toute la puissance d’un acte de contestation.
Dans la petite salle du théâtre Bertolt Brecht disposée en rond, le public était très proche du foyer de jeu et souvent invité à intégrer l’espace des comédiens. Le spectacle frappait par sa vitalité physique, sa langue populaire parsemée d’expressions crues et sa chorégraphie évoquant le rythme d’un chevauchement effréné à travers la terre mexicaine, incarnation d’une classe sociale différente de l’aristocratie écossaise qui avait inspiré Shakespeare. Des hommes, pris de panique, fuient los federales, la police officielle. Qui sont Aguirre, Esparza, Meco, Garcia, et Mendoza au juste ? Des propriétaires ? Des bandits ? À quelle époque sommes-nous ?
Alina Ruprecht
-Alvina Ruprecht : Pouvez-vous nous préciser quels ont été les éléments principaux de votre dramaturgie ?
-Juan Carillo : Nous avons essayé de trouver des analogies avec la réalité. J’avais en tête les mouvements belliqueux les plus importants du Mexique, qui pourraient se comparer à la confrontation chez Shakespeare, entre Écossais et Anglais.
Au Mexique, les plus importants ont été la guerre d’Indépendance, qui a abouti à la République en 1824, et la Révolution de 1910, que nous avons choisie car marquée par des héros comme Zapata et Pancho Villa.
A.R. -Oui, on voit que la mort de Mendoza, à la fin, s’inspire de l’embuscade tendue à Zapata par les soldats, image iconique pour tout Mexicain.
– J. C. : Oui, il y a dans le spectacle, nombre de références à l’histoire du Mexique et on mentionne explicitement les troupes de Pancho Villa, mais, à part cela, les sources historiques ne sont pas ici identifiées. Meco qui accompagne les hommes de Mendoza n’a pas d’identité très claire, mais ce personnage est inspiré de gens qui accompagnaient les révolutionnaires sans comprendre de quoi il s’agissait. Toutefois, il joue de la guitare et admire Mendoza (Macbeth) et Aguirre (Banco), deux « compadres » très liés d’amitié.
– A.R. : Mendoza et ses hommes sont donc des rebelles qui luttent contre l’Etat ?
-J.C. : Comme c’est le cas dans les luttes collectives, tous les participants ne se battaient pas toujours pour la révolution, même ceux qui sont considérés aujourd’hui comme des héros nationaux. Nous avons récupéré cet aspect de la guerre pour représenter Mendoza, chef d’un groupe de rebelles qui, soudain, ont commencé à faire la révolution, quand ils ont reconnu un mouvement qui répondait à leurs propres intérêts.
Ainsi, Mendoza, au lieu de faire avancer les choses, usurpe le pouvoir, en assassinant le gouverneur Montaño (Duncan) venu passer la nuit chez lui. Dans un moment de grande violence , Mendoza saisit des torchons imbibés de liquide rouge, en éclabousse les spectateurs assis à côté du gouverneur endormi, et tue celui qui l’a toujours aimé comme son fils. Cette structure narrative ressemble à celle de Macbeth.
Rosario, la femme de Mendoza (Mónica del Carmen), cherche, comme Lady Macbeth, à convaincre son mari qui hésite à assassiner le gouverneur. Elle l’insulte, et lui dit qu’il n’est pas assez «homme» pour tuer. Confrontation d’une telle force que Mendoza frappe sa femme, pour qu’elle cesse de le harceler avec ses idées de grandeur. Elle a reçu la nouvelle : le Roi vient passer la nuit chez eux, et elle invoque-en anglais-les puissances du mal (les sorcières) pour qu’elle soit capable de devenir aussi cruelle qu’un homme, de quitter sa faiblesse féminine, et d’aider son mari à mener à bien son entreprise meurtrière : « Venez, venez, esprits qui excitez les pensées homicides ; changez à l’instant mon sexe, et remplissez-moi jusqu’au bord, du sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, de la plus atroce cruauté. »
Dans le contexte mexicain, cela devient la prière passionnée d’une humble pécheresse qui souhaite changer de sexe, pour avoir la force de réaliser ses ambitions. Lorsque Rosario hausse le ton et avoue son désir de pouvoir, la dynamique dans le couple change, et Mendoza semble alors vouloir freiner l’ardeur meurtrière de sa femme. D’où une certaine ambiguïté dans leur relation…
-A.R. : Et comment avez-vous imaginé le personnage de Rosario, cette autre Lady Macbeth?
-J.C. :On dit que c’est Lady Macbeth qui pousse toujours son mari à commettre des atrocités, mais nous avons, nous, essayé d’orienter les événements pour offrir une double lecture, si on accepte la théorie que Macbeth prend une décision mais n’ose pas y donner suite. Mendoza cherche la compagnie de Rosario qui représente la part la plus obscure de lui-même, en l’attirant vers ce qu’il souhaite, mais qu’il n’ose pas avouer.
Grâce à elle, il a le courage d’attaquer les puissants. Je pense toujours à la scène IV de l’acte I, où Macbeth apprend que Malcolm, le fils aîné de Duncan (le Roi) deviendra Prince de Cumberland. Nouvel obstacle au pouvoir pour lui : il faudra qu’il se débarrasse aussi de ce fils de roi. Macbeth est aussi content que la lumière des étoiles ne révèle pas ses sombres pensées. Mendoza lui, les exposera vite, et avec crudité, par ses débordements et ses hurlements !
Nous voulions jouer avec cette situation psychologique très complexe. Mon adaptation met en relief la provocation de Rosario qui pousse Mendoza à réaliser son geste meurtrier, même s’il semble rejeter les intentions de sa femme, car nous y voyons l’équivalent d’une contradiction dans le discours quotidien au Mexique. Mendoza, ni confus ni méchant, a des idées nobles mais se voit soudain contrarié. Le couple Mendoza/Rosario s’aime beaucoup et possède des complexités qui font avancer ses projets. Cela les rend plus humains. Pourtant, Rosario aurait des liens inattendus avec l’invisible: j’ai demandé à Mónica del Carmen de jouer aussi la seule des trois sorcières de Macbeth…
Cette ambiguïté nous permet de manier une forme de méta-théâtralité, d’intégrer des moments de jeu, comme s’ils étaient consciemment mis en scène dans le contexte du plateau où, par exemple, un personnage mort se lève énervé, et s’en va. Ou un acteur entre dans l’espace du public, sans que ce soit motivé par le texte, pour interrompre la narration, afin qu’on capte un «théâtre à l’intérieur du théâtre». Cette rupture de l’illusion nous permet de pénétrer dans un monde imaginaire, et d’avancer sur un terrain de symboles que l’actrice évoque à un autre degré de théâtralité, quand elle porte le masque de la sorcière. Et cela ouvre aussi à un niveau de jeu où les personnages peuvent atteindre une forte intériorisation. Rosario et la Sorcière, semblent ainsi avoir une grande capacité à cerner et à reconnaître le côté obscur de leur personnalité. Mendoza assume ce côté sombre et l’emporte avec lui jusqu’à la fin mais Rosario découvre qu’elle ne peut plus supporter ces actes sanguinaires, et elle se donnera la mort.
-A.R. : Et cela a à voir, bien entendu, avec la culture mexicaine?
-J. C. : Il existe, par rapport à Macbeth, une analogie avec les pratiques obscures de la magie de notre pays, telles que la sorcellerie, et nous captons tout cela, y compris sa force de provocation. Le public mexicain prend au sérieux les jeux de tarot, la lecture de cartes, etc. et la sorcière s’inspire de ces croyances magiques, millénaires chez nous. Mais nous ne voulions pas qu’elle oriente le récit avec des draps ensanglantés et ici, c’est la raison pour laquelle elle reste solitaire. Dans les monologues de la sorcière (une figure toujours masquée qui émerge d’un monde parallèle), nous avons donc évité une forme d’introspection, comme dans le monologue d’ Hamlet troublé. Cette créature inquiétante profère ce qui ressemble à un dialogue tandis qu’une poule se promène librement dans l’espace de jeu, et elle s’adresse souvent aux spectateurs.
Surtout, nous voulions renoncer au modèle classique qui impose un certain niveau d’écoute et de lecture, quand on travaille sur un texte de Shakespeare. Nous avons surtout cherché à faire un montage pour des gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre, et qui ont envie d’entendre leur langue quotidienne, celle d’un milieu populaire qui nous a beaucoup attirés.
Nous avons donc renoncé à raconter l’histoire d’un roi ambitieux, pour la situer dans un petit village fréquenté par des machos mexicains.
-A.R. : Quel a été le mode dramaturgique ?
-J.C. : Le processus a duré un an : j’avais une bourse de création qui nous a soutenus pendant toute cette période. L’idée était de mener un laboratoire qui comprenait aussi des visites chez un public potentiel. Et, dès que la bourse a pris fin, nous nous sommes enfermés et avons commencé à faire le montage de tout le matériel amassé.
-Martin Becerra (l’acteur qui joue Montano et créateur des masques, intervient : J’avoue que vivre cette expérience avec ce public potentiel était très important. Il fallait jouer des scènes déjà écrites, texte en main, devant les voisins et amis de la famille, pour avoir leurs commentaires.
Par la suite, Juan a sélectionné l’information, pris des notes, photos, commentaires et fait des remarques. Tout cela, pour préparer le deuxième ou troisième passage sur le plateau, au moment de travailler le texte.
-A.R. :Aviez-vous fait ce genre de travail auparavant ?
-J.C. : Oui. J’ai adopté ce modèle à partir d’une expérience que j’avais déjà partagée avec des artistes : il s’agissait de développer une autre dramaturgie, à l’initiative de deux auteurs mexicains, dont Alfonso Carcamo. Nous nous sommes rendus compte qu’il fallait travailler aussi avec des acteurs quand nous avons vu l’accumulation de notes sur la mise en scène, le jeu et l’écriture textuelle…
Nous avons donc commencé à formuler un modèle de travail très détaillé sur la dramaturgie que nous avons proposé au secrétariat à la Culture. Peu après, nous avons réalisé de courtes œuvres scéniques selon ce modèle. À ce stade, je me suis intégré à la logistique du projet : trouver les lieux de répétition, par exemple.
Ensuite, j’arrivais avec mon équipe d’acteurs dès que j’avais trouvé une maison, et j’invitais les familles: couples, enfants et voisins, à venir… Tout ce processus de modèle d’écriture que nous avions suivi pendant trois ans, nous est ainsi devenu familier et très vite, j’ai pu diriger moi-même des pièces très courtes. Quand Mendoza s’est présenté, j’ai obtenu une bourse d’un an pour réaliser une vraie mise en scène ; après l’expérience de ce modèle de création en laboratoire, je pouvais montrer qu’il avait été efficace. Finalement, j’ai obtenu cette bourse : résultat, la mise en scène que vous avez vue ici…
Alvina Ruprecht