Bérénice de Jean Racine, mise en scène de Jacques Osinski

Bérénice, de Jean Racine, mise en scène de Jacques Osinski

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

« Invitus invitam dimisit », trois mots. « Il la renvoya, malgré lui, malgré elle » : Racine pouvait s’enorgueillir de la simplicité de sa pièce et de son argument. Titus, nouvel empereur de Rome à la mort de son père, renvoie en sa Palestine, la femme qu’il aime d’un amour partagé depuis cinq ans, la reine Bérénice. Antiochus, roi de Comagène, ami de l’un, éperdument amoureux de l’autre,assiste, désolé, à cette séparation, et ajoute même peut-être du sel sur la plaie. Il a cru un instant  pouvoir être le consolateur de Bérénice, et mal lui en prit :  il clôt la pièce avec un ultime-mais non dernier- soupir, avec ce seul mot : « Hélas ».

Jacques Osinski relève le défi de Racine, en sa « langue absolue », dit-il, celle d’une tragédie sans action, sinon celle, puissante, des sentiments. Comme  en duel, Titus et Bérénice se tiennent face à face, immobiles et vibrants, surtout la très sensible Maud Le Grevellec. Stanislas Stanic lui oppose un Titus raidi par son combat intérieur. Non entre l’amour et le devoir  puisqu’il ne lâchera ni l’un ni l’autre. Mais pour trouver la force de les assumer tous les deux à l’extrême.
À côté, toujours dans le malentendu, toujours intempestif, le malheureux Antiochus ne trouve jamais sa place. Pour cela sans doute, le metteur en scène en a-t-il confié le rôle à Grétel Delattre, sobre et convaincante en jeune garçon, face à la virilité de Titus. Hors jeu :  Antiocgus est débordé par ses sentiments, alors que Bérénice et Titus, avec toute la violence de la passion et du désespoir, les tiennent, s’en construisent, non sans mal, et grandissent. Pour rien, pour leur gloire. Leur amour, qu’ils ne peuvent vivre, est ainsi immortalisé. Le doute est dénoué à la fin de la pièce, avec une souffrance intacte, peut-être plus grande encore, mais la certitude de l’amour est bien là.

Bérénice annonce dans le tragique, l’irrémédiable, la question qui enflamme avec plus de légèreté, le théâtre de Marivaux : suis-je réellement aimé ? Et celle d’Antiochus : quand, comment lui dire que je l’aime ? Il y répond avec tant de maladresse que le personnage fait parfois sourire, même dans la version si profondément sérieuse et respectueuse des personnages de Jacques Osinski.

Sa dramaturgie ne cherche pas le pourquoi de cette séparation et c’est assez dit : une affaire d’État, d ‘honneur, de “gloire »: soit ce que l’on se doit à soi-même. Il ne fait pas de la pièce une lecture analytique, comme  Antoine Vitez  pour qui Bérénice était une initiatrice plus âgée dont Titus, pleinement adulte à la mort de son père, n’aurait plus besoin ; ni une lecture historique, même si Racine truffe la pièce d’allusions aux amours de Louis XIV. Il prend la pièce dans son implacable unité de temps: deux heures. Où sont passés les cinq ans d’amour ? Écrasés dans l’instant de la décision. Où se perd le futur : « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, /Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?» Pilonné par la séparation inéluctable.

Arsace, avec des mots presque semblables, essaie de donner espoir à Antiochus, sèchement renvoyé par Bérénice : «Laissez à ce torrent, le temps de s’écouler/ Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe… ». Espoir absurde : l’avenir sera fait de trois solitudes.  «Je l’aime, je le fuis, Titus m’aime, il me quitte… ». C’est fini, « pour jamais ». En deux heures, la tragédie intime a été résolue, et le public a suspendu son souffle. C’est très beau.

Christine Friedel

 

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©Pierre Grosbois

©Pierre Grosbo


Bérénice (1670) suit une progression continuelle sans retour en arrière:  le type même d’une pièce sans péripétie ni reconnaissance, et l’art de l’auteur se réduit humblement à faire, comme il dit, «quelque chose de rien». Ce rien, estime Jacques Osinski, n’est rien d’autre que l’amour. Bérénice aime Titus qui l’aime et Antiochus aime Bérénice qui ne l’aime pas.

A la mort de son père Vespasien, Titus lui a succédé à la tête de l’Empire romain mais doit renoncer à celle qu’il aime, puisque Rome n’accepte pas les reines étrangères : « Etrangère dans Rome, inconnue à la cour, Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre/Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.»Titus est lucide sur l’impossible conciliation de la réalité avec ses sentiments. Il aime Bérénice et le sait. Mais Roland Barthes pensait que ce jeune empereur n’a pas la volonté de répudier une amante qu’il n’aime pas vraiment et n’a aucune envie de sacrifier son trône impérial.Des forces invisibles oppressent en fait Titus : le monde, la Cour de Rome, ses institutions, son peuple et ses Dieux. En se séparant de Bérénice, l’empereur se sépare de la vie : «Je sens bien que sans vous, je ne saurais plus vivre …/ Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.»

Reste à  Titus, le suicide s’il abdique pour l’amour, ou un «long bannissement» existentiel,  une sorte de mort morale, s’il règne sans cet amour. Antiochus aime en vain Bérénice, mais observe depuis la Cour ceux qui s’aiment. Messager royal, témoin clairvoyant et acteur, il passera de l’espoir à l’amertume. S’ils vivent encore, ces trois amoureux éperdus devront faire le deuil de leur passion. Face à la grandeur de Titus qui lui offre sa mort, Bérénice consent à disparaître: «Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours…/Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus./Adieu, Seigneur. Régnez : je ne vous verrai plus. »

Jacques Osinski a situé l’action entre l’appartement de Titus et celui de Bérénice, entre l’espace du règne et celui de l’amour, dans les lignes épurées, imaginées par Christophe Ouvrard. Soit un espace confidentiel avec une plage de sable blond et, au lointain la perspective lumineuse d’une longue fenêtre étroite.  Une ouverture sur le monde fermée par des voilages qui laissent deviner les bruits de la ville. Entre les actes et au gré des échanges, ce rideau frémit et se soulève  au vent, se colorant de tons pastel. La tension se concentre alors à l’extrême sur les paroles échangées dans le beau verbe racinien : «Un trouble assez cruel m’agite et me dévore», dit Titus. Le  metteur en scène dessine d’un trait vif les enjeux implicites de Bérénice : d’abord la résonance de ces âmes élevées qui aiment et s’aiment au-delà des interdits romains quant à l’identité orientale de la reine Bérénice. Mais aussi les trajets de l’abdication de soi. Les personnages restent ici à quelque distance les unes des autres, sans jamais se frôler.

Les confidents: Arsace, Phénice et Paulin ont toute la retenue et la force exigées par leur rôle, remarquablement servis par Arnaud Simon, Alice Le Strat et Clément Clavel. Grétel Delattre est un Antiochus douloureux et déchiré jusqu’à l’intime et Stanislas Stanic, un Titus discret, plein d’humanité aux sentiments intenses, jusqu’à consentir au pire. Maud Le Grévellec incarne le rôle-titre; attentive,  elle restera sensuelle mais digne jusqu’au bout, depuis sa croyance erronée au mariage promis par Titus jusqu’à sa décision finale de partir. De la souffrance à la délivrance, elle accepte de ne plus vivre son amour et comme l’écrit Richard Parish, elle détruit, comme femme et étrangère, «les passions viriles romaines, l’héroïsme, la glorification de soi, l’impérialisme, bref, le fanatisme.»

Véronique Hotte

Théâtre Jean Vilar, 16 Place Stalingrad, Suresnes (Hauts-de-Seine) T. :01 46 97 98 10, jusqu’au 28 février. Puis en tournée.

 

 

 


Archive pour février, 2017

A nos enfants,(train fantôme)

A nos enfants, (train fantôme), écriture collective, conception et mise en scène de Nicolas Struve

La compagnie créée en 1999 pour la création d’Une aventure de Svetlana Alexievitch, avait monté Ensorcelés par la mort et De la montagne et de la fin d’après la correspondance de Marina Tsvétaeva. Ici, deux familles en vacances au bord de la mer, deux couples : Junon et Massi, Daisy et René. Junon,elle préfère regarder des films plutôt que d’aller à la plage. On assiste à un drôle d’accouchement, avec un commentaire : « Il est devenu tout à fait irresponsable d’avoir des enfants ! ». Mais sur la table de travail, ça pisse le sang partout, l’accouchée demande un cigarette, et fume avec la sage-femme.

 

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© David Gouhier

Le  bébé, enfin né, sert de ballon et se casse en morceaux. On appelle Merveille et Anadyomède pour  aller à la plage. Sur l’écran, on voit une petite fille laper du fromage blanc…Des rapports de plus en plus étranges ont lieu entre les deux couples : «J’arrête mon travail, je pars dans la Creuse. Tu vas faire quoi, chanteur ! Je prépare un disque… les personnages parlent de fins de mois difficiles, d’espoirs, de sexualité mais aussi d’éducation. Puis ils décident de faire un spectacle pour la fête du village.

« À nos enfants s’est construit collectivement, dit Nicolas Struve, et comme une fête parfois loufoque, parfois cruelle. Les séquences s’y succèdent, jouées, filmées, chantées…Très vite, est venu le désir que le spectacle soit le constat, quelque peu comique, de la difficulté d’être père et mère mais aussi, formellement, qu’il soit ce «train fantôme» où entreraient en collision séquences, genres et disciplines (théâtre, films, chansons), une façon de rendre compte des difficultés, fractures, doutes,  inquiétudes, joies et parfois drames de quatre adultes aux prises avec eux-mêmes, leurs enfants, le monde, sa crise et, in fine , avec la complexité de leur âme. De faire théâtre de notre situation de parents, un état à la fois quasi universel, et très solitaire derrière lequel peut se lire la question de notre avenir. »

Ils énumèrent les courses en rigolant, balancent des cartons. Ils répètent aussi Tartuffe. «Si je ne me regarde pas dans une glace, j’ai l’impression d’avoir vingt-cinq ans (… ) Tu m’aimes, mais de toutes façons, les enfants prendront la dureté du monde dans la figure (…) Me manquent les orangs-outans, les loups, les singes, les perroquets et les éléphants !».

Cette bizarre vie de famille en vacances, bien jouée par Farid Bouzenad, Adama Diop, Philippe Frecon, Gaëlle le Courtois, Dominique Parent et Stéphanie Schwarzbrod, nous captive étrangement, mais, au soir de la première, un rodage s’imposait encore…

Edith Rappoport

Théâtre Gérard Philipe/Centre Dramatique national, 59 Boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis jusqu’au 12 mars. T: 01 48 13 70 00
http://www.theatregerardphilipe.com

 

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Mayday de Dorothée Zumstein, mise en scène de Julie Duclos

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©Jean-Louis Fernandez

Mayday de Dorothée Zumstein, mise en scène de Julie Duclos

 L’enfance moderne est une prouesse et une menace, un monde différent dont l’exploration se révèle à la fois passionnante dans le reflet parfois effrayant qu’elle renvoie de l’adulte à venir mais aussi de l’être en herbe déjà réalisé. Le mythe romantique d’une enfance enchantée  laisse place ici à la désillusion manifestée par les enfants malfaisants ou criminels dénoncés par les classiques. L’innocence est un leurre, comme l’écrit Bertrand Blier: «L’enfant naît chargé comme une bombe à fragmentation. Toute la crapulerie des générations précédentes, il la transbahute dans ses bagages, comme autant de grenades dégoupillées».

L’enfant déplore l’héritage néfaste des générations successives. Emile Zola estimait que devenu adulte, il était piégé par l’hérédité, dans ses passions, préjugés et fureurs. Gitta Sereny, journaliste anglaise, après avoir assisté en 1968 au procès de Mary Bell, la meurtrière de deux petits garçons, écrit Meurtrière à onze ans.  Trente ans plus tard, après avoir rencontré celle qui a expié et qui raconte son histoire, dix-sept ans après sa sortie de prison, la journaliste écrit Une si jolie petite fille.

Dorothée Zumstein s’en est inspirée pour écrire Mayday. Pour l’auteure de théâtre, ce fait divers extraordinaire n’obéit pas à un attrait pour le macabre mais à une fascination pour l’incompréhensible. Julie Duclos, elle, s’interroge d’abord sur les conséquences de la diabolisation d’une petite fille qui a accompli l’horreur,  et sur les effets pour la société toute entière alentour. L’envie d’aller voir de plus près cette histoire revient à mieux la comprendre. Ainsi parle Mary adulte, la narratrice qui invite sur la scène trois générations : la fillette dans le temps maudit de son enfance, sa mère absente et sa grand-mère mutique, à la même époque.

Enterrer son enfance reste impossible, à moins de vivre sèchement coupé de tout. L’enfant qui a investi la mémoire de l’adulte, victime d’hallucinations répétées qui l’empêchent de vivre, revient hanter ses cauchemars. Se tient à la porte de son domicile, une fillette «dans son petit manteau rouge à six boutons et ceinture à boucle », restée inaccessible, puisque Mary adulte ne peut physiquement ouvrir. Elle est ce Petit Chaperon rouge qui n’a pas été mangé par le loup mais qui l’a mangé. «Il y a juste cette putain de poignée à tourner. Je peux pas, /Je suis glacée/Je suis glacée parce que je sais qu’Elle est là/…Dans la nuit-de l’autre côté. »

 Pour se libérer de cette douleur au bras qui l’empêche de tourner cette poignée, revenue à une vie normale, elle doit accepter une interview qui la délivrera. Le rappel énigmatique de cette scène initiatrice à l’orée de la décision de parler à une journaliste, résonne étrangement à la fin du spectacle pour le dénouement final. Le mot Mayday  sonne comme un écho au mois de mai, le mois de Marie de la religion catholique, celui aussi de l’anniversaire de la fillette et celui de ses méfaits; Mayday est aussi une sorte de traduction phonétique du «venez m’aider » d’un pilote français en détresse mal compris par un opérateur anglais. Ce Mayday  est  officiel et réglementaire depuis 1927 en radiophonie pour signaler qu’un avion ou qu’un bateau est en détresse  et doit être répété trois fois : « Mayday, Mayday, Mayday. Mais La petite fille, jamais aimée par sa mère n’a jamais pu faire entendre ses Mayday à elle.

 L’imposante scénographie d’Hélène Jourdan  correspond bien à cette pièce fragmentée qui se situe dans un quartier défavorisé de Scotswood, une petite ville du nord de l’Angleterre. Et le crime a eu lieu dans  une maison abandonnée  aux murs démolis et parquets défoncés, envahie par les herbes folles, avec un premier étage dangereux  comme celui des vieilles maisons promises à la démolition et devenues terrains de jeux à risques pour les enfants pauvres dont les pères miniers ont perdu leur emploi. La mise en scène est aussi faite d’instantanés et bribes de conversations filmés sur le plateau par un caméraman et un preneur de son, et on peut aussi voir sur grand écran les visages inquiets de femmes de trois générations.

Le spectacle comporte aussi des danses farouches sur tubes anglais, adresses malicieuses au public, pleurs insoutenables, longs silences lourds, non-dits pesants et fuites vers une petite guérite tenant lieu de cuisine, de compartiment d’un train qui file dans un bruit strident. La metteuse en scène a imaginé des scènes, avec portes ouvertes au vent laissant surgir ou se retirer les personnages malheureux de l’histoire. Une vision qui répond à l’impermanence de l’enfance, état instable de sensations dont la parole significative : cris, courses, gestes vifs n’est guère entendue.

Un spectacle tendu d’émotion et d’effroi qui porte un regard attentif  et sans complaisance sur l’éternelle condition des femmes et des enfants malmenés, des présences/absences qui comptent souvent peu dans la sociétés des hommes… Maëlla Gentil, Vanessa Larré, Marie Matheron et Alix Riemer, elles, sont des femmes effectivement remarquables.

Véronique Hotte

©Jean-Louis Fernandez

©Jean-Louis Fernandez

Étrange, ce qui devait relever de l’effroi, le double crime d’une fillette de dix ans, noue emmène seulement à une attention polie. Mary, dite May, est devenue une ménagère britannique quelconque, discutant au téléphone d’une recette de cake pour la fête des écoles. Et puis le retour de l’indicible : on vient l’interviewer sur ce geste lointain et ineffaçable.

Réapparition de la petite fille, de sa mère, prostituée qui a abusé d‘elle, de la grand-mère, en l’absence des pères plus ou moins criminels… La chaîne des fatalités familiales ne suffit pas nécessairement à constituer la tragédie. D’autant que la scénographie écrase le propos au lieu de lui donner toute sa dimension : ce canapé au milieu du grand plateau, cet appareil d’interview laborieusement monté puis démonté…

On comprend l’idée, celle d’un théâtre de la confession, de la vérité qui fait à nouveau basculer une vie.  Mais cela ne fonctionne pas. Le côté Jardin du plateau est encombré par une maison en ruine grandeur nature, le côté Cour, par une maisonnette où mère et fille en action sont captée par une vidéo projetée sur un écran mal proportionné. Cela n’aide pas les comédiennes (excellentes) à dépasser ce qui reste l’illustration pesante d’un récit qui, décidément, n’arrive pas à la tragédie.

Christine Friedel

Théâtre National de la Colline rue Malte-Brun Paris XXème  jusqu’au 17 mars. T : 01 44 62 52 52.
Le texte de la pièce est édité aux éditions Quartett.

 

Ne me touchez pas, librement inspiré des Liaisons dangereuses

 Ne me touchez pas, librement inspiré des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, texte et mise en scène d’Anne Théron

 

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©Jean-Louis Fernandez

 L’auteure-metteuse en scène se penche à nouveau sur le XVIIIème siècle, à travers l’œuvre célèbre de Choderlos de Laclos et sur la fin du XXème, avec Quartett d’Heiner Müller, une réécriture de ce roman épistolaire emblématique d’une génération engagée.

 Pour Anne Théron, Les Liaisons dangereuses, et Quartett écrites par  deux homme, n’en finissent pas de poser en gloire obligée, « la mort de deux femmes anéanties par le désir d’un homme, jusqu’à y laisser leur peau… »

La pièce interroge, en ce début du XXI  ème siècle, le désir des femmes qui, finalement, ne mourront pas. Avec ironie, le texte distille toutes les significations du fameux :«Ne me touchez pas», si prétendument pudique et féminin, face aux sollicitations viriles, souvent brutales.

Valmont, machine de guerre dont la langue s’articule autour des exploits de conquête, se trouve ici en bout de course. Et le fameux «Ne me touchez pas», cette interdiction qu’il attribue à Madame de Tourvel, cette jeune femme intransigeante qu’il s’est juré de conquérir, reflète son incapacité à aimer et dévoile sa peur d’être ébranlé, bouleversé ou ému, sans rien tenir : «Cessez de mépriser vos proies, Monsieur, vous me prenez pour une dinde ou toute autre femelle à plumes, incapable de distinguer vos manœuvres d’approche…Vous rêvez de me fouler aux pieds. Lâchez ma main… ne me touchez pas. »

Dans ce discours amoureux, l’auteure ne s’attarde pas sur la description du sentiment, et préfère s’attacher à l’anatomie en passe d’assouvir le désir masculin. Soit une liberté et une autonomie féminines possibles mais au prix d’une solitude personnelle. 1789 représente la séparation des pouvoirs, la contestation du roi, de Dieu, d’une autre pensée et d’un autre monde: le Grand horloger s’évanouit et apparaît alors l’urgence de repenser des relations sentimentales plus sincères, hors des jeux de pouvoir. Merteuil et Valmont, accomplissent ici un ultime face-à-face dans l’épuisement du désir, en présence de la Voix, figure lucide et analytique.

La scénographie de Barbara Kraft participe de cette décadence, où un monde essoufflé s’effondre: miroirs anciens, arcades intérieures aux lambris de couleur chaude, sol carrelé presque à l’abandon,  joli fauteuil bleu style XVIII ème, grande baignoire  ample et accueillante qui tient lieu de la fameuse ottomane à laquelle le texte fait allusion. Manière Enki Bilal, cette salle de bains  pour privilégiés suggère le temps qui passe et la disparition d’êtres voués à la mort.

Sur le mur de scène, se dessine le faux-semblant d’une échappée de couloir filmé, intégré dans la scénographie, où s’épanouissent les rêves, répondant aux images du texte, mais pas forcément. Ombres et silhouettes extraites d’un passé et d’une mémoire universelle comme: enfant, chien, poule, couple d’amoureux, fantôme noir et imposant de la mère de Valmont, évoluent au lointain dans des ténèbres brumeux.

Les somptueux costumes d’époque: bas blancs, jupon-panier, robes de soie et perruque poudreuse évoquent Marie-Antoinette de Sofia Coppola. A ce songe toujours vivant, extrait des imaginaires et de l’Histoire, s’ajoutent les motifs mélodiques et parfois dissonants à la guitare électrique, de la musique de l’Ouest américain à la Neil Young, façon Dead Man de Jim Jarmush, par Jean-Baptiste et Jérémie Droulers.

Laurent Sauvage incarne le séducteur fatigué et dévasté, miné par son propre talent. Marie-Laure Crochant, en Merteuil et Tourvel, est juste dans ces deux rôles,  une femme à la belle maturité et une jeune rebelle à la fois enfantine; la Voix (Julie Moulier) a la distance requise pour l’observation de ce couple maudit, maléfique et éternel.

Dépaysement et plaisir complets: le public trouve ici les aveux cyniques d’une affection contrariée chez cet homme comme chez cette femme, en général face à l’autre, des histoires d’amour qui finissent mal, une vaine quête d’autrui, des personnages attrapés au filet des relations de pouvoir,  mais aussi des sentiments forts et des amours sans joie jusqu’au moment où la mort achève son œuvre de désagrégation. On rêve à l’infini du désir existentiel et de vie qui habite l’être, un trésor si peu manipulable…

 Véronique Hotte

Théâtre des Quartiers d’Ivry, Centre Dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat 94 200 Ivry-sur-Seine. T: 01 43 90 49 49, du 3 au 12 mars.

Le texte est publié aux éditions des Solitaires Intempestifs.   

 

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce

 

©Exit

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Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, adaptation du roman éponyme de Lola Lafon par Magali Mougel et Hélène Soulié, conception et mise en scène d’Hélène Soulié

Sur le plateau nu, juste éclairée par une poursuite, une certaine Gladys Weathereport fait une conférence sur le féminisme mais Emilienne lui jette un yaourt jette au visage, en lui reprochant «d’entretenir la culture du viol. Nous sommes toujours les coupables de l’histoire ».«Puis on a droit à une première partie, comme l’indique le surtitrage: Avant que nous cœurs subitement ne s’arrêtent. Une amie d’Emilienne  s’adresse à Voltairine pour dire qu’elle a eu un malaise et on a  voit effectivement allongée nue à l’hôpital. Il y a Lola, la mère, et le médecin, pessimiste qui dit qu’il faut se préparer au pire. Ou qu’elle se peut réveiller  paralysée et/ou incapable de parler.

 Il y a une deuxième partie: Il est tant de passer de la nausée au vomissement. Le mur du fond  a été avancé, poussé par les acteurs, pour une sorte de carnaval avec filles et des garçons costumés, et sur un char, une grosse femme enceinte en  carton. Dans le lointain  on entend,  la  musique des Sexi Sushi.

 Une actrice écrit en grandes lettres: ROME sur le mur où les acteurs montent en haut avec une grande banderole : Le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé. Un jeune homme se lance dans une dénonciation de la politique traditionnelle. Puis  on a droit à une photo projetée du célèbre tableau (1880) d’Evariste Vital Luminais Les Enervés de Jumièges dont une voix off nous raconte l’histoire. Des vieux arrivent en fauteuil roulant. Deux garçons écrivent face public sur le mur : PARIS .On nous parle de «l’obsession sécuritaire française, de droite comme de gauche. En dépit des 20.000 caméras RATP et des 10.201 autres visionnées en continu dans Paris, malgré 27.400 placements en centre de rétention, 77.544 gardés à vue en un an. »

Puis est affichée en surtitrage, cette consigne: «A partir de ce soir, le couvre-feu sera appliqué en vertu du décret de l’état d’urgence », qui sera répétée jusqu’à plus soif. Les jeunes gens racontent qu’un incendie dans un centre de rétention pour étrangers a donne le signal de départ. un demandeur d’asile afghan de dix-neuf ans s’est pendu. De grands rassemblements ont lieu place de la République, Rond-Point des Champs-Elysées, etc.

Zoé dit que la presse a recensé cinquante-neuf actes de «terrorisme» dans le pays, dont une bonne vingtaine attribuée à un groupe dit des Petites Filles au Bout du Chemin (…) comme « l’incendie des locaux d’une firme pharmaceutique et le saccage de distributeurs de billets rendus inutilisables. Il y a un appel à la violence urbaine avec références littéraires et surtout filmiques. Bruits d’émeutes, fumigènes orange… Le grand mur, sur fond de musique rock assourdissante est peint d’inscriptions, à coup de bombes et jets de peintures. Cela fait penser à un Jackon Pollock du pauvre, mais bon, cela se regarde sans déplaisir…

 Dans une troisième partie, on a droit à un banquet avec grande table nappée de blanc comme chez Jérôme Deschamps ou Tadeusz Kantor. Il y a là Antoine, Voltairine, Valériane, La petite fille, Cantor, Jérôme, Claire, la mère, etc. Ils mangent face public une orange posée sur une grande assiette blanche et il y  a un concours de devinettes : «Seigneur, j’aimerais tellement avoir la musique mais tout ce que j’ai, ce sont les mots.» Sarah Kane. « La révolte est une épidémie, elle en a le caractère fatal et sacré.» Jean Genet. «Je me dirige lentement vers un seul but : la connaissance, l’affirmation de ma propre liberté, avec toutes les responsabilités qui en découlent. », Voltairine de Cleyre.  Ce banquet est le seul moment un peu intéressant (mais trop court) où on respire un peu… et où il y a, disons l’espérance de quelque chose qui pourrait ressembler à du théâtre.

 Et il y a enfin une conversation entre la petite fille et Voltairine, notamment sur la fin d’August Spies, un militant  anarchiste américain soupçonné d’avoir fomenté un attentat à la bombe, qui déclara avant d’être pendu en 1887 : «Ce n’est qu’une étincelle que nous piétinerons ici, mais là, derrière vous, et aussi juste en face et partout ailleurs, des flammes ardentes s’élèvent déjà». Et Voltairine de Cleyre lui répondit dans un autre poème, alors qu’il allait être exécuté :«Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce! » Au cas où on n’aurait pas compris, la boucle est donc bouclée, avec la reprise du titre. Après quelque deux heures quarante d’un spectacle qui devaient durer deux heures vingt ! Le tout sans aucun entracte…

 Nous avons essayé de vous résumer  la« forme complexe de ce séquençage (sic) laborieusement explicité dans une note d’intention répétitive et mal écrite. Hélène Soulié avait réalisé un Batman dans la tête de très belle facture (voir Le Théâtre du blog). Ici, elle maîtrise bien l’espace et la direction d’acteurs, mais malheureusement, sa dramaturgie et sa mise en scène sont comme aux abonnés absents. Première erreur: adapter ce roman, que nous n’avons pas pu lire, était déjà mission impossible. On ne passe pas facilement du thème  comme le viol, fait intime, à la révolte collective ! Mais c’est une véritable manie chez les jeunes metteurs en scène d’aller chercher des romans pour en « faire théâtre » comme disait Antoine Vitez qui avait été un des premiers quand, en 1975, il avait brillamment réussi Catherine avec un dîner autour d’une table, d’après Les Cloches de Bâle d’Aragon…Mais attention danger ! Il y faut une sacré métier et cela ne marche même pas à tous les coups !

Ici, il s’agit la plupart du temps de monologues qui se suivent dans de petites séquences, le tout sur fond musical rock et pop, avec, bien entendu micros HF en permanence, la maladie du théâtre contemporain qui sévit même dans des salles de cent places ! Mais répéter, comme le fait Hélène Soulié, qu’il fallait «concevoir de façon plus alternative le texte en plateau, en lui ôtant sa hiérarchie, en l’utilisant comme vecteur, et en mettant alors nos acquis de mise en scène de d’écriture» (sic) relève d’une rare prétention. Tous aux abris! Et on se demande bien ce que viennent faire ici toutes ces références littéraires et filmiques…comme si elle avait besoin de ces béquilles pour imposer son travail. Pas de fil rouge en effet ou si peu, entre cette dramatique histoire de viol et les insurrections urbaines trop largement utilisées ici. Et tout le spectacle tient plutôt d’un happening interminable et sans intérêt. Même si le travail des huit comédiens qui, dans ces conditions, ont bien du mal à imposer des personnages, est tout à fait correct.

 John Cage disait bien qu’un happening se devait d’être un peu ennuyeux mais là, il aurait été comblé ! En fait, ici, la metteuse en scène ne maîtrise absolument pas le temps scénique quelle confond avec celui d’un happening forcément plus court ; on ne peut nier sa sincérité mais ce travail nourri  de « croisements, carrefours, médias connexes » (sic),  qu’elle «convoque » (quel charabia !) comme elle le dit sans arrêt, ne peut fonctionner !

Dommage ! Et que faire? Réduire le spectacle à une heure et quelque? Mais comment? On se demande  en tout cas quel producteur pourrait avoir envie d’acheter cette petite chose lamentable, comme le disait, très déçu, un mien confrère. Hélène Soulié, en tout cas, n’aurait pas intérêt, si elle veut rester crédible, à continuer dans cette voie…

Philippe du Vignal

Spectacle vu au Théâtre des Treize vents, à Montpellier, le 21 février.

 

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Je n’ai pas peur, d’après le roman de Niccolò Ammaniti

 

Je n’ai pas peur, d’après le roman de Niccolò Ammaniti, adaptation et mise en scène de Martial Anton et Daniel C. Funes. Cie Tro-Héol.

©Pascal Pérennec

©Pascal Pérennec

Accents italiens chantants, joie de vivre les longues vacances estivales qui ne semblent guère finir, courses libres dans les champs ensoleillés loin des parents occupés par leurs soucis d’adultes,  deux enfants, Michele et Maria, ont maille à partir avec leur propre équipée. Cette petite sœur ne le lâche pas d’une semelle son frère aîné qui se demande:«Comment gagner dans ces conditions la course avec les copains et copines du village ?» Ce garçon vif, adroit et souvent vainqueur, a dû cette fois-ci faire machine arrière pour retrouver Maria qui avait chuté et cassé ses lunettes !      

Ce ragazzo n’est donc arrivé qu’avant-dernier! Mais il récupère les gages du dernier arrivé, une petite fille dont tous se moquent avec méchanceté. Michele veut instinctivement la sauver des désirs scabreux auxquels les plus durs à cuire des gamins voudraient la soumettre, et il a tendance à avoir de la gentillesse et de l’empathie… qui le perdront dans un monde cruel qui n’écoute pas les âmes en peine et se moque des fragilités de chacun, d’autant que les familles du  village sont loin de vivre dans l’opulence. De fil en aiguille, Michele, parti explorer après avoir reçu un gage une maison abandonnée qui fait peur, il y découvre, par hasard, une trappe qui le mène à un autre enfant de son âge, Philippo, enlevé par la maffia et abandonné là. Nous ne dévoilerons pas l’histoire où sont impliqués les parents de Michele! Bref, une sale affaire.

Dilemme cornélien: choisir l’honneur clanesque dû aux siens et se taire, ou bien sauver l’innocent, un autre soi-même, et agir alors en garçon qui a foi en l’humain ? Une réalité dure et sèche comme le soleil qui n’épargne personne en Italie du Sud. Dans la maison ombragée, la mère repasse, au son festif des chansons populaires, en attendant son époux qui a affaire avec un certain Sergio… peu recommandable.

Le travail de Martial Anton et Daniel C. Funes, adaptateurs, metteurs en scène et scénographes est absolument inventif, et joue de la gouaille italienne et d’un parler populaire à couper au couteau, moqueur, ironique et cru parfois. Les personnages vivent libres et gais, malgré une relative pauvreté. Et ces interprètes passionnés manipulent des marionnettes émouvantes de vérité, de douceur mais aussi parfois d’âcreté.

L’enfance avec ses couleurs et ses ombres est ici, comme mise à nu, avec ces poupées énergiques, offertes au regard du public émerveillé par tant de vitalité. Frédéric Rebiere, Daniel C. Funes et Isabelle Martinez coulent leur être et leur parole dans ces petits personnages que sont le père, la mère, le fils, la fille, les méchants camarades et intrus, comme ce vieux Sergio ambigu.

Quelques planches de bois en forme de trapèze se balancent dans les airs, que  des poulies hissent ou rabaissent. On assiste ainsi à une course essoufflée sur la colline, à une chute dans une trappe insoupçonnée, et à des moments au-dessus du vide de ces jeunes en pleine croissance. Quant aux parents, à la fois chaleureux  et durs, ils aiment leurs enfants d’un amour presque animal. Michele, narrateur de son aventure initiatique, sait les conséquences d’une expérience réservée à des adultes qu’il s’est réappropriée par hasard, en défendant malgré tout une profonde affinité avec les valeurs de l’existence.
Les enfants (à partir de dix ans) et  les enfants devenus adultes aujourd’hui, affrontent ici une vie de violence où se mêlent à la fois attrait et répulsion, amitié forte et carnage…

Véronique Hotte

Le spectacle a été joué au Théâtre Gérard Philipe, Centre Dramatique National de Saint-Denis 59 Boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis, du 22  au 24 février.

La Garance, Scène nationale de Cavaillon, les 7 et 8 mars.Théâtre Massalia, Scène conventionnée, Marseille, les 10 et 11 mars. Théâtre des marionnettes de Genève, du 14 au 18 mars.

Maison des arts du Léman, Scène conventionnée, Thonon-les-Bains, les 22 et 23 mars. Le Trident, Scène nationale, Cherbourg, du 28 au 31 mars.

Théâtre Gérard Philipe, Scène conventionnée, Festival Geocondé, Frouard, les 23 et 24 avril. La Halle aux grains, Bayeux, les 26 et 27 avril. Théâtre de Duclair, le 28 avril. Les Champs de foire de Plabennec, le 30 avril.

Centre culturel du Bocage mayennais, Gorron, le 16 mai. Centre culturel d’Erdre et Gesvres, Grandchamps-des-Fontaines, du 18 au 20 mai. Théâtre des Bergeries, biennale des arts de la marionnette, Noisy-le-Sec, le 23 mai.

 Le  roman est publié aux éditions Grasset.

 

La Gentillesse, dramaturgie et mise en scène de Christelle Harbonn

©Ronald Reyes

©Ronald Reyes

La Gentillesse, digression autour de L’Idiot de Fiodor Dostoïevski et La Conjuration des Imbéciles de John Kennedy Toole, dramaturgie et mise en scène de Christelle Harbonn

 Qu’est-ce que la gentillesse ? L’abdication des faibles, selon la malicieuse Blandine, l’une des figures énigmatiques à l’attitude un rien étonnée et souriante, avec une voix d’enfant moqueuse de la dernière création de Christelle Harbonn. Attitude charmante, gestes délicats, regard plaisant, à la morale généreuse  qui pourrait paraître superficielle, telle s’impose la Gentille. La sœur aînée de Blandine, Solenne, lui proposera à la fin d’« apprivoiser » encore et toujours la gentillesse : «Plutôt crever ! », lui répond-t-elle.

 En effet La Gentillesse, loin de douceurs attendues ou choses spirituelles et habiles, pencherait plutôt  vers l’ironie voltairienne, avec des traits méchants, injures et mauvais traitements imposés aux autres et au monde. Le constat que l’on peut faire sur nos sociétés occidentales n’est certes guère engageant, mais quand on regarde au-delà de notre seul monde, on n’est guère non plus davantage consolé. Grossièreté, rudesse, dureté et méchanceté semblent s’imposer d’un côté comme de l’autre de l’hémisphère. Mais un autre personnage, Gilbert, refusera  ainsi à entrer dans ce jeu-là. Au sens propre, puisque l’acteur désentrave un fouillis de fils colorés suspendus entre scène et salle, mais il dénoue aussi les fils emmêlés de notre vie à tous inscrite dans des relations socio-politiques, confuses et brouillées, livrées depuis longtemps à l’anarchie des seules données capitalistes de l’économie sauvage de marché.

 La mère, Marianne, déplore tout autant l’échec du communisme, comme la prétendue valeur d’une laïcité, décrite comme trop sûre d’elle, totalitaire et activiste. En guise de métaphore d’un monde pressenti comme perdu, est suspendue au-dessus du plateau, une installation singulière et menaçante qui déverse déchets de plastique, détritus, gravats légers et fragments de  porcelaine blanche, dans la poussière irisée d’un nuage âcre, une scénographie lumineuse éloquente de Laurent Le Bourhis.

Les  personnages, comme par exemple Adrien qui vient de l’extérieur, sont en décalage avec les normes imposées par la société : des « hors venus » à la Jules Supervielle, et des réconciliateurs,  comme on en trouve dans La Conjuration des imbéciles de John Kennedy  Toole  et L’Idiot de Dostoïevski, des enfants ou des fous. Des êtres si inconséquents que leur résistance aux attentes paraît naturelle. Christelle Harbonn offre ici au public un voyage initiatique et poétique, aux rêves et images mythiques entêtantes, dans «la nuit obscure des âmes », comme une quête existentielle qui rayonne autour de l’identité…

 Les personnages se dénudent pudiquement : le dernier arrivé pourrait incarner un Christ déposé , étendu  sur un ancien canapé… Autour de lui, des figures maternelles le protègent mais  dans une nuit dantesque, des monstres boucs, chèvres et chimères aux bois saillants, errent. On a affaire ici à un méli-mélo énigmatique d’étranges images de rêve dont le leitmotiv serait l’humilité et l’attention accordée à l’autre, avec des interprètes habités comme Adrien Guiraud, Marianne Houspie, Solenne Keravis, Blandine Madec et Gilbert Traïna qui, à un moment ou à un autre, ont tous échangé un long baiser mystérieux : une belle leçon de savoir vivre…

Véronique Hotte

Théâtre de L’Échangeur  à Bagnolet (92), jusqu’au 27 février. T: 01 43 62 71 20.

 

 

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Benjamin Walter texte et mise en scène de Frédéric Sonntag

© Gaelic.fr

© Gaelic.fr

 

Benjamin Walter texte et mise en scène de Frédéric Sonntag

La critique pourrait bien être contaminée par la méthode même du spectacle : essais et erreurs, pistes trouvées et reperdues, fragments juxtaposés, révélations décevantes; nous essayerons de nous en tenir au récit d’une pièce consistant en récits interrompus,  puis retrouvés.
Un jeune homme part à la recherche d’un écrivain disparu et est prêt à sonner à sa porte, mais… non : un groupe d’acteurs s’apprête à écrire collectivement sur le plateau, l’histoire d’un jeune homme parti à la recherche d’un écrivain disparu… Non : un groupe d’acteurs renonce à un projet collectif sur un écrivain qui aurait renoncé à écrire… Non, restons-en à ce qui se passe sur le plateau.

On a dit réel ? Tout ici est réel, et insaisissable, comme le mystérieux Benjamin Walter. Et revoilà le récit. Il s’agit d’une enquête : troublé par un jeu de masques (ça commence par un bal masqué), Frédéric, joué successivement par différents comédiens-donc pas d’identification possible-part en quête d’indices, l’absence même d’indices étant le premier indice… Ils apparaissent là où on les attend le moins, mais, suivant un fil qui nous conduit de la Finlande au Danemark de Brecht et Walter Benjamin, de Berlin à Prague, de Prague en Bosnie, par des gares sans nom, postes de polices et autres frontières. Ces indices arrivent par SMS, mail ou autres moyens électroniques, au groupe d’acteurs toujours au travail, en l’absence productive de leur  chef. Ou encore par télépathie, avec les fantômes géants de Charles Baudelaire ou du 2666, le roman de Roberto Bolano dans sa fascinante plongée à la recherche de l’écrivain perdu.

Ce jeu de poupées russes a aussi un côté satirique : quelle compagnie de théâtre précaire, n’a pas connu un directeur de théâtre-producteur débordé qui se dérobe, une salle de répétition loin de tout et sans chauffage, ou des discussions sans fin, truffées de citations de Gilles Deleuze ou de Jean Baudrillard, cela joué devant nous en vraie grandeur ? En profondeur aussi dans ce théâtre en abyme mais aussi tricoté, tissé à l’infini, juxtaposant différentes temporalités, sons, images projetées, avec bien sûr, toujours là, les acteurs.

Qu’est-ce qui est réel ? De quoi sommes-nous faits ? De l’étoffe des rêves, William Shakespeare l’a dit. Mais, de quoi sont faits nos rêves ? De tout cela : images furtives (d’une vertigineuse beauté), textes, bribes de littérature, dont le montage donne une matière vivante, sans limite. Et induit une pensée philosophique: nous sommes structurés et destructurés, qu’on le veuille ou non, en rhizomes. L’être, perméable au monde, forme provisoire qui se défait en pixels quand on l’approche de trop près, n’a pas de limites…

Benjamin Walter est la seconde pièce de la trilogie de Frédéric Sonntag sur les identités incertaines, dont la troisième aura pour thème B.Traven, du nom d’un auteur à succès qui a réussi à échapper presque complètement à la notoriété! La première, George Kaplan,  (voir Le Théâtre du Blog) jouait déjà de façon étourdissante, sur une identité fuyante : « zadiste » ? Concept publicitaire? Nom de code d’un réseau secret de super-puissants? Ici, l’affaire prend une dimension nouvelle et cette écriture au scanner traverse toutes les couches de réalité et les rend visibles. L’emblème ? Cet être étrange inventé par Franz Kafka : Odradek, pelote de fils usés et hétéroclites qui vit de sa propre vie…

Scénographie, comme il se doit, très mobile qui se solidifie au cours du spectacle, avec un mur qui ressemble à celui des enquêtes policières des séries télévisées. Les acteurs sont justes dans leurs diverses fonctions, même au cours d’inutiles vraies-fausses interruptions du spectacle. On rit souvent et l’on suit l’affaire avec passion, l’intellect en éveil, jusqu’à ce que… Le tout étant logiquement et par définition, in-terminable (voir ci-dessus), cela devient… interminable. Trop long, ce spectacle de trois heures finit par s’embrouiller et se répéter  sans raison (car il y a eu d’heureuses répétitions) et perdre de son vertige dans la démonstration. Un entracte inutile-fatigue des comédiens ?-fige et appesantit le propos.

On peut être sévère avec un spectacle aussi passionnant : allez-y pourtant. Lestés de ces quelques reproches, vous serez, pour le reste, «déçus en bien», comme disent les Suisses.

Christine Friedel

Théâtre de la Cité Internationale, Boulevard Jourdan Paris XIVème jusqu’au 7 mars. T  01 43 13 50 60

Benjamin Walter et George Kaplan sont publiés aux Editions Théâtrales

Abigail’s party de Mike Leigh

 Abigail’s party de Mike Leigh, adaptation de Gérald Sibleyras, mise en scène de Thierry Harcourt

Ambiance musicale d’époque pour cette tragi-comédie qui, dès sa création à Londres en 1977, rencontra le succès… Un couple, Peter et Beverly reçoit quelques amis, et, en même temps, Abigail, une adolescente, fille de Susan, leur voisine divorcée, organise une fête. Tant qu’à faire, faisons du bruit au même moment, pour éviter les ennuis !  Jeunes d’un côté, et adultes (pas encore vieux) de l’autre, dans le salon avec bar du pavillon de Peter et Beverly. La soirée donnée par Abigail, juste évoquée par le son lointain de la musique et des rires reste pour ces jeunes une chasse gardée, un monde à part avec ses codes, secrets, joies et chagrins.

Pour Peter, Beverly et Susan mais aussi pour l’autre couple invité, Antony et Angela, pourtant un peu plus jeune et qui vient d’emménager, ce monde est celui des souvenirs et de la nostalgie, pour ne pas dire des frustrations. Et c’est ici l’occasion d’une mise à nu des personnages… Le dramaturge (74 ans) et cinéaste (Palmes d’or et Oscars  pour Secrets et mensonges, Naked, Turner), entrelace ici avec brio, farce et drame tragique. Avec  Ken Loach et les frères Dardenne, il a renouvelé un certain cinéma social.

Thierry Harcourt a su rendre sensible cette tension entre rires et larmes qui parcourt la pièce et a fait un bon choix  parmi les musiques de l’époque. «De Demis Roussos à Earth Wind and Fire, l’esprit «party » est de rigueur, dit le metteur en scène; alcool à l’appui, les langues se délient, les couples partagent peut-être trop en public leur intimité. » Dans cette pièce où la parole qui ne veut rien dire, mène la danse, l’auteur porte un regard amer et sans concession sur la société de consommation des années 70, toujours présente aujourd’hui dans le monde occidental.

Décor, costumes et musiques sont ici des reproductions pur jus de cette période réputée socialement heureuse: ce choix  aide à préserver la profondeur dramatique et le comique de la pièce. On se dit, en sortant, que rien n’a vraiment changé et, qu’au contraire, tout s’est accentué. Seule nouveauté aujourd’hui: l’omniprésence des nouvelles technologies, autre tyrannie commerciale pour fuir le vide et la mort.

Les modes changent mais si les réseaux sociaux ont pris une place considérable, le fond demeure ! «Qui pouvait penser, dit Thierry Harcourt, qu’une invitation à un cocktail ferait vriller les choses à ce point? Nous sommes ici dans le triomphe du paraître, dans une grande hystérie collective d’exhibitionnisme fondé sur le vide. (…) La seule chose  différente aujourd’hui serait peut-être le sujet des conversations qui prendraient un tour plus politique ». 

Un moment de théâtre bien rythmé, mené sur le fil du rasoir par d’excellents comédiens… mais la ravissante Alexie Ribes enferme le personnage d’Angela dans un jeu caricatural et répétitif qui devient lassant. Un spectacle d’une grande actualité, cruel mais aussi très drôle…

 Elisabeth Naud

 Théâtre de Poche, 75 Boulevard du Montparnasse, 75006 Paris. T : 01 45 44 50 21

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Traversées du monde arabe: GaliléE

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Traversées du monde arabe :

 GaliléE, extraits de La Vie de Galilée de Bertolt Brecht, traduction d’Eloi Recoing, adaptation de Frédéric Maragnani et Boutaïna El Fekkak, mise en scène de Frédéric Maragnani, (en français et en arabe)

Pendant un mois, on pourra voir à Paris, une dizaine de spectacles constitués de regards croisés entre artistes arabes et  occidentaux: Syrie, Algérie, Maroc, Liban et Belgique, Québec, France, Roumanie… Du théâtre surtout mais aussi de la danse avec Fatmeh d’Ali Chahrour, un chorégraphe libanais qui y aborde la condition des femmes, en revenant aux sources de l’imaginaire islamique et en puisant dans ses références culturelles anciennes et contemporaines « pour faire surgir le mouvement » (voir Le Théâtre du Blog) .

Un spectacle atypique, Kamyon de Michael De Cock, a lieu dans un semi-remorque place de la Réunion, dans le XX ème arrondissement à Paris :un  émouvant voyage clandestin raconté par une petite fille en exil. Créé en turc à Istanbul en 2015, il a ensuite sillonné l’Europe. Joué en slovène en Slovénie, en néerlandais en Belgique et en français dans plusieurs villes de l’hexagone (voir Le Théâtre du Blog). Des expositions de photos permettront voir le travail d’artistes qui continuent à créer dans l’adversité et qui, transcendant les frontières, attirent  le regard sur notre monde en plein bouleversement …

 «GaliléE sera une femme, on partira de la femme que je suis, pour créer la fiction d’une chercheuse contemporaine, dit Boutaïna El Fekkak à qui le metteur en scène a confié le rôle-titre. La difficulté a été de dépasser les tics de l’actrice et d’aller du côté de la puissance d’une chercheuse politicienne, d’une femme tribun, tantôt lyrique tantôt froide.»
Nous l’avions remarquée dans Elle brûle, mise en scène par Caroline Guiela Nguyen. Elle joue ici, avec naturel,non le grand savant italien persécuté par l’Inquisition mais une Marocaine, en but aux instances religieuses de son pays. Avec toute la distanciation que cela implique,  nous recevons le message cinq sur cinq : la liberté d’opinion et d’expression reste à défendre aujourd’hui comme hier, pour ceux qui ne craignent pas la vérité. Et les femmes payent à présent un lourd tribu à cette lutte. L’adaptation de la pièce de Bertolt Brecht, conçue pour cinq comédiens, va droit au but et est bouclée en une heure et demi. Loin des trois heures de la récente mise en scène de Jean-François Sivadier avec Nicolas Bouchaud (voir Le Théâtre du Blog). On connaît l’histoire: mathématicien et physicien, Galilée construisit, en décembre 1609, un télescope grossissant vingt fois, et il découvre ainsi les montagnes et cratères de la lune,  la voie lactée composée d’étoiles et les quatre plus grands satellites de Jupiter. Fort de sa nouvelle réputation, il quitta Venise et l’université de Padoue pour la Cour de Florence et consacra son temps à la recherche et à l’écriture.

En décembre 1610, il observa les phases de Vénus, ce qui entrait en contradiction avec l’astronomie de Ptolémée et cela le conforta dans sa préférence pour le système copernicien. Avec ses découvertes, il ébranla les dogmes en cours, fondés sur Aristote et Ptolémée mais sera arrêté et, forcé à se taire, il finit par abjurer. «E pur si muove» (Et pourtant elle tourne), auront été ses derniers mots. Puis il continua à travailler mais en secret..

Ici, Bertolt Brecht ne s’attarde pas sur les méandres des disputes métaphysiques ni sur la complexité du personnage et  ses états d’âme quand il se soumet. On reste sur les faits, rien que les faits. Le personnage apparaît comme un pédagogue. Et l’auteur n’a pas lésiné sur les explications et les démonstrations de Galilée, pour exposer ses découvertes. Ici, un ballon, une balle et une cuillère suffisent au scientifique à enseigner et à exposer ses théories à son assistant Andrea. Ce personnage, joué par Joseph Bourillon, seul Français de la distribution, concentre ici les rôles de tous les défenseurs du savant.

Les acteurs ponctuent leurs interventions avec des mots arabes et cela donne ainsi une tonalité particulière à la pièce, sans toutefois arriver à nous convaincre, malgré l’efficacité de l’adaptation et une scénographie réduite à quelques accessoires. Mais il faut replacer GaliléE dans son contexte : sous l’égide de l’Institut Français de Marrakech, il a été pensé comme un spectacle tout terrain et destiné à être joué au Maroc. Il a la simplicité d’un théâtre d’intervention, direct et sans fioritures.
Confier le rôle a une femme était aussi une gageure réussie. Les lycéens qui assistaient nombreux à cette représentation, ont pu voir la pièce de Bertolt Brecht dans une version simplifiée, sans que soient sacrifiées la structure narrative et didactique du texte et ses vertus pédagogiques. Ils en retiendront peut-être la leçon…

Mireille Davidovici

Le Tarmac, 159 avenue Gambetta, Paris (XX ème). T : 01 43 64 80 80, jusqu’au 25 février.

Traversées du monde arabe du 21 février au 31 mars.

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