Erich von Stroheim de Christophe Pellet
Erich von Stroheim, de Christophe Pellet, mise en scène de Stanislas Nordey
Résonne avec grâce la mélancolie de Mon cœur s’ouvre à ta voix, l’air de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns chanté par Maria Callas à Paris en 1961. Avec des accents lancinants aux intonations plaintives, elle implore l’autre, du fond de son âme douloureuse de «sécher ses pleurs », en répondant à sa tendresse à elle, et à lui redire encore dans un rêve irraisonné, «les serments d’autrefois» qui la bercent d’une douce ivresse.
A ces anaphores entêtantes, chute d’une scène ou départ d’une autre, correspond dans cette réalisation une magnifique scénographie d’Emmanuel Clolus, un vaste espace clair à deux immenses battants. Quand ils se referment, ils laissent paraître la somptueuse photo du couple rayonnant de jeunesse de Montgomery Clift et Lee Remick dans Le Fleuve sauvage (1960) d’Elia Kazan. De profil, l’homme à la tête légèrement de biais, éprouve dans son dos la présence sensuelle de sa belle dont le visage invisible repose tendrement sur son épaule. A l’ouverture des battants, dont la démarcation verticale fissure les portraits, les amants sont systématiquement séparés.
Nostalgie et pressentiment de la perte dans une déchirure à venir. L’espace pourrait être celui d’une chambre lumineuse et vide, celle de l’Un ou bien d’Elle avec fauteuil que l’Autre rejoint, alternativement. Des draps blancs échoués et roulés en boule en guise de lit, habillent à l’occasion les trois amants dénudés. Ce lieu anonyme concerne parfois celui du bureau-table nue et ordinateur impeccable-de Elle, une femme d’affaires. Sur les trois murs de la vaste pièce lumineuse d’une villa romaine, sont projetées des fresques murales colorées, et des mains isolées de tableaux anciens que nulle main de partenaire ne rejoint, comme le temps incertain d’une chambre.
Douleur consternée d’aimer, un destin de séparation et une solitude existentielle.La belle demeure ancestrale abrite l’érotisme de trois amants : Elle (Emmanuelle Béart), l’Un (Laurent Sauvage, en alternance avec Victor de Oliveira) et l’Autre (Thomas Gonzalez), compagnons de parcours de Stanislas Nordey. Aimer ne va pas de soi, tant les codes moraux et sociaux perdurent, et inventer ce trio amoureux revient à une audace de survie. Pour Frédéric Vossier, les personnages de Christophe Pellet dérivent à la périphérie du désir, exilés du sentiment de l’intime, errant d’un partenaire à l’autre, ne sachant quel territoire investir, toujours en équilibre sur le bord dévasté de leur désir, signe d’une non-appartenance au monde.
La perte de soi se faufile insidieusement dans les relations de chacun avec l’autre, entre l’intime et le politique, dominé par la famille, le monde du travail, le couple, le rapport avec son propre corps et la sexualité.Et que reste-t-il de l’amour ? Faut-il le retrouver dans les risques d’un déséquilibre ? L’Un gagne sa vie, en jouant dans des films pornos, avec la crudité et la violence d’une pseudo-présence vulgaire à ce monde. Ce cow-boy mélancolique, Laurent Sauvage, avec une belle lucidité crépusculaire, avoue : «Je m’amuse bien, en compagnie de types comme moi, pas trop regardants et sympathiques, qui ont les mêmes problèmes que moi, les mêmes envies. »
L’Autre se tient dans l’indétermination et l’imposture de celui qui ne se fixe pas et qui préfère l’enfance, dans une aura cinématographique, en même temps que symbolique, à la manière von Stroheim, mystificateur scandaleux, visionnaire équivoque et incompris. Le personnage que joue Thomas Gonzalez, placé «au-dessus des gens et des choses », s’impose avec la même nudité entrevue dans Je suis Fassbinder de Falk Richter, mais moins ludique et amplement plus apaisée : «Je ne suis rien que moi-même, et ce n’est pas suffisant. Cela ne suffit pas pour survivre. »
Elle, aime, impérativement mais bafoue ses amants :pour elle, la joie de l’âme est dans l’action. Elle s’en prend à l’Un avec lequel elle restera enfin :«Je me suis compromise… Tu es la négation vivante de tous mes idéaux…Et comment nous, qui ne sommes pas capables de nous supporter nous-mêmes, qui ne sommes même pas capables de nous supporter en compagnie des autres, comment serions-nous encore capables de supporter notre enfant ? » Emmanuelle Béart est juste et grave, au plus près de ses convictions.
L’enfant qu’ils auront évincera l’Autre : pire encore que les petits arrangements compromissions, est la désolation de la solitude. Tous exigent de se sentir exister pleinement, avant la mort à venir. Avec une volonté ultime d’êtres engagés dans le présent. L’écriture économe déploie le vaste imaginaire des possibles. Un spectacle émouvant et tendu, qui œuvre, bien au-delà des apparences provocatrices et subversives, à la claire révélation d’énigmes retenues en soi.
Véronique Hotte
Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 15 février. T : 03 88 24 88 24. Théâtre National de Bretagne, à Rennes, du 14 au 25 mars. Théâtre du Gymnase de Marseille, du 4 au 6 avril. Théâtre du Rond-Point, à Paris, du 25 avril au 21 mai.
Le texte est publié chez L’Arche Editeur.