Alcool,un petit coin de paradis

 

Alcool, un petit coin de paradis, texte et mise en scène de Nadège Prugnard

©Nicolas Kaplan

©Nicolas Kaplan

Rencognée, Fany-peau-de-whisky plie mais ne rompt pas. Plantée dans son petit pré- carré de paperasses, résidus de son roman, la tête en butée contre deux pans de murs noirs, elle est talonnée par le dernier stade de la soif. L’espace matérialise l’impasse, « l’impossibilité du poème » : « Je ne peux pas me voir. Non, je ne me retournerai pas. » Comment affronter le regard de l’autre ? Le sien ? Comment dire ? Nadège Prugnard prend le parti audacieux de jouer dos au public  et, miracle, son personnage d’alcoolique sans visage a sacrément de la gueule ! C’est un dos en imper beige qui laisse entrapercevoir une robe rouge. C’est surtout une voix superbe, venue des tripes, qui se cramponne au bastingage.

Autre originalité de ce solo : un tissage de voix féminines. Façon théâtre-récit à l’italienne, l’auteure-comédienne passe de l’incarnation, à la narration, en vacillant à peine sur ses hauts talons au vernis rouge écaillé. Prenant de la distance vis-à-vis de l’addiction comme de l’écriture, elle fait trinquer la difficulté du dernier verre avec celle du dernier vers. Quelle réussite, ce dialogisme spéculaire ! Miroir, mon beau miroir déformant, dis-moi qui est la plus en peine ?

Parfois, à vouloir être sur tous les fronts (texte, mise en scène, interprétation …), des artistes dilapident leur énergie, manquent de recul. Ici, le choix est judicieux tant Nadège Prugnard concentre ses voix, voyage avec aisance de l’une à l’autre. Après le spectacle, elle confie avoir d’abord imaginé recourir à une comédienne, mais  y a renoncé pour accentuer le caractère bifide de cette langue qui valorise «le débat de soi avec soi». Bravo, ça fonctionne vraiment. Que d’images et de parole uppercut ! On n’avait pas vu un tel investissement sur scène depuis longtemps.

Et ce goût pour la prose de la vie, d’où lui vient-il ? Dans la tradition péripatéticienne, celle qui s’est toujours passionnée pour la philosophie traîne ses guêtres de créatrice dans le réel, le long du chemin, dirait Stendhal. Elle aime arpenter les « putain(s) de route(s) de campagne », titre d’un de ses précédents spectacles, pour dialoguer avec ceux qui vivent en marge, comme les artistes. Elle a sillonné le Cantal amoché par l’exode rural massif pour ausculter la «vie affective des bars ». Elle a déjà collecté la parole d’ouvriers, de prolos, de résistantes comme sa grand-mère, de femmes qu’on n’entend guère… Haut parleuse, elle nous en transmet l’essence avec fracas. Elle vitupère, salement et magnifiquement.

Sa scénographie semble défier Emil Cioran qui, dans Sur les cimes du désespoir, s’interroge : «Qu’arriverait-il si le visage humain exprimait fidèlement toute la souffrance du dedans, si tout le supplice intérieur passait dans l’expression ? Pourrions-nous encore converser ? Plus personne n’oserait alors se regarder dans une glace, car une image à la fois grotesque et tragique mêlerait aux contours de la physionomie des taches de sang, des plaies béantes et des ruisseaux de larmes irrépressibles. »
Oui,  Nadège Prugnard, artiste tout terrain,  ose et (se) débat avec la langue des bars, clame son affection pour cette « soupe logorrhéique à la Artaud » et « ces discours philosophiques ou politiques virtuoses ».  Son odyssée sur les crêtes pathétiques de l’ivresse convoque tout à la fois optimisme forcené, vocifération, hyperréalisme et monstruosité.

Ce texte, Nadège Prugnard l’a déjà fait sonner en extérieur, à Chalon et à Aurillac, avec des jauges de plus de 800 personnes. Dans la rue, dit-elle, « la puissance de la parole est démultipliée. » En salle, elle explose aussi, mais différemment, fracturée comme les images d’un kaléidoscope. Du rouge à lèvres clownesque, du noir qui coule, un «embrasse-moi» lancé comme une bouée de sauvetage… Du sanglant, du très beau théâtre au-dessous du volcan !  

Stéphanie Ruffier

Alcool sera joué à l’automne 2017 au théâtre de l’Echangeur à Bagnolet et en région Auvergne. MAMAE , un autre projet faisant exploser des voix de femmes  est programmé au Festival Chalon dans la rue.
Le 13 avril, à la Chartreuse à Villeneuve-lès-Avignon,  Nadège Prugnard donnera à entendre un premier geste d’écriture, No Border, commande pour le metteur en scène Guy Alloucherie sur la question des réfugiés politiques.

Photos de Nicolas Kaplan nicolaskaplan.fr

 

 

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