Vertiges, texte et mise en scène de Nasser Djemaï
D’abord, se souvenir. La Z.U.P. fut un havre de paix… autrefois. Avant la paupérisation des «quartiers», avant que les faits-divers ne les stigmatisent, surtout en période pré-électorale. En novembre dernier, une rencontre-lecture organisée par Théâtres en Dracénie nous faisait découvrir Nasser Djemaï, un des rares auteurs dramatiques qui s’intéressent à l’évolution de ces «kystes urbains», appellation dont on fustige parfois l’architecture et les habitants.
Sa voix sensible, nourrie par l’expérience, évoque le temps où cet habitat collectif était synonyme de confort, de « vivre ensemble », et progrès pour des travailleurs, immigrés ou non, qui, jusque là, logeaient dans des zones souvent insalubres et éloignées de la ville. Dans une langue tout en pudeur, il fait aussi sonner avec férocité le désenchantement et la trahison, les frustrations et les colères légitimes. On entend enfin les mots poignants des pères bafoués, espérant que leurs enfants ne subissent pas l’exploitation, et ceux des fils déchirés.
En écho, était projeté le beau documentaire de Marie-Catherine Delacroix et Laurence Bazin Ils ont filmé les grands ensembles, un montage d’images privées tournées dans les années 60-70. La patte du super-8, les cadrages amateurs et le regard nostalgique des témoins: tout y réactive l’espoir dont ces cités étaient porteuses. Nous étions donc impatients de découvrir la dernière création de Nasser Djemaï. Mêlant travail de plateau et écriture documentaire, cette pièce clôt sa trilogie théâtrale, sous le signe de la difficile construction identitaire dans les familles immigrées. Une étoile pour Noël ou L’Ignominie de la bonté donnait la parole à un enfant en quête d’intégration, sommé gentiment et perfidement de faire disparaître son prénom et sa culture. Du vécu ! Dans Invisibles, multi-nommé aux Molières 2014 (voir Le Théâtre du Blog) il s’agissait d’entendre les « chibanis » (cheveux blancs), ces immigrés du Maghreb souffrant du manque de reconnaissance qu’il subissent en France comme dans leur pays. Nabil, le fils, personnage qui se débat avec ses contradictions, n’est pas loin de Nasser Djemaï. Il chercher sa place, tiraillé entre la volonté de rendre hommage au combat du père et la nécessité de trouver sa place. Voyage, filiation, dépassement de la prédestination… on sent le souffle de la tragédie grecque. Vertiges aurait aussi pu être nommé vestiges, tant l’époque bénie a laissé place à des ruines. Les logements comme leurs habitants ont été abandonnés, les religieux extrémistes les hantent et les mœurs ont changé. Nasser Djemaï sait finement décrire de l’intérieur, l’incompréhension et les tensions familiales. Par la fenêtre, on devine les jeunes mecs désœuvrés qui tiennent les murs,et les filles qui essaient de trouver de l’oxygène ailleurs. Braises de Catherine Verlaguet offre aussi ce regard sur des êtres déchirés entre leurs désirs et la culture familiale : la mise en scène sobre et poignante de Philippe Boronad crée un espace mental où flottent, comme des spectres, les femmes victimes de traditions machistes. Nasser Djemaï a choisi, lui, une scénographie hyperréaliste qui reproduit un appartement d’H.L.M. : babioles sur un buffet en stratifié, table dépareillée de bois foncé, coussins colorés sur un canapé défraîchi… Mais les mots juste, chargés d’émotion qui nous avait touchés à la lecture par l’auteur, sonnent ici avec moins de force. Pendant la première heure, on n’y croit guère: les acteurs ont beau avoir une culture franco-maghrébine, les langues, les rires et les emportements se juxtaposent, peu nuancés, comme automatisés… On ne croit pas plus à ces gestes du quotidien : rangement du linge et réparation de la chaudière, qui semblent artificiels dans ce décor si réaliste. Tout est trop explicite. Il y a l’aveuglement tragique des parents, la fille bordélique à la gaieté teintée d’hystérie, le fils chômeur assez indolent. Et un autre fils, prodigue, obsessionnel, qui voudrait bien mettre de l’ordre, alors qu’il est bousculé par son divorce en cours. Chacun joue une partition un peu caricaturale. Et c’est un peu longuet. Puis soudain, la scénographie évolue et le spectacle sort de la tranche de vie. Le point de bascule se fait lors de la prise de conscience de l’impossible retour au pays natal. Comment sortir de l’appartement, de la cité, de la condition de dominés jointe à une assignation implicite à résidence ? Comment oser affronter l’extérieur ? Où trouver sa place (juste par exemple pour un simple pique-nique en plein air) ? Questions matérialisées par un buffet qui s’émancipe et devient le lieu de projections. Comme un appel du grand large : barres d’immeuble comme unique ligne de vision, fantasmes d’ascension sociale et flots marins. Avec le décor qui se délite, l’atmosphère, de plus en plus chargée de symboles et onirique, fait davantage confiance au spectateur. Les comédiens portent alors avec force, les défis de leurs personnages. Les dernières images se gravent dans la rétine et le cœur : quelle émouvante réappropriation du rituel mortuaire ! On reste suspendu à cette vision de vêtements qui gouttent, à cette superbe pietà inversée. Le Styx et la mer Méditerranée se rejoignent dans le même lit. Autre grande réussite, elle aussi liée à la métaphore de l’eau purificatrice, une voisine omniprésente qui hante l’appartement familial. Comme dans Elle brûle où la metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen faisait apparaître épisodiquement un énigmatique bibendum dans l’intérieur naturaliste d’Emma B, on retrouve ici l’idée du personnage-symptôme. Cet oiseau de mauvais augure, cette mouche exaspérante, entre folie et culpabilité, incarne l’infiltration du malheur.
Pour penser l’identité multiculturelle de la France et, au-delà, les pièges de la famille et du labeur mortifère, l’écriture et la démarche artistique de Nasser Djemaï sont essentielles et nourricières. Souhaitons donc à ces voix rarement entendues sur scène, de se fortifier: elles méritent de circuler, pour que l’on entende le drame intime de ces arbres déracinés qui poussent tordus, mais vivaces.
Stéphanie Ruffier
Spectacle vu le 3 février à Théâtres en Dracénie, à Draguignan
Théâtre du Château Rouge Thonon, les 9 et 10 février. Théâtre du Vellein – Villefontaine Annemasse, le 16 février.Théâtre des Quartiers d’Ivry Centre Dramatique National du Val-de-Marne, du 20 février au 12 mars. Le Granit, scène nationale/Belfort les 14 et 15 mars. Théâtre de Vesoul le 18 mars; Le Bateau-Feu/scène nationale de Dunkerque le 21 mars; La Garance/Scène nationale de Cavaillon, le 31 mars. Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon du 4 au 8 avril ; Le Sémaphore à Cébazat le 11 avril. Théâtre des Salins, Martigues, le 27 avril. Centre Culturel des Portes de l’Essonne le 6 mai.
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