Mary Prince d’après The History of Mary Prince
Mary Prince d’après The History of Mary Prince, récit autobiographique d’une esclave mise en scène d’Alex Descas
Ce spectacle joué en 2015 au festival d’Avignon il y a deux ans par la compagnie Man Lala, présente une séquence de textes extraits d’un récit autobiographique, premier témoignage publié en 1831 à Londres sur les conditions de vie de son auteur, Mary Prince, dans les colonies britanniques. Née esclave dans les Bermudes vers 1790, elle est vite séparée de ses parents lors de la vente des esclaves de la maison.
Ses premiers maîtres la traitent avec humanité et elle bénéficie même d’un enseignement rudimentaire, mais trop jeune pour comprendre sa condition d’esclave, elle fait vite l’apprentissage de l’affliction avec la séparation brutale des siens, dans son plus jeune âge. « Je ne savais ni où j’allais, ni ce que mon nouveau maître ferait de moi, j’avais le cœur brisé de chagrin et mes pensées retournaient sans cesse vers ceux dont on m’avait si brusquement séparée. Je n’arrêtais pas de me dire: « Oh, ma mère! Ma mère! Oh, ma maman, et mes sœurs, et mes frères, vous reverrai-je un jour? »
Sa condition va se détériorer de façon continue: elle sera vendue successivement à différents maîtres dont la cruauté n’a d’égal que leur cupidité. Commence alors une descente aux enfers, adoucie tardivement par son mariage, la découverte de la religion et son départ pour Londres comme bonne d’enfants chez des maîtres qui l’aideront à présenter au Parlement, une demande d’assistance pour obtenir le rachat de sa liberté d’un maître qui la lui refuse avec obstination.
Un bref récit aussi juste et dense que bouleversant, et très précieux par sa véracité et son absolue sincérité. Pourvue d’une éducation frustre, Mary possède l’art du récit comme une vertu innée: une abondance de faits, une intelligence des caractères et des situations, une description fine des actes les plus barbares: la distance avec la réalité de l’esclavage au quotidien toucher le cœur. A la fois dedans et dehors, victime la plupart du temps, Mary est quelquefois actrice courageuse, toujours témoin à la parole d’or, et connaît intuitivement l’art de l’ellipse.
Comment restituer sur scène un récit d’une telle force, sans rien perdre de son acuité? Un défi relevé par Alex Descas qui a conçu une belle mise en scène avec plateau nu, noir ambiant, lumière habilement distribuée, et gestuelle sobre: l’essentiel de l’émotion est porté par l’expression du visage de Souria Adèle. On a ici retranché du texte les enchaînements, et les passages d’intérêt secondaire, pour mettre en valeur les moments les plus intenses.
Le spectateur saisit d’emblée la visée universelle du récit dont il aurait cependant été bon de souligner sa dimension universelle, en gommant quelques détails réalistes qui en diminuent la portée: comme le choix-contestable-d’un costume « couleur locale ». Il convient de dire le contexte historique: l’esclavage en cause est inscrit dans l’histoire et l’empire colonial britannique, comme tous les autres colonialismes. Mais a-t-il disparu des temps modernes, ou hélas, est-il seulement moins connu? La prolétarisation du travail, au service de la religion du marché en est un nouvel avatar.
« Aujourd’hui, dit Roland Gori, ce n’est plus seulement le « guerrier » qui réduit par la force le vaincu, en esclavage, en chose, en propriété, et qui le dépossède de ses droits. Dans une série d’enquêtes et de témoignages sur la vie des ouvriers des usines chinoises de Foxconn qui fabriquent les IPhone, Kindle et autres technologies de pointe, une organisation du travail dépossède les employés de leur capacité à penser et à réfléchir, et les réduit à faire une série de gestes répétitifs et simples, les rendant apathiques. Les témoignages sont bouleversants: « Les machines ressemblent à d’étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent à l’intérieur et les recrachent sous forme de produit fini [...] Nous sommes devenus leurs domestiques .J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et maître, dont je devais peigner les cheveux. Il fallait que je passe le peigne ni trop vite ni trop lentement, afin de ne casser aucun cheveu, et le peigne ne devait pas tomber. Si je ne faisais pas bien, j’étais élagué. »
Est-on si loin de Mary Prince faisant preuve d’un discernement qui s’aiguise au fur et à mesure que sa condition empire. Elle saisit bien les mécanismes de la déshumanisation dont elle est victime: dépossession de soi, de son corps torturé à l’envie, et de son âme, à cause de l’arbitraire et de l’injustice qu’elle subit: «Il ne se passait pas de jours sans que ces garçons ne reçoivent le plus sévère traitement, souvent pour rien du tout. On aurait dit que mon maître et ma maîtresse pensaient qu’ils avaient un droit à les maltraiter à leur gré et ils accompagnaient très souvent leurs ordres de coups, que les enfants se conduisent bien ou mal.
Peut-on dire plus clairement l’arbitraire, le déni des droits humains? Si les châtiments corporels et l’horreur quotidienne en sont l’expression la plus cruelle, la dépossession de soi en est l’expression ultime, le comble de la violence faite à l’homme. Ici Mary semble dire de l’âme, ce qu’Augustin dit du temps: « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas! « .
On a tort d’hypostasier l’âme qui est le point ultime de refuge de l’être, comme nous le rappellent Primo Levi et avec lui, toutes les victimes de viol. Et de façon aussi convaincante, Mary Prince : « J’ai été esclave, j’ai ressenti ce que ressent un esclave et je sais ce qu’un esclave sait ». De façon pertinente, la mise en scène du texte ouvre et se ferme sur cette parole indépassable.
Car c’est bien son âme qu’on a volée à cette esclave, après avoir martyrisé son corps. Et voilà pourquoi Mary trouve un tel refuge dans la rencontre avec les frères Moraves dont la secte a incarné une force d’opposition à l’Eglise romaine. Persécutés dès 1460, ils ont prôné pendant longtemps la fraternité des hommes sans distinction de classe, de nation ni de couleur.
Ce n’est donc pas par hasard que Mary trouve auprès d’eux le réconfort moral et la réaffirmation de son être profond: même la reconnaissance de son statut de pécheresse lui est un baume, car on lui reconnaît la responsabilité de ses actes: on la traite en personne libre et intègre. En outre, les frères vont lui apprendre à lire, reconnaissant son intelligence et confirmant ainsi sa dignité humaine.
Quelle surprise que de trouver dans ce récit d’une esclave du début du XIXème siècle des lumières susceptibles d’éclairer le monde contemporain! Car l’entreprise de déshumanisation se trouve bien au principe du « technofascisme » dont s’accompagne le libéralisme et dont on retrouve les effets dans la technocratie totalitaire, la montée des racismes, des populismes de tout poil, et l’ensemble de ce monde sans esprit qui nourrit les régressions et le salafisme djihadiste. Comme le dit Hannah Arendt: « Il est intéressant de noter que le mot latin homo désignait à l’origine un être qui n’était rien qu’un homme, une personne sans droits et, par conséquent, un esclave. »
Merci donc à la troupe Man Lala et à Souria Adèle de nous avoir fait partager la force de ce témoignage, de l’avoir proposé à notre entendement, même ils en ont quelque peu restreint la portée, à leur insu. Mais comprendre, discuter, et alimenter par sa propre expérience, n’est-ce pas là le rôle du spectateur émancipé ?
Michèle Bigot
Spectacle vu au Théâtre municipal de Fort-de France, le 2 février.
Pour voir l’article: http://theatredublog.unblog.fr/2014/01/27/mary-prince/
Mon article a paru ici, lors de la création de ce spectacle au poche Montmartre…
ce seraitintéressant de comparer les deux commentaires..
Alvina Ruprecht