© Michel Cavalca
La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, mise en scène de Christian Schiaretti
»Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l’épopée. L’indépendance conquise, ici commence la tragédie ». Ces paroles de l’écrivain antillais (1913-2008) résonnent aussi fortement aujourd’hui qu’au moment où il entreprit son ambitieuse trilogie théâtrale. Avec pour thème et dans une langue éclatante et magistrale, le destin de l’Afrique après les indépendances. En 1963, il publie La Tragédie du roi Christophe, créée en 1964 par Jean-Marie Serreau au festival de Salzbourg puis repris à l’Odéon. Premier volet de ce monument littéraire, cette farce tragique sera suivie par Une saison au Congo puis par Une Tempête en 1969, une «adaptation pour le théâtre nègre de celle de Shakespeare. »
Depuis, la pièce a été rarement représentée: elle demande en effet une distribution importante d’acteurs noirs! Jacques Nichet, l’avait montée au festival d’Avignon 96, avec une vingtaine de comédiens africains et antillais et, pour tout décor, un autobus bondé, au milieu de la Cour d’honneur. Elle est aussi entrée au répertoire de la Comédie-Française en 1991.
Christian Schiaretti, pour sa création au T.N.P., a de nouveau réuni le collectif burkinabé Beneeré d’Une saison au Congo (voir Le Théâtre du Blog) et d’autres acteurs africains dont Marc Zinga qui incarne, après Patrice Lumumba, Henri Christophe, premier roi d’Haïti. Monarque dont l’ubris et l’idéalisme se heurteront à la réalité et le mèneront à une tyrannie sur un peuple qu’il n’estime pas à la hauteur de ses ambitions, au départ généreuses. Exploités et versatiles, ses sujets l’abandonneront à l’exception de son bouffon et de Vastey, son fidèle secrétaire (Marcel Mankita).
Comme Une saison au Congo, La Tragédie du roi Christophe est fondée sur des faits historiques. «La pièce, représente un épisode authentique de l’histoire d’Haïti, précisait le poète antillais et elle respecte scrupuleusement les événements, au point que beaucoup de mots prononcés par Christophe sont historiques. » (…) « Cette atmosphère authentique, on la retrouve aussi dans une certaine emphase très caractéristique de la vie politique haïtienne. »
Et dans l’ambiance surchauffée d’un combat de coqs, «principale réjouissance populaire de Haïti » commence le spectacle. La foule a tôt fait de baptiser les volatiles, Pétion et Christophe: les hommes politiques qui se disputent la succession du régime tyrannique de Dessalines, deux ans après l’indépendance, d’une partie de Saint-Domingue, maintenant Haïti. Christophe l’emporte mais refuse d’être président de la République. Laissant ce titre et une partie du territoire à Alexandre Pétion, il fonde un royaume, au nord du pays. Fier d’être nègre et voué à la réussite grâce au travail forcené qu’il impose à ses sujets, il règnera de 1811 à 1820. Monarque absolu, il s’entoure d’une cour de pacotille, singeant celle de son « cousin de France ».
Christian Schiaretti a choisi la sobriété pour mettre en valeur la force de cette fable. Un décor simple et discret, une mosaïque centrale figure le palais Sans-Souci. Au fond, un orchestre et un orgue monumental, dévoilé à l’occasion, accompagne les scènes dans la cathédrale. Bientôt la terre recouvrira tout le plateau, pour évoquer le labeur des paysans pataugeant dans la glèbe et la construction d’une citadelle. Les cordes, claviers et percussions soutiennent l’action, ou accompagner la chanteuse camerounaise Valérie Belinga aux chauds accents créoles. Mais la musique de Fabrice Devienne pourrait être plus présente et rythmer ainsi davantage les interventions du chœur.
D’un acte à l’autre, émergent quelques scènes très réussies. Moins à l’aise que dans Une Saison au Congo, les comédiens s’emparent de la langue tantôt lyrique, tantôt crue, du poète. Marc Zinga, est un Christophe droit dans ses bottes d’un bout à l’autre, érigé en héros tragique et convaincant dans la harangue: «Messieurs, je ne veux pas qu’il puisse jamais être dit, jamais être soupçonné dans le monde, que dix ans de liberté nègre, dix ans de laisser-aller et de démission nègre suffiront pour que soit dilapidé le trésor que le martyr de notre peuple a amassé en cent ans de labeur et de coups de fouet. » (…) « avec moi, vous n’aurez pas le droit d’être fatigués». Mais il sait aussi nous émouvoir quand,à la fin, il lance son chant du cygne, avant de mourir. Un final aux accents shakespeariens.
Hugonin, «mélange de parasite, de bouffon et d’agent politique » rappelle aussi les bouffons de Shakespeare. En costume chamarré et décadent, Emmanuel Rotoubam Mbaide amuse la galerie avec ses pamphlets et comptines populaires et il sait créer un contrepoint parodique. Chanlatte (Paterne Boungou), le poète officiel, manie l’alexandrin creux à la gloire du roi. Généraux, maître de cérémonie (Olivier Borle), politiciens et belles dames vivent dans une opulence maladroite, portant de riches costumes de Mathieu Trappler contrastant avec les modestes vêtements du pauvre peuple.
Malheureusement le chœur, qui ponctue le texte, paraît souvent emprunté et aurait dû être un des protagonistes investis dans l’action. Dans les intermèdes, les personnages populaires sont souvent peu convaincants, figés, difficiles à comprendre. Reste l’actualité d’une telle pièce, avec un héros qu’Aimé Césaire compare à son Lumumba : «des visionnaires très en avance sur leur époque, pas plus politiciens l’un que l’autre, lancés derrière un idéal très noble, ils perdent contact avec une réalité qui ne pardonne pas… Lumumba comme Christophe sont des vainqueurs qui se dressent, alors que tout s’écroule autour d’eux. »
Ces trente artistes généreux nous font entendre les paroles d’espoir d’Henri Christophe mourant : «Semences ambitieuses, ai-je dit, pour vos terres fastidieuses et haussé de dix coches le niveau exigé de l’étiage. Sueurs et récoltes à l’avenant ! Ce fut un temps sévère. Je ne regrette rien. J’ai tâché de mettre quelque chose dans une terre ingrate.» Animé de la même foi en l’avenir que son auteur. En octobre 1956, il démissionne du Parti Communiste et écrit à Maurice Thorez: «Il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait; la force d’inventer au lieu de suivre; la force d’inventer notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent. ». Il faudrait à nous aussi, la patience d’écouter ce théâtre et de le lire.
Mireille Davidovici
Pas tout à fait d’accord -nous étions à la même représentation -et nous serons plus sévères que Mireille. D’abord, la pièce, malgré de belles fulgurances poétiques, est sans doute plus à lire qu’à voir. Et Christian Schiaretti aurait pu allègrement couper dans un texte souvent bavard,
Les scènes de groupe font souvent penser au traitement d’un opéra et sont remarquablement orchestrées, avec une grande maîtrise du plateau comme toujours chez ce metteur en scène. Mais les autres scènes le sont beaucoup moins: diction approximative, criailleries et sauf Marc Zinga, la distribution est, comme on dit, très inégale… Tout le spectacle a un côté statique et pesant là où il aurait fallu plus de légèreté et ces quelque deux heures vingt n’en finissent pas de finir…
Le public a applaudi mais sans plus: on le comprend. Dommage!
Philippe du Vignal
Les Gémeaux, 49 avenue Georges Clémenceau, Sceaux (Hauts-de Seine). T. : 01 46 61 36 67, jusqu’au 12 mars.
La pièce est publiée aux éditions Présence Africaine.