Un amour impossible de Christine Angot
Un amour impossible d’après le roman de Christine Angot, adaptation de l’auteure, mise en scène de Célie Pauthe
La pièce tirée du roman par elle-même, ce qui n’est pas si fréquent, reprend une histoire d’amour qui commence mal. Cela se passe d’abord à Châteauroux où naît Christine Schwartz, il y a cinquante huit ans, d’un père, interprète à l’OTAN, et d’une mère Rachel, employée à la Sécurité Sociale. L’enfant vit avec sa mère. Elle et son père s’aiment mais ne vivent pas ensemble, de par la volonté de Pierre qui, ensuite, violera sa fille. Bref, un curieux mélange des rôles où personne n’est à sa place, avec, en perspective, de « belles » souffrances qui pourriront la vie de Christine, comme celle de sa mère qui savait sans doute mais qui n’a rien dit.
«L’aveuglement et l’impuissance à parler dont la mère a fait preuve, dit Célie Pauthe, pendant et après la découverte de l’inceste, demeurent et demeureront d’une certaine manière, irréparables, et les zones d’ombre qui émaillent le dialogue final, en témoignent. C’est d’un amour profondément blessé dont il s’agit. ».
Et malgré tout, petit miracle exceptionnel dans ce genre de situations, la mère et la fille se reverront, malgré les non-dits et la réticence de la fille à parler à sa mère, autrement que par brefs coups de téléphone… Malgré tout cela et malgré les années qui ont passé, la mère âgée et sa fille devenue adulte finissent par dépasser ce qui les a déchirées, l’absence et la trop grande présence de cet homme. Dénominateur commun entre elles: en leur faisant l’amour, ils les a fait toutes les deux souffrir, au plus profond d’elles-mêmes.
Mais elles trouveront la force de dépasser cette souffrance et se demanderont ensemble pourquoi cela a eu lieu, avec le sentiment que cette histoire d’amour qui a mal tourné, vient de très loin, et dépasse la culpabilité de la mère pauvre, humiliée mais silencieuse, et la victimisation de la fille qui, longtemps, a accepté ce rapport incestueux chaque fois qu’elle allait voir son père… Toutes les deux surtout blessées, victimes d’un homme d’une autre classe sociale que la leur, mais aussi et surtout coupables, l’une comme l’autre mais pour des raisons différentes, d’avoir accepté cet «amour impossible».
Comme le dit très bien Célie Pauthe, il y a aussi derrière-et ce n’est pas le moins important-le poids de la société qui a longtemps sinon approuvé, du moins toléré longtemps cette transgression qui existe dans tous les milieux. Alors que l’on sait bien que l’inceste entraîne chez les victimes comme une sorte d’anesthésie des émotions. Mais une chose est de le savoir, une autre de l’exprimer ensuite : la mère maintenant âgée, est donc bien consciente comme sa fille qu’elles doivent faire vite pour retrouver une confiance réciproque qui s’est perdue. Seule la parole, on le sait, est, dans ce cas, libératoire…
Et cela donne quoi sur le grand plateau des Ateliers Berthier? D’abord, là où on pouvait être inquiet quant à l’adaptation de son roman par elle-même, Christine Angot a, malgré certaines longueurs, plutôt réussi son coup et a pris, avec une grande maîtrise, une certaine distance avec le texte original. Elle a ainsi mis en place plusieurs moments forts avec retours en arrière, en évitant bavardages et apitoiements inutiles, sans pour autant nuire à l’émotion. Cela se passe d’abord dans un appartement pauvre à Châteauroux de la mère dans les années soixante, puis dans celui où elle a ensuite déménagé à Reims, ensuite chez Christine, et enfin dans un restaurant où elles vont se retrouver.
Célie Pauthe dirige très bien Bulle Ogier (77 ans), vraiment bouleversante, qui passe par une fabuleuse gamme de sentiments: profonde amertume jamais éteinte d’avoir été niée dans son corps par son amant qu’elle continuait à aimer malgré tout-fallait-il qu’il ait eu, même malfaisant, un certain talent!-mais aussi nostalgie du temps où elle élevait seule sa fille, et colère ancienne avec profonde dépression quand elle apprit l’inceste prête à ressurgir…
Maria de Medeiros, (51 ans) que l’on n’avait pas vue au théâtre depuis 2009, pourrait être la fille de Bulle Ogier; lumineuse dans ses incarnations de Christine enfant (même si elle a tendance à jouer un peu trop de sa belle voix), elle est tout aussi convaincante, quand ado, elle nous dit qu’elle va voir son père dans son appartement, alors que sa mère, avertie par un amie de la famille, comprend enfin leurs relations et quand, jeune femme, elle sait qu’elle devra vivre toute sa vie avec ce profond traumatisme, puis enfin quand elle retrouve à nouveau sa mère qui vit ses dernières années…
Cela, bizarrement, ne fonctionne pas tout le temps, sans doute à cause de cette volonté de minimalisme et par moments, d’une certaine froideur dans la mise en scène, comme si Célie Pauthe avait eu peur de tomber dans le pathos ou l’impudeur. Certes la marge de manœuvre, dans ces cas-là, est faible. Et pour une fois, les courts monologues en vidéo de la mère et de la fille filmées en gros plan par Aline Loustalot, excellents et très émouvants, se justifient.
Mais sur ce grand plateau vide parsemé de quelques meubles, une scénographie trop imposante augmente encore cette impression de froideur: pourquoi ces voix amplifiées? Pourquoi avoir reconstitué ici un fond de scène absolument noir avec une haute porte centrale à deux battants pour faire entrer décors et accessoires? Pourquoi ce discret mais incessant ballet d’accessoiristes aussi de noir vêtus, qui transportent trop souvent chaises, tables, fauteuils et canapés, ce qui pollue l’action?
Malgré ces réserves, il faut aller voir ce spectacle. Aussi intelligent qu’émouvant, et qui a le mérite de dire des choses que l’on n’entend pas si souvent…
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Odéon/Ateliers Berthier, Paris 17ème. T : 01 44 85 40 40, jusqu’au 26 mars.
Le roman est édité aux éditions Flammarion.
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