Détruire d’après Détruire dit-elle de Marguerite Duras

 

Détruire d’après Détruire dit-elle de Marguerite Duras, adaptation et mise en scène de Jean-Luc Vincent

 

(C)JOSSELYN LAMBERT

(C)JOSSELYN LAMBERT

Maurice Blanchot considère Détruire dit-elle comme la description d’un possible film fantastique où les personnages posent leur énigme : «Qui sont-ils ? Certes des êtres comme nous : il n’en est pas d’autres en ce monde. Mais, en effet, des êtres déjà radicalement détruits (d’où l’allusion au judaïsme) … »

 Lente érosion et dévastation, mouvement intérieur de mort qui mène à la douceur, attention à l’autre, amour non possessif : «Détruire dit-elle, et muter. Les événements de mai 68 résonnent ici dans cette volonté idéalisée et obstinée de tout anéantir et raser, pour pouvoir enfin recommencer et initier à nouveau des lendemains qui chantent.  Sur le film Détruire dit-elle (1969), Marguerite Duras écrivait : «J’essaie de situer le changement de l’homme, enfin le stade révolutionnaire au niveau de la vie intérieure. Je crois que si on ne fait pas ce pas intérieur, si l’homme ne change pas dans sa solitude, rien n’est possible… »

Détruire dit-elle participe de l’idée du bonheur mais aussi des rêves et espoirs trop souvent déçus, lentement corrodés par le temps, le désir et les passions inassouvies : ainsi parle Alissa (Edith Baldy) qui, avec le professeur Max Thor (Xavier Deranlot) et le juif Stein (Airy Routier), rencontrent dans le parc d’un hôtel, la mystérieuse Elisabeth Alione (la danseuse Isabelle Catalan) : «Sur la chaise longue, elle a bougé. Elle s’est retournée et s’est rendormie, les jambes étirées, disjointes, la tête prise dans son bras. » Max Thor passe devant elle furtivement et  sans lui parler.

 Ces êtres contemplateurs, s’immiscent dans sa vie, et la bouleversent.  Et l’action, à proprement parler, est absente de la scène, sinon par l’invasion chez eux d’une sensation tonique de cette conscience vivante et partagée, de la fin d’un monde. Le théâtre vient ici de la parole libérée de Stein, avec une impudeur affichée de dire, et de faire dire; et le spectacle se déroule alors comme un mystère à la Maurice Blanchot, dans une représentation inattendue, musicale, de la destruction.

Un désir absolu, loin de tout libertinage, circule alors d’une figure à l’autre, avec la flamme d’une passion partagée, au-delà de la morale, amorale enfin. Le «moi» n’existe plus, au profit de l’énergie d’un désir circulant de l’un à l’autre. Alissa, la jeune épouse de Max Thor, est attirée par Stein dans la complicité et la folie, et ces trois personnages abandonnent l’«avoir» pour l’«être», dans une attitude non sentimentale.

 L’ancien monde est révolu : plus d’Histoire (la matière enseignée par Max Thor), plus de références ni de mémoire, et elle fait place à la musique et l’art de la fugue. Une forêt profonde jouxte le parc de cet hôtel, et il y a comme une invitation à parcourir ensemble cet espace sauvage inconnu.

La mise en scène de Jean-Luc Vincent accroche l’œil, sous l’éclairage vif et précis de cette écriture durassienne, si reconnaissable, de cet esprit libre et ouvert à l’autre. Comme dans l’obscurité d’une salle de cinéma, brille tout à coup ici l’éclat de spots pour un tournage de film, sur une petite table de jardin; une femme et un homme boivent un verre. Ils parlent de la création littéraire, et on entend au loin le bruit régulier et sec des balles sur les raquettes de tennis. Villégiature estivale et repos…

 Anne-Elodie Sorlin est une Marguerite Duras espiègle, qui marche, puis fait quelques pas de danse sur une fugue de Jean-Sébastien Bach. Facétieuse, avec de grosses lunettes, en petite jupe d’été jaune paille, cigarette à la main et diction tout de suite identifiable, répétitive et saccadée. Une audace ludique et juste pour redonner vie à une écrivaine disparue en 1996, et nous nous amusons d’une telle pertinence… Julien Derivaz est l’homme au pull rouge, et Yann André, le compagnon de Marguerite avec qui elle commente ses choix de fiction. Le couple regarde autour de la table, ces personnages infiniment humains que rejoint l’époux d’Elisabeth Alione (Jean-Luc Vincent). Certains se délivrent parfois d’eux-mêmes en hurlant!

Un voyage au cœur de la création de Marguerite Duras à travers une belle transformation de la fiction romanesque en théâtre.

 Véronique Hotte

Studio-Théâtre de Vitry, 18 avenue de l’Insurrection, 94400 Vitry-sur-Seine. T: 01 46 81 75 50, jusqu’au 6 mars. Théâtre de Vanves, Festival Ardanthé, le 21 mars.

Théâtre Dijon-Bourgogne, Festival Théâtre en mai, les 21, 22 et 23 mai.

 

 

 

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