La Mouette d’après La Mouette d’Anton Tchekhov
La Mouette d’après La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène de Thibault Perrenoud
Anton Tchekhov critique le théâtre commercial de son temps qui, traditionnellement, loin de rendre hommage aux auteurs, acteurs et public, se moque un peu d’eux. Aussi est-il souvent question de l’art de la scène dans les œuvres du dramaturge russe, un fil infini et radieux du théâtre dans le théâtre, solide à l’extrême. Anton Tchekhov n’aimait pas non plus les « décadents »; La Mouette (1896) se lit comme une satire contre le langage grandiloquent et abstrait de la nouvelle école, et évoque les disputes sur les tendances d’un petit monde fermé, cruel et suffisant.
Dans la mise en scène de Thibault Perrenoud, le poète Constant Treplev (Mathieu Boisliveau) s’associe à cet esprit novateur en s’insurgeant contre les académismes à la mode ; à un moment savoureux, on voit Nina, apprentie comédienne, incarner l’idéal artistique rêvé. De la terre déversée sur le plateau, des sacs de jardinage jetés et vidés en vrac, et l’actrice en herbe, vêtue d’une peau d’ours, se roule dans la terre fraîche en proférant. Chloé Chevalier joue de sa belle énergie, d’une volonté et d’une joie d’être.
D’une façon générale, Anton Tchekhov recherche les «formes nouvelles » et, voulant «décrire la vie telle qu’elle est », rend compte à petit feu de sa banalité, selon une esthétique nouvelle. L’homme de théâtre reprend à son compte les paroles de l’écrivain Trigorine (Marc Arnaud), amant d’Arkadina (Aurore Paris), la mère de Constant-et amant prochain de Nina qu’aime d’un amour sans retour le jeune homme : «Jour et nuit, je suis poursuivi par la même idée obsédante, je dois écrire, je dois écrire, je le dois…»
Mais Anton Tchekhov fait résonner en même temps la parole de Constant, le fils d’Arkadina, actrice capricieuse et choyée qui ne rêve que de théâtre en vogue. Dans la pièce, le jeune poète amoureux de Nina ne s’intéresse pas tant à la forme mais plutôt à l’existence de l’âme.
Le dramaturge Anton Tchekhov/Constant s’insurge contre l’idée d’un héroïsme, producteur d’effets scéniques : «Pourtant, dans la vie, ce n’est pas à tout bout de champ qu’on se tire une balle, qu’on se pend, qu’on déclare sa flamme, et ce n’est pas à jet continu qu’on énonce des pensées profondes. Non ! Le plus souvent, on mange, on boit, on flirte, on dit des sottises. C’est ça qu’on doit voir sur la scène… »
Il faut laisser la vie telle qu’elle est, et les gens tels qu’ils sont, vrais et non exagérés, des êtres éclairés qui éprouvent plus ou moins toutes les sensations et émotions. Thibault Perrenoud prend au pied de la lettre la banalité quotidienne de la vie, une dimension privilégiée qu’il déploie à l’excès, faisant de cette Mouette, un spectacle flirtant avec le café-théâtre et les clins d’œil au public. Sur une scène quadri-frontale et de plain-pied, comme pour être dans le vif du sujet, et les comédiens agiles de Kobal’t surgissent des quatre coins.
Scènes d’été en maillot de bain et lunettes de soleil ; plancha pour l’instituteur qui fait griller poivrons et autres petits légumes ; bouteille de rosé pour Macha (Caroline Gonin), l’amoureuse éconduite du poète ; bottes de pêche pour l’écrivain (Marc Arnaud), tandis que le médecin Dorn (Eric Jakobiak) joue les sages et le vieux Sorine (Pierre-Stefan Montagnier), les fieffés impénitents. Tout ce petit monde se laisse un peu vivre, à fleur de peau, toujours sur le qui-vive, et au présent : l’une retient dans les cris d’une scène pathétique son amant volage, l’autre regrette bruyamment sa jeunesse perdue qu’il aurait voulu vivre à plein régime, et le troisième pleure à chaudes larmes, avant de se donner la mort…
Que de nervosité, comme il est dit dans La Mouette, mais ici l’électricité devrait laisser passer un peu plus ce courant poétique qui fait entendre «ce qui coule de l’âme».
Véronique Hotte
Théâtre de la Bastille, rue de la Roquette, Paris XIème, jusqu’au 11 mars, et du 13 au 25 mars puis du 27 mars au 1er avril. T : 01 43 57 42 14.