La Justice des poissons
La justice des poissons, conception, écriture, mise en scène Henri-Jules Julien, (spectacle en français et en arabe)
Une seule actrice, Nanda Mohammad, pour incarner trois femmes, avec trois points de vue différents sur le même texte, dans une première en français, la seule différence résidant dans l’emploi des pronoms, dans la seconde en effet l’énonciation se fait à la première personne du pluriel (« nous »), distanciée, grâce à l’emploi de la troisième personne (« ils, eux »).
Dans la troisième version, le texte est en langue arabe. Autant de points de vue différents pour ne pas dire antagonistes. « Nous » assume les faits énoncés, c’est la voix de la culpabilité ; « eux » met en cause les agents : c’est la voix de l’accusation. Traduit en arabe, le même texte change de sens, et les mots n’ont plus la même résonnance : le contexte a changé, la musique du verbe n’est plus la même.
Du réquisitoire, on est passé à l’ode. La mélopée, la musique, la plainte de la contrebasse ont fait leur œuvre. Et la mutation du texte s’opère, à la faveur de ce choral. La présence poétique des ombres et des lumières n’est pas étrangère à cette métamorphose. Traduit en arabe, déclamé comme un psaume, le texte se fait cantique.
La traduction joue pleinement son rôle de «belle infidèle»: qui peut dire que le mot français: liberté, corresponde vraiment au mot arabe: Houria ? Ils ont peut-être un sens analogue, mais sûrement pas la même valeur ! La comédienne syrienne a un français teinté d’étrangeté, et un arabe, musical.
Alors, qu’est ce texte mystérieux ? Un récit, un conte philosophique, une méditation sur la justice qui trouve sa source dans la Bible, autour des notions de loi du talion et de villes-refuges qu’étaient les villes de Palestine, dont la vocation était de protéger le «meurtrier par inadvertance », un homme ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent : subjectivement innocent, objectivement coupable. Celui qui réclame justice n’est ni un vengeur sanguinaire, ni un miséricordieux débonnaire.
Quant aux villes-refuges, elles sont à la fois protection et terre d’exil ! Côté justice, on est aussi en pleine ambiguïté. Partant de là, le texte poursuit son interrogation, et la comédienne nous invite à méditer sur cette aporie. Le confort des occidentaux ne serait-il pas installé sur la ruine des pays colonisés ? A qui profitent le crime et la terreur au Moyen-Orient? Qui sont aujourd’hui les «criminels par inadvertance» ? Que faisons-nous, que pouvons-nous faire, nous qui sommes là ?
Cette méditation sur la justice emprunte à Emmanuel Levinas, à l’économiste indien Amartya Sen, avec notamment la notion de « justice des poissons, et a aussi des accents à la Camus. Que peut le théâtre, face à la tragédie syrienne ? Toute la question de la représentation est ici soulevée (en douceur, mais soulevée tout de même !). Et il faut bien répondre : c’est une aporie ! Même si on a aussi le sentiment que, seul, le théâtre est en mesure de représenter cette tragédie. Mais quel sens a le mot « représenter » ?
Aucune place ici pour le réalisme, ni pour la déploration ou la description ! Henri-Jules Julien, auteur et metteur en scène, donne à voir cette aporie, la fait mimer par la musique, le rythme textuel, la mélopée, les accents de la voix, le jeu des lumières et les vibrations de la contrebasse : bref, un pas de côté qui convient à la représentation. Minimalisme de la pudeur et du respect.
Dans cette gageure, la comédienne tient une place centrale. Sur son regard, sur sa voix, sur son chant, et sur sa présence naturelle et émouvante, repose ce fragile édifice. Mais pari gagné: elle sait nous toucher en s’adressant à nous, en toute simplicité, sans affectation. Avec une vérité et une sensibilité convaincantes qui portent le texte…
Un moment de partage bref, mais intense ; on ressort de là, ému et un peu frustré, mais toujours étonné par la force du langage théâtral qui peut faire son miel de rien, et aller là où personne ne peut.
Michèle Bigot
Spectacle vu le 18 mars au Tarmac/Scène internationale francophone 159 Avenue Gambetta Paris XXème. T : 01 40 31 20 96