Black clouds, texte et mise en scène de Fabrice Murgia
Andrea Dainef
Depuis le magnifique Chagrin des ogres (2009), Fabrice Murgia ne cesse de filer sa laine chimérique, bizarre tissage de théâtre et d’arts numériques. Certes, il n’est pas seul et c’est presque devenu un tic sur les scènes contemporaines mais il a su créer un style avec des mises en scène, où l’usage de la vidéo, loin d’être un gadget, montre les solitudes à l’heure du 2.0.
La vidéo s’y exhibe en effet comme artifice, presque toujours enregistrée et diffusée à vue, et illustre, en direct, sous des formes et échelles variées, l’enfermement des personnages dans leurs rêves éveillés, leurs névroses et leurs monologues fantasmagoriques. Projection sur gaze à l’avant-scène, grand écran de type 16/9 suspendu aux cintres, zooms et autres mises en abyme apparaissent comme des avatars du monologue intérieur romanesque. Ils plongent dans les intimités. L’espace est ainsi toujours fragmenté, et les vies juxtaposées. Communiquent-elles entre elles ? Avec difficulté…
Sur le plateau, chacun semble isolé mentalement et physiquement par sa grille de lecture du monde, son paradigme intérieur, dit Pierre Bayard dans Enquête sur Hamlet, le dialogue de sourds. Cette solitude est ici souvent redoublée par une prothèse technique : dictaphone, téléphone, ordinateur ou caméra permettent à chaque personnage de sur-cadrer, filtrer ou déformer le réel, comme si la technologie faisait écran, de façon matérielle et métaphorique. Cette prison symbolique peut être intériorisation d’interdits religieux (Les Enfants de Jéhovah), mais aussi fulgurante prise de conscience de sa singularité, de sa mortalité ou de sa peur d’affronter le monde extérieur.
Ce langage scénique très personnel a valu au jeune Belge une ascension fulgurante : après un Ours d’argent à la Biennale de Venise et un spectacle au Festival In d’Avignon (Notre peur de n’être) en 2014, il assure la direction du Théâtre National de Bruxelles depuis l’an dernier.
Avec sa dernière création, Black clouds, il a les mêmes obsessions : pièce chorale, esthétique de type boîte noire, usage fréquent de la caméra. Ici se croisent quatre destins : celui d’une pythie africaine, une divinité vengeresse juchée au sommet d’une décharge de matériel informatique que l’on fait brûler-en émanent d’épaisses fumées noires-pour en récupérer le cuivre. D’où le titre menaçant du texte. Celui aussi d’un jeune homme qui rêve de vie éternelle, via le transfert de ses données dans une machine, et enfin un couple mal assorti : une femme occidentale mûre, amoureuse d’un « brouteur », un de ces arnaqueurs basés en Afrique qui hameçonnent leurs proies sur le web.
L’intérêt de ces histoires entremêlées est inégal et parfois ténu. La pièce commence par un morceau de bravoure, une sorte de fausse conférence mais un véritable hommage au célèbre génie informatique Aaron Swartz. Puissante, Valérie Bauchau prend la parole dans la salle, debout devant le premier rang des spectateurs : «Je suis sa mère ». Interpellation directe et dérangeante.
Ce récit biographique retrace la lutte de cybermilitant, pionnier de l’ « open-source » et du partage des savoirs, son opposition au SOPA (Stop Online Piracy Act), loi américaine contre le piratage ; il défend la nécessité d’apprendre aux enfants le code informatique. En fonde de scène, un écran martèle à intervalles réguliers les dates : 1986-2013, bornes terrifiantes d’une vie.
Quand Aaron découvre à l’Université qu’une partie du savoir scientifique mondial est accessible aux seuls détenteurs d’une carte American Express, il aspire, puis diffuse illégalement une base contenant des milliers de thèses. Poursuivi par le FBI, il finit par se suicider sous la pression. Les questions qu’il se posait, restent actuelles. Pourquoi apprendre ? Qui apprend ? Comment apprendre ? On a furieusement envie d’aller voir de plus près le parcours de ce jeune militant. Cette ouverture documentaire est si puissante qu’elle va rendre la fiction qui suit un peu falote.
La pièce se déroule ensuite selon l‘éthique des « hackers ». Cela débute par l’article 1 : « Toute information doit être libre. Se méfier des autorités. » On assiste à une mise en parallèle de deux moments forts: en 1984, année emblématique pour tous les lecteurs de George Orwell. A cour, Steve Jobs présente à cour sa «keynote », le premier Macintosh (avec des images prophétiques de Big Brother). Et à jardin, Thomas Sankara prononce à l’ONU en 1987 son fameux plaidoyer contre le remboursement de la dette…
Un rapprochement aussi hardi qu’Artara le nom hybride de la compagnie de Fabrice Murgia, fusionnant les noms d’Antonin Artaud, le brillant poète halluciné et de Sankara, le charismatique panafricaniste. Il est bien question de chaque côté d’espoir et d’appel à la libération de l’être humain mais ce rapprochement est empreint de cynisme. Se libérer, c’est consommer: la société Apple, cotée en bourse, deviendra davantage un instrument d’aliénation, surveillance et pollution que d’émancipation et l’Afrique en subit les conséquences : elle devient l’une des poubelles de la technologie mondiale, alors qu’elle souffre de la fracture numérique.
La suite de la fable entrelace donc quatre histoires où il est toujours question d’informatique, de luttes Nord-Sud, de rêve d’immortalité et de toute puissance. A moins que ça ne soit de manque d’amour… Sur le plateau, deux Belges et deux Africains. Le personnage partisan de la robotisation de l’humain qui transfert ses battements cardiaques, sa mémoire visuelle et sonore dans une copie grandeur nature de l’E.T. de Spielberg, est le plus faible, trop présent, mais surtout grotesque. Il apparaît comme un geek illuminé, une caricature et ne permet pas de prendre au sérieux un sujet pourtant crucial comme le transhumanisme. Et son œil vidéo rappelle la série Black Mirror consacrée aux répercussions de l’usage du numérique dans nos sociétés, mais aussi les Google glasses qui, heureusement, n’ont pas, (pour l’instant) pas le succès escompté. Cette prolepse visionnaire assez pessimiste pourrait être effrayante mais tout cela tire trop du côté de la farce. On n’y croit pas.
On soupire de soulagement en constatant que les zinzins mégalomanes finissent eux aussi à la décharge. Mais la prophétesse ghanéenne aux yeux de glace (bouleversante Fatou Hane) nous harangue et nous maudit pour notre irresponsable exploitation de l’Afrique. En regard, le couple brouteur/Occidentale paumée est aussi convaincant et rappelle le très dérangeant film d’Ulrich Seidl Paradis: Amour. De là, à faire des pirates africains des Robins des bois modernes… on ne sait, car le propos politique n’est pas très clair. David Murgia, son frère, lui aussi comédien et metteur en scène, maîtrise un discours politique plus incisif dans Discours à la nation d’Ascanio Celestino, (voir Le Théâtre du Blog) ou dans Liebman Renégat de Riton Liebman.
La dramaturgie, parfois confuse, percute et superpose, à l’image de l’Internet, toutes les histoires sans hiérarchie ni jugement. Fabrice Murgia, comme il le dit lui-même, » expose des points de vue» et laisse le spectateur trancher. Mais cela laisse parfois la sensation d’un survol des sujets. On aurait notamment aimé mieux comprendre les motivations de cet Africain qui semble vivre ses arnaques comme de l’activisme révolutionnaire et comme un retour de bâton de l’exploitation de son continent. Et cette femme qui paie pour avoir une relation sexuelle ? Que ressent-elle ?
Il y a sans doute trop de personnages pour permettre un approfondissement des psychologies… Il en est de ces destins comme de l’habile usage de la vidéo et des lumières : des fenêtres surgissantes, des «pop-up». Un monde discontinu où chacun vit dans sa boîte, avec peu de liens. A peine comprend-on que le destin du trans-humain se lit dans les nuages noirs d’Afrique où s’échinent des enfants intoxiqués. Qui sont les responsables ? Comment lutter ? On n’en saura pas plus.
De ce spectacle, on retient une très belle maîtrise de la projection vidéo avec une technique époustouflante. Plastiquement, Black Clouds est un intelligent agglomérat de boîtes mentales, un magnifique miroir qui convoque les pouvoirs de la parole et entérine notre fascination pour l’image: on est hypnotisé par les projections de visages en gros plan, au détriment de l’acteur présent sur scène.
Les sujets politiques liés au numérique pourront toucher un public adolescent. La construction dramaturgique réactive avec habileté l’aspect militant du «hacking». Là où le terme piratage fait entendre: illégalité, violation, abordage sanglant, Fabrice Murgia réhabilite les connotations positives (en anglais, to hack : bricoler, modifier, bidouiller). L’auteur et metteur en scène a cette capacité à hybrider les thèmes, les combats, les vies…
Stéphanie Ruffier
A Anvers, les 29 et 30 mars, ; à Dakar, les 12 et 13mars.