Providence d’Olivier Cadiot, mise en scène de Ludovic Lagarde

 Providence d’Olivier Cadiot, mise en scène de Ludovic Lagarde

 © Pascal Gely

© Pascal Gely

Créé en novembre dernier à la Comédie de Reims, ce spectacle réunit à nouveau de fidèles comparses, Olivier Cadiot, Ludovic Lagarde et Laurent Poitrenaux.

Depuis le début de leur compagnonnage en 1997 avec Le Colonel des Zouaves au Centre National Dramatique de Lorient, chacune de leurs créations est un événement. Et ici, le public découvre une fois de plus, un théâtre unique en son genre dans la création théâtrale contemporaine.

Le titre Providence, reprend celui de l’avant-dernier roman d’Olivier Cadiot dont est issue cette adaptation, à lui seul déjà riche de références diverses. Comment ne pas penser, en autres, au film d’Alain Resnais…  Elle réunit, sur un même plan dramaturgique, le son, la lumière, la musique mais aussi les arts plastiques, l’écriture et le langage. (Même si Olivier Cadiot dit qu’il n’a pas participé à la mise en scène). Et ces éléments-chacun dans son domaine-appuient un objet théâtral, poétique et sonore, plutôt qu’une pièce, au sens classique du terme. On se sent ici parfois un peu désorienté mais jamais perdu, surpris, oui comme emporté dans un ailleurs étrange qui ne manque point de sensualité: le personnage entre en conversation avec des magnétophones performants… Comme le dit Ludovic Lagarde, «L’action se situe au bord d’un lac dans une maison banale, mais pratique. (…) Le narrateur va y recevoir le public et réaliser une série de performances qui retracent les moments culminants de son existence.» Existence aux multiples visages : « Une créature se retourne contre son auteur; un jeune homme devient brusquement une vieille dame ; une jeune fille monte à la Capitale, et un homme âgé ne comprend plus rien. » En effet, nous assistons parfois un peu déroutés à toute une série d’histoires burlesques, mélancoliques, instructives, et on apprend, entre autres, que le mot « lac » signifie en sanscrit dépression. Ce long monologue commence  quand un homme aux pieds nus, en pantalon gris et chemise blanche, entre dans son salon et s’assoit sur un canapé design. Il se met alors à lire à haute voix ces lignes de Darwin qui, malade, raconte qu’il s’est fait installer une plante fleurie grimpante dont il observe, depuis son lit, l’évolution.

Dans Providence, ce troisième volet du triptyque, en regard des deux autres adaptations (Le Colonel des Zouaves, Un Mage en été), le rythme est plus lent et l’espace de jeu plus vaste. On ne retrouve pas ici autant le même humour qui se manifeste ici de façon plus souterraine. Plus sophistiquée aussi,  l’utilisation toute en finesse  du  son et de l’image. Comme, par exemple, le frottement de l’éponge sur le cuir du canapé, ou bien encore le jeu prodigieux de la voix de Laurent Poitrenaux qui passe par tous les timbres possibles, du chuchotement à l’aigu, ou au grave, etc.  Et certains extraits musicaux diffusés au même moment, laissent entendre une mélodie et non un bruit infernal, même quand ils sont de style opposé, comme celles de Franz Schubert et de Robert Ashley ! Le jeu des lumières est lui aussi parfait.

Chaque champ artistique entre avec les autres en correspondance harmonieuse ou dissonante, suivant le contexte. Ces diverses disciplines, loin d’illustrer le texte ou de le faire juste résonner, font partie intégrante du sens profond du texte et de l’esthétique du poète Olivier Cadiot. Dans une mise en scène de Ludovic Lagarde, réalisée avec intelligence et sensibilité.

Laurent Poitrenaux, quand il s’empare de ce monologue, met en voix plusieurs personnages ordinaires ou hauts en couleurs, avec l’agilité d’un acrobate et une riche palette vocale. Avec lui, la résonance dramatique de la langue envahit comme rarement l’espace. Seul en scène, comme dans Le Colonel des Zouaves et Un Mage en été, il hypnotise le public. Un seul interprète, un seul texte, un seul décor mais on sort saisi, au bout d’une heure trente, par autant de subtilité. Ce spectacle nous parle de notre monde, de l’écoulement du temps, de l’art, de la modernité et de la poésie ! Avec malice, précision mais aussi mélancolie. Belle et étrange création…

Elisabeth Naud

Spectacle vu au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, Paris Xème, le 7 mars. T: 01 45 44 50 21.

Théâtre National de Strasbourg du 15 au 25 mars. Maison de la Culture d’Amiens du 29 au 31 mars.  

Comédie de Clermont-Ferrand, du 4 au 7 avril.   Le roman est édité chez P.O.L.

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Archive pour mars, 2017

Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco

 

 © Steve Olagnier

© Steve Olagnier

  Le  Roi se meurt d’Eugène Ionesco, mise en scène de Julie Duchaussoy

Dans cette pièce créée en 1962, il y a le roi Bérenger Ier et ses épouses, deux reines, la plus jeune, Marie, et Marguerite, un rôle créé par la grande Tsilla Chelton décédée il y a cinq ans, qui a aussi été la remarquable interprète de onze des pièces d’Eugène Ionesco, et de la vieille Tatie Danielle chez Eugène Chatilliez mais aussi la prof de sombres inconnus à l’époque, comme, excusez du peu : Gérard Jugnot, Christian Clavier, Michel Blanc, Marie-Anne Chazel, Thierry Lhermitte!

Il y a aussi dans Le Roi se meurt, un médecin qui cumule les fonctions de chirurgien, bactériologue, bourreau et astrologue, et Juliette, la femme de ménage-cuisinière-infirmière-jardinière, et un garde. Des personnages caricaturaux bien sûr… Il fait froid dans le palais car le chauffage ne fonctionne plus: cela fait pleurer la reine Marie, et la reine Marguerite le lui reprochera vertement. Alors que la fin du règne de Bérenger Ier très malade, approche à grands pas selon le médecin-astrologue, lui, très pragmatique!

Marguerite doit l’en prévenir mais le Roi ne veut rien savoir de son état et ne se résigne pas, du moins pour le moment. Désemparé, il va se révolter contre cette situation inadmissible pour lui… mais tout à fait banale pour les autres. Mais il a du mal à se lever, semble aussi en colère contre lui-même et finira résigné, par mourir comme tout le monde! Béranger 1er, c’est aussi chacun de nous. Et son «Je mourrai quand je voudrai, je suis le roi, c’est moi qui décide»  sonne encore plus pathétique! La Reine Marguerite, plus lucide, l’accompagnera dans son agonie et écartera Marie qui veut garder le Roi près d’elle.

Eugène Ionesco tricote ainsi une remarquable-mais parfois longuette-réflexion sur le temps qui passe et la dégradation bien réelle et irréversible du corps humain. S’invitant et nous invitant à réfléchir à notre condition: «J’ai écrit cette pièce pour que j’apprenne à mourir.» Un thème que l’on retrouve dans toute son œuvre…

Ce sacré bonhomme, que nous avions rencontré une fois dans les années 80, ressemblait fort à son personnage, obsédé par sa prochaine disparition, avec une grande tristesse sur son visage qui nous avait frappé. Et il semblait quelque peu amer, et agacé d’avoir été reconnu un peu trop tardivement selon lui: il rappelait que sa célèbre Cantatrice chauve, jouée partout dans le monde depuis sa création en 1950, avait précédé de trois ans En attendant Godot… Allez, tiens, on va faire un cadeau à nos fidèles lecteurs qui pourront toujours le resservir dans les salons à l’heure de l’apéro… Pourquoi La Cantatrice chauve s’appelle-t-elle La Cantatrice chauve ? Selon Nicolas Bataille, son premier metteur en scène qui nous l’avait raconté : à la première lecture de la pièce dans un café du boulevard Saint-Michel à Paris, un comédien avait sauté par mégarde une page et avait enchaîné « cantatrice » à « chauve » ! Pas mal, non? A quoi tient un bon titre de pièce!

On connaît, bien sûr, la magistrale interprétation de Michel Bouquet, dirigé par Georges Werler. Mais il était intéressant de voir comment une jeune metteuse en scène comme Julie Duchaussoy, avec ses copains du Conservatoire de Bordeaux et du Théâtre national de Bretagne (Lucie Boissonneau, Denis Boyer, Yoan Charles, Clémentine Desgranges, Mathilde Monjanel, mais aussi l’excellente Karen Rencurel…) pouvait monter cette pièce moins connue du grand écrivain.
Elle a réussi sur ce plateau peu profond, à maîtriser l’espace  et assez bien la direction de ses acteurs qui ont une bonne diction mais aussi trop souvent tendance à la criaillerie. Là, il faudrait vite faire quelque chose…

Mais Julie Duchaussoy a une belle intelligence d’un texte parfois bavard… Et Yoan Charles s’empare de ce rôle de roi âgé, qu’il finit par imposer, après un début un peu difficile. Pas de décor, sauf un sorte de lit-banquette qui, au besoin, devient table. C’est bien comme cela, mais les costumes qui n’en sont pas vraiment, demanderaient à être revus, mais bon… En tout cas, il faudra suivre Julie Duchaussoy quand elle fera la mise en scène d’une autre  pièce sur un plateau correct.

 Philippe du Vignal

Ciné Théâtre 13, 1 avenue Junot, Paris XVIIIème. T : 01 42 54 15 12, jusqu’au au 19 mars, les mercredi et vendredi à 21h, les jeudi et samedi à 19h et le dimanche à 16h.

 

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Soudain l’été dernier de Tennessee Williams

© © Élizabeth Carecchio

© © Élizabeth Carecchio

 

Soudain l’été dernier de Tennessee Williams, traduction de Jean-Michel Déprats et Marie-Claire Pasquier, mise  en scène de Stéphane Braunschweig


La pièce, écrite et créée en 1958, fut réalisée l’année suivante au cinéma par Joseph L. Mankiewicz avec Katharine Hepburn, Elizabeth Taylor et Montgomery Clift, ce qui la rendit célèbre. Mrs Violet Venable, une très  riche veuve de la Nouvelle Orléans ne cesse de pleurer la mort de Sébastien, son fils chéri mort l’été d’avant, lors d’un voyage en Europe. Par ailleurs, mais on va vite coprendre pourquoi, elle a demandé au docteur Coukrowicz, un jeune neurochirurgien, adepte de la lobotomie!, de soigner sa nièce Catherine, atteinte selon elle de démence. Cette jeune fille avait accompagné Sébastien en voyage en Europe, et en le voyant mort, serait devenue folle! Le médecin qui aimerait bien que la riche veuve l’aide financièrement pour ses recherches (joli conflit d’intérêts.. comme on ne disait pas encore à l’époque !), vient voir  la jeune fille mais ne la considère pas comme folle.

  Mais que s’est-il passé en fait à Cabeza de Lobo,  une plage esapgnole où le jeune et riche poète homosexuel Sébastien est mort? Et qui était-il vraiment ? Selon Catherine, très proche de lui,  Sébastien a été tué par une bande d’adolescents très pauvres et affamés, une “horde de petits moineaux noirs déplumés » prêts à se prostituer aux riches qui passent des vacances dans leur pays. Ils auraient ensuite déchiqueté et mangé le corps de Sébastien…

Alors que  Mrs Venable répète à qui veut l’entendre, que son fils était un être pur et chaste… En fait, arrogante, jalouse et très possessive, elle ne se remet pas de deux vérités qu’elle veut se cacher à elle-même, et aux autres: l’amitié de son fils pour sa cousine qu’il avait emmenée en voyage et non elle, sa mère. Et la seule idée qu’il ait pu être homosexuel et qu’il ait sans doute frayé avec des loubards qui l’ont tué, lui est aussi insupportable pour elle, la grande et riche bourgeoise qui serait en effet la première à être éclaboussée par des révélations sur la vie de son fils.

Quand, paniquée, elle voit que Catherine, dernier témoin de la tragédie, peut se mettre à parler, elle ne reculera devant rien : en lui faisant subir une lobotomie, elle s’assurerait du silence absolu de sa nièce. Mais le jeune neuro-psychiatre décidera  d’injecter un sérum de vérité à  Catherine pour essayer de démêler le vrai du faux, et pour essayer de faire sortir la vérité de la parole. Il et conclura par ces seuls mots: « si cette jeune fille disait la vérité. »… Telle est la fin de cette pièce , à la fois datée, mais qui renvoie aussi à l’actualité la plus récente, sur fond de racisme, de tourisme sexuel et d’homophobie! Pas aussi bien construite que les grands chefs-d’œuvre de Tennesse Williams. Mais en grand conteur, il réussit cependant  à créer des images fortes par la voix de ses personnages, comme celle de la plage surchauffée et du restaurant où déjeunent Catherine et Sébastien, ou comme celle,  allégorique, des oiseaux qui dévorent les tortues des îles Galapagos.

Sur fond de haine familiale, de sexe et de folie,  Soudain l’été dernier  se déroule  dans une  société américaine très normative qui ne tolérait guère l’homosexualité, ce dont Tennessee Williams, qui, même s’il avait reconnu la sienne, devait en souffrir toute sa vie. Comme la lobotomie que sa mère fit subir à Rose sa sœur schizophrène morte il y a vingt  ans, et dont il assura l’existence par testament quand il mourut en 1983 …

Reste à savoir comment, plus d’un demi-siècle après sa création dans un pays qui a considérablement évolué, on peut mettre en scène cette pièce, intéressante mais  souvent bavarde, surtout au début, avec de trop  longs monologues. Plus difficile à aborder  et donc peu montée, elle ne ressemble pas en effet à celles plus connues de l’auteur, comme Un Tramway nommé Désir ou Chatte  sur un toit brûlant. Mais René Loyon avait bien réussi son coup en 2009 avec une mise en scène simple et rigoureuse (voir Le Théâtre du blog).

Pour Stéphane Braunschweig, “Tennesse Williams trouvait trop réaliste, et reprochait à Mankiewicz d’avoir pris au pied de la lettre, sa métaphore de la «dévoration» alors que, pour lui, il s’agissait d’une «allégorie» sur la façon dont «les êtres se dévorent entre eux».
 Il aurait sans doute préféré qu’une part de fantasme demeure, sans doute parce que le fantasme porte parfois plus de vérité, que la réalité proprement dite, donne accès à d’autres strates de la réalité… et cela, le théâtre sait le faire. D’ailleurs, il insiste pour que le décor ne soit pas réaliste, la villa de Mme Venable étant constituée en partie par une jungle de fougères géantes d’avant la création de l’humanité ».

La direction d’acteurs est toujours chez lui soignée et le travail de Luce Mouchel (Mrs Venable) et de Marie Rémond surtout  est tout à fait remarquable, surtout dans le récit final de la jeune fille. Le docteur joué par un comédien français d’origine africaine que l’on a déjà  pu voir chez Braunschweig et l’an passé dans Big Shoot de Koffi Kwahulé  voir Le Théâtre du blog) a plus de mal  à imposer ce personnage ambigu.

Là où cela va moins bien : on comprend bien l’idée de ce « monde halluciné », de ce poème plus que fable théâtrale, que le metteur en scène veut imposer. Mais la scénographie signée de lui-très belle sur le plan plastique et on pense bien sûr aux tableaux du Douanier Rousseau-avec des lianes tombant des cintres, un grand arbre et des fleurs tropicales aussi belles que monstrueuses, ne fonctionne pas.On n’est pas en effet « dans la tête de Sébastien mais aussi dans  celle de Tennesse Williams », comme le souhaite Stéphane Brauschweig.

Ce décor bouffe en effet l’espace scénique mais aussi les personnages qui semblent peu à l’aise pour y circuler. On oubliera aussi leurs costumes assez laids, entre époque contemporaine et années 1950, et, dans la seconde partie, ces grandes lianes qui remontent aux cintres et qui laissent place à des murs capitonnés… Avait-on besoin de ce surlignage inutile et maladroit?
Une autre chose que l’on comprend mal : le recours aux micros HF dans toute la première partie, ce qui donne souvent des voix cassantes, sans nuances, et criailleuses, sans doute à cause d’une balance mal réglée… et que l’on peine à entendre ensuite, quand on en revient à la voix naturelle.

Un travail rigoureux et honnête, mais un peu décevant où il n’y a guère d’émotion, sauf à la fin… et qui n’est peut-être pas vraiment à sa place sur la scène de l’Odéon, trop grande, trop officielle pour en accueillir  toute la dimension tragique…

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Paris VIème. T : 01 44 85 40 40 jusqu’au 14 avril.

Théâtre du Gymnase à Marseille du 25 au 29 avril.
Piccolo Teatro de Milan du 11 au 14 mai.


Tumultes de Marion Aubert, mise en scène de Marion Guerrero

Tumultes de Marion Aubert, mise en scène de Marion Guerrero

 Neuf jeunes gens qui font du théâtre, décident de faire grève, puis de préparer une révolution et d’occuper les lieux. Ils s’organisent en collectif mais, novices, ne savent pas bien comment faire. Ils parlent politique et des rapports particuliers se nouent entre eux ; la révolution, c’est aussi l’explosion du désir !
L’écriture est drôle, vigoureuse, parfois absurde et irrévérencieuse,  avec  des scènes très réussies et hilarantes mais jamais trop appuyées. En particulier, dans l’épisode de l’avortement, d’autant plus comique… que Maurice Thorez est le père. On rit aussi beaucoup, du moins au début, quand on découvre un fasciste parmi les camarades. Marion Aubert et Marion Guerrero ont bénéficié de trois ans pour élaborer ce spectacle…

Un luxe que la metteuse en scène reconnaît: «S’arrêter et s’asseoir autour d’une table pour parler de l’état du monde, d’histoire, de politique, pour essayer d’éclaircir un peu ce brouillard qui est notre époque-tellement proche qu’on n’y voit plus rien-pour parler de nos aspirations, de nos peurs. Et puis se lever et se mettre en mouvement. Mettre en jeu les imaginaires et les corps. Et voir l’évolution des imaginaires. L’évolution de leurs improvisations en trois ans. Voir qu’à une consigne, ils répondent de plus en plus vite, sans retenue, qu’ils savent se mettre à nu (au propre comme au figuré) avec de moins en moins de pudeur, mais toujours plus d’intelligence et de délicatesse. »

 Mais derrière ces mots légers, se posent de grandes questions : que cherche-t-on vraiment, quand on fait la révolution ? Est-ce pour soi, ou pour la collectivité ? Que se joue-t-il entre  ces jeunes dans cette promiscuité ? Le texte, écrit sur mesure pour les élèves de l’école de la Comédie de Saint-Étienne, épouse leurs particularités physiques et leur personnalité. A l’aise avec ce théâtre dans le théâtre, ils tiennent, en une heure quarante, le rythme rapide des tableaux successifs de la pièce. Au fil des séquences, leurs  costumes évoluent, marquant le passage d’une époque à l’autre.

Tout l’espace du théâtre est utilisé et, au fond, les arcades évoquent un peu celles de la Sorbonne: un cadre idéal pour la situation… On rit beaucoup mais pas seulement, et ici, Marion Aubert et Marion Guerrero confirment leur talent pour un théâtre du questionnement joyeux qui ne se prend jamais pour ce qu’il n’est pas. On en sort enthousiaste !

Julien Barsan

Théâtre Paris-Villette, 211 avenue Jean Jaurès, Paris (XIX ème). T : 01 40 03 72 23, jusqu’au 15 mars.

Théâtre 95 de Cergy-Pontoise, le 24 mars.
Théâtre Dijon-Bourgogne/Centre Dramatique National, du 4 au 7 avril et à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, les 11 et 12 avril.  

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Léo Ferré Bobino 1969

Léo Ferré Bobino 1969, mise en scène et interprétation de Michel Hermon, arrangements  de Christophe Brillaud

 

image006Le spectacle fait revivre le légendaire tour de chant de Léo Ferré, à Bobino, quelques mois après mai 68. Comme lui, le comédien Michel Hermon  est un poète mais aussi un metteur en scène et un chanteur lyrique à la belle basse d’opéra, enclin à dire « le malheur sur les pianos du cœur et les violons de l’âme ».

Léo Ferré, cette année-là, avait une réaction de quelqu’un de droite après les « événements » et laissait sourdre amertume, désenchantement et sentiments de ratage intimes et collectifs, à côté de la conscience toujours renouvelée du salut que peut représenter l’art. Sans jamais être dupe non plus des aberrations et des égoïsmes vains que provoque la gloire factice, quand on se prend pour un autre que soi : «Regarde-moi bien, j’suis une idole… Regardez-moi bien, j’suis qu’un artiste » chante-t-il dans L’Idole.

 Même si nombre des chansons du récital de Bobino ont été composées avant la fièvre soixante-huitarde, elles résonnent étrangement de façon prémonitoire :«Madame la misère écoutez le tumulte Qui monte des bas-fonds comme un dernier convoi … » (Madame La Misère). Faire ce retour à cette époque quelque cinquante ans après, c’est pour l’interprète d’aujourd’hui, embrasser à nouveau sa jeunesse, avec des rêves en pagaille, politiques et sociaux et une belle envie d’en découdre, quand on est porté par une ardente énergie: «Pour tout bagage on a vingt ans, On a un’rose au bout des dents Qui vit l’espace d’un soupir Et qui vous pique avant d’mourir Quand on aime c’est pour tout ou rien C’est jamais tout c’est jamais rien… »  (Vingt ans).
Il chante aussi le Paris populaire des retrouvailles et celui des amitiés et amours des jeunes gens : «C’est extra Les moody blues qui s’en balancent Cet ampli qui n’veut plus rien dire Et dans la musique du silence Une fill’ qui tangue et vient mourir » (C’est extra)

 Il a recours  aux mots de Paul Verlaine ou de Charles Baudelaire :«Âme, te souvient-il, au fond du paradis, De la gare d’Auteuil et des trains de jadis … Et, sous les arbres pleins d’une gente musique, Notre entretien était souvent métaphysique (Âme, te souvient-il ? » (Paul Verlaine). Mélancolie des temps disparus ou bien non saisis à temps pour changer la vie, il reste dans le cœur du poète  les seuls regrets coupables de l’inaccomplissement fatal : « Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir, Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir » (Charles Baudelaire)

 Les accents libertaires chers à Léo Ferré sonnent fort, avec ici, un refus de tous les systèmes de pouvoir  et une révolte contre l’autorité et l’Etat, avec la mise à distance assumée des contraintes imposées par la société et le gouvernement : « Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent La plupart fils de rien ou bien fils de si peu Qu’on ne les voit jamais que lorsqu’on a peur d’eux les anarchistes… »  (Les Anarchistes)

Tel l’aveugle de La Nuit, chanson dédiée à Paul Castanier, son pianiste aveugle, Léo Ferré, grâce à Michel Hermon, attend encore le patient retour de la lumière et de l’espoir : «La nuit C’est cet homm’ qui s’promène La nuit en plein midi Et sa canne qui l’entraîne Dans les autos d’Paris C’est cet homme qu’a pas vu La pitié qui passait Et qu’attend dans la rue Des fois qu’on lui invent’rait Le jour…Le jour… »

 Avec, au piano, un Christophe Brillaud plein de verve, Michel Hermon offre ici un joli sobre récital avec la rage d’un engagement, dans cette petite salle où le public est toujours dans une belle proximité avec le chanteur…

Véronique Hotte

Théâtre de l’Atalante,  10 place Charles Dullin, Paris XVIIIème. T. : 01 46 06 11 90, jusqu’au 19 mars.

 

 

Radio Live

 

Radio Live (Girl Power, Pourquoi faut-il encore marcher pour les femmes ?) par Aurélie Charon et Caroline Gillet

12650161_10153841264590460_1947691006_n-650x487Aurélie Charon et Caroline Gillet dont les voix sont bien connues des auditeurs de France-Culture et de France-Inter, ont réalisé des séries documentaires sur la jeunesse française et du monde entier (Gaza, Beyrouth, Tel Aviv, Sarajevo, Alger, Moscou, etc.).  Riches de ce matériau, elles proposent en direct et en public depuis 2012 ces soirées Radio Live sur les scènes de l’hexagone : «Ce sont, disent-elles, des séries qui font le portrait d’une jeunesse ni triste ni résignée, qui pense qu’elle a un rôle à jouer pour l’avenir de son pays et la réinvention de nos démocraties (…) C’est une nouvelle génération au micro : on ne va pas faire de grand discours, on ne va pas tomber d’accord sur tout, mais au moins, on se sera parlé». Conçues comme des émissions de radio, chacune de ces soirées accueille trois ou quatre jeunes, accompagnés d’ un(e) musicien(ne).

Quelques jours après la Journée des droits des femmes, la thématique était trouvée : la réussite au féminin et les efforts des jeunes filles pour y arriver. Caroline Gillet et Aurélie Charon mènent les débats et régulent les prises de parole dans un bazar bien organisé, se parlant souvent à l’oreille, traversant le plateau. Amélie Bonnin, elle, dessine en direct à la palette graphique, par-dessus les images projetées sur un grand écran ou parfois, se contente d’écrire : mignon mais un peu répétitif… 

Trois jeunes filles prennent la parole, et dessinent au sol leur maison/chambre, avec un marqueur blanc. Sanjida, originaire du Bangladesh, a fui, seule, son pays après un mariage forcé et imprévu. Aujourd’hui en France, elle cherche à finir ses études et reprend peu à peu contact avec sa famille qu’elle a quittée précipitamment. Maya, trente ans, vient du Liban où elle a gagné un prix à une émission de télé-réalité politique: le droit et le financement pour se présenter aux prochaines législatives… qui ont déjà été repoussées plusieurs fois ! Prochaine date annoncée : juin prochain! Enfin, Nour, une Marseillaise voilée, étudiante en droit et féministe, vient tancer les Parisiens amateurs de foot ! Elle apprécie autant Chopin que le rap, et la révolution tunisienne à laquelle elle a assisté, lui a donné envie de s’engager.

Ces témoignages, souvent émouvants, nous ouvrent au monde extérieur. Malheureusement, le spectacle s’attarde sur des détails: plan de la maison, organisation d’une chambre à coucher, etc. occultant l’essentiel: comment quitter son pays et ses proches ? comment vivre de près la Révolution tunisienne? Et, au lieu des 95 minutes annoncées, la soirée a duré plus de deux heures, après avoir commencé avec vingt minutes de retard !

Un peu débordées, Aurélie Charon et Caroline Gillet ont accéléré le rythme sur la fin, et ont donc laissé peu de temps pour s’exprimer à Inna, une jeune Russe mais elle participera au prochain Radio Live. Et les remarquables interventions musicales de Kyrie Kristmanson étaient trop rares. Dans une salle pleine surtout de jeunes gens, cette soirée, un peu décousue, a quand même apporté des témoignages forts et une belle ouverture d’esprit…

 Julien Barsan

Spectacle vu le 10 mars à à la Maison des Métallos, 94 Rue Jean-Pierre Timbaud, Paris XIème.T. 01 47 00 25 20. Autres soirées de Radio-Live à la Maison des Métallos,  les 18 et 19 avril.

Et en mars, à la Comédie de Reims, 3 Chaussée Bocquaine, 51100 Reims, T. : 03 26 09 33 33, dans le cadre du festival Méli-Mômes.

 

 

 

 

Le Pas grand chose de et par Johann Le Guillerm

 

Festival SPRING des nouvelles formes de cirque en Normandie :

Le pas grand chose, conception et mise en scène de Johann Le Guillerm

PasGrandChoseCréé par la Plateforme 2/Pôles Cirque en Normandie, La Brèche à Cherbourg et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf, SPRING est un festival de cirque contemporain à l’échelle de toute la Normandie. Avec des spectacles axés sur les nouvelles écritures du cirque.

Johann Le Guillerm, issu de la première promotion du Centre National des arts du cirque, a travaillé avec Archaos, puis participé ensuite à la création de la Volière Dromesko et co-fondé le Cirque O. En 1994, il a créé sa compagnie: Cirque ici, avec un solo, Où ça.
 Il obtint le grand Prix national du Cirque il y a déjà vingt ans et le Prix des arts du cirque SACD (2005). Avec Attraction, (2002) il interrogeait déjà l’équilibre des formes, le mouvement et l’impermanence, bien au-delà des disciplines traditionnelles du cirque. Avec Secret, et des installations comme La Motte et Les Imperceptibles, il invente des sculptures en mouvement, ou Les Architextures, sculptures auto-portées, et Les Imaginographes, outils d’observation.

 Il y a quatre ans,  il a créé La Déferlante pour l’Espace Chapiteau de la Villette à Paris. Depuis 2011, Johann Le Guillerm est soutenu et accueilli en résidence de recherche par la Mairie de Paris, au Jardin d’Agronomie tropicale. Maintenant bien connu, il continue à créer des spectacles où il se sert surtout d’éléments de physique, mais aussi de botanique, etc. Passionné par l’expérimentation puis par la construction d’objets et par une mise en  scène très personnelle.

Ici, il entre seul, en costume gris, traînant une petite carriole, comme celle autrefois des marchandes de quatre saisons, qui comporte une dizaine de tiroirs enfermant ses accessoires. Puis il dresse deux mâts avec un projecteur et une caméra qui va retransmettre sur grand écran les schémas, dessins et écritures qu’il fait à la craie sur le couvercle horizontal de cette carriole. Il manipule ainsi des séries de schémas de formes, et de chiffres montrant par exemple toutes les parentés possibles entre le 9 et le 6, entre le 4 et le 7. Ou grand moment du spectacle, il fait sautiller trois bananes sur elles-mêmes mais seule, l’une des trois gagnera avec cinq sautillements!!!! ???

Pas facile de résumer un spectacle aussi riche que parfois déroutant! Ce conférencier sinistre a quelque chose du professeur Nimbus et de Buster Keaton réunis. Avec une excellente gestuelle et une tout aussi excellente  diction, il emmène son public là où il veut, dans un comique et un délire complet, à la fois logique et absurde. Comme avec ce petit cadre en carton qui va s’animer tout seul.  Aussi troublant que poétique…

Il fait aussi passer au volume,  avec quelques coups de vaporisateur d’eau, un entrelacs en deux dimensions, qui semble alors prendre son indépendance. , on retrouve aussi ces entrelacs bien connu des physiciens, dans les arts plastiques comme entre autres, les fameux nœuds de l’art celte, puis dans les vitraux cisterciens aux lignes rigoureuses comme ceux de l’abbaye d’Aubazine  qui auraient inspiré à Coco Chanel qui les a connus enfant, son célèbre logo. C’est dire que Johan Le Guillerm est tout autant sculpteur qu’homme de cirque!

Il parle beaucoup mais on écoute émerveillé, le discours absolument déjanté de cette vraie/fausse  conférence sur le pas grand-chose: «Démêler le monde pour créer mon propre sac de nœuds, ne me sembla pas plus limpide que l’original. La seule chose qui m’apparaissait clairement, était que je n’y voyais pas mieux. (…)D’où que je parte, je me retrouve très vite dans une arborescence (explosive) régénérante recyclable. Forme d’imbroglio labyrinthique illisible. Plus j’y regarde et moins j’y vois. Plus j’avance, plus je me perds. (…) Confronté à mes facultés de décryptage du monde, mes ambitions sont encore trop prétentieuses. Je dois m’attaquer à quelque chose de bien plus modeste. Quelque chose de vraiment pas grand-chose. Presque pas quelque chose. Pas quelque chose. Rien ? 0 ? 0 , 1. Un quelque chose.»

 Johann Le Guillerm, avec la manipulation de quelques objets, joue sans cesse avec le déséquilibre physique mais aussi mental, jusqu’au vertige de la pensée. « Mon projet, travailler le mouvement de l’objet et celui du corps qui évoluent ensemble, comme s’ils ne faisaient qu’un. » (…) Tant qu’à vouloir faire le point sur le monde qui m’entoure en tentant une diffraction globale, faire le point sur le point me semble finalement une ambition raisonnable et irréductiblement modeste. » Tout est dit ou presque de celle lutte permanente de l’homme avec l’objet.

Et on est happé par ce tourbillon permanent d’intelligence et de fausse logique  mais on a intérêt à être attentif:  cette vision un peu particulière du monde est portée à un haut degré d’incandescence poétique. On regarde émerveillé, fasciné par son discours et par ces formes, ces schémas et ces étranges mais très simple petites machines-tous très bien retransmis sur grand écran-qui font parfois penser à celles du génial Tadeusz Kantor, autre grand artiste qui faisait le grand écart permanent entre spectacle et arts plastiques.


Comme dans Secret, Johann Le Guillerm cherche à dompter la matière même des objets. En équilibre des plus instables sur un haut tabouret perché sur sa carriole, il défiera les lois de la gravité et de la création du mouvement mais on ne vous en dira pas plus pour vous laisser la surprise de cette fin aussi stupéfiante! A la base de tout ce spectacle, une bonne dose de poésie, un peu de mystère aux yeux des non-initiés en physique comme la plus grande partie du public, et une sacrée expérience du spectacle en solo qui lui permet avec  les objets qu’il a créés et qui n’ont rien d’accessoires, d’offrir une autre perception de la réalité.  Impressionnant d’intelligence mais aussi de sensibilité au monde.

On voit rarement des spectacles aussi rigoureusement menés, même si ce qui s’y passe, est  invraisemblable sur une scène, et donc très vrai, très juste! Il suffit de se laisser embarquer… Quel bonheur scénique ! Le public d’Elbœuf, ravi de ce cadeau, a fait une longue ovation très méritée à ce solo. On vous avait déjà recommandé Le Vol du rempart (voir Le Théâtre du blog) comme à M. Laurent Wauquiez, grand pourfendeur des écoles de cirque. Quitte à paraître gâteux, on lui recommande aussi d’aller voir Johann Le Guillerm.

Ce Pas Grand chose est à coup sûr, vous l’aurez compris, un des meilleurs spectacles de ces dernières années: allez-y sans hésiter. C’est à l’honneur du Festival Spring d’avoir accueilli sa création.

 Philippe du Vignal

La septième édition du Festival Spring se déroule du 9 mars au 14 avril, dans toute la Normandie.
Le pas grand chose a été créé au Cirque Théâtre d’Elbeuf, le 9 mars .
Centre Dramatique National de Caen, le 17 mars. Le Monfort à Paris, du 21 mars au 1er avril.

Le Volcan,/Scène nationale du Havre, les 4, 5, 7 et 8 avril.
Les Treize Arches /Scène conventionnée de Brive, les 11 et 12 avril.

Tandem/Hippodrome de Douai/Théâtre d’Arras, les 3 et 4 mai.

 

Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud


Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, mise en scène d’Ulysse Di Grégorio

jean-quentin-chatelain«Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. -Et je l’ai trouvée amère. -Et je l’ai injuriée.(…)»  Ainsi commence ce long récit daté d’avril-août 1873, écrit par Arthur Rimbaud, en partie après sa querelle avec Paul Verlaine, à Bruxelles en juillet de la même année. Deux coups de feu tirés par l’amant sur le jeune homme, blessure et hôpital pour l’un, prison pour Verlaine.

Le jeune Rimbaud de dix-neuf ans se réfugie chez sa mère et, enfermé dans le grenier, abattu, gémissant, fulminant, il écrit ces cinquante-trois pages qu’il fera imprimer à compte d’auteur.

On a beaucoup glosé sur l’enfant prodige de la littérature, et nous avons tous en mémoire des lambeaux de poèmes appris à l’école, avec des fulgurances inouïes, tirées notamment de cette Saison, comme la couleur des voyelles.

Mais tous ces commentaires, qualifiant d’opaque ce récit composite, n’en ont-ils pas occulté la perception, brouillé l’écoute, et biaisé l’interprétation ? Rares sont ceux qui s’en sont emparé avec bonheur*. Jean-Quentin Châtelain nous invite à pénétrer avec une oreille neuve, dans les méandres de cette descente aux enfers. Il n’interprète pas, il dit, profère, se lamente ou éructe, selon les humeurs qui se dégagent des différents chapitres du récit (huit au total avec le prologue non titré). Immobile pendant plus d’une heure, il avance dans la matière même du texte, qu’il traverse avec une énergie forcenée, rendant aux mots leur essence, aux phrases, leur sens, et au poème, ses pleins et ses silences.

Il décrypte, nous n’avons plus qu’à nous laisser guider. D’abord dans l’obscurité, puis éclairé par un projecteur tombant à la verticale, il entre lentement dans ce magma sonore comme dans une nuit épaisse. Les rougeoiements de l’enfer jaillissent de cette langue volcanique. Puis l’humour parfois s’en dégage.

Dans Délires I, c’est Paul Verlaine («La vierge folle») qui fait le récit de sa vie commune avec Arthur Rimbaud («l’époux infernal»). Enfin, sortant de ce bouillonnement démoniaque, le damné revient à la raison dans les quatre derniers mouvements, et explique avec L’Adieu, qu’il ne lui reste plus qu’à partir. Au terme de ce chemin fou : «Je  me vantais de posséder tous les paysages possibles, je croyais à tous les enchantements, j’écrivais des silences, je fixais des vertiges ». Il laisse derrière lui cette vie délétère («les souvenirs immondes s’effacent») et la poésie illusoire : «La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe», pour une vie de travail avec «la réalité rugueuse à étreindre».

Et la boucle est bouclée. On connaît le destin du poète par la suite… Ce spectacle radical nous restitue la «prose de diamant» saluée par Paul Verlaine.

.Mireille Davidovici

Théâtre du Lucernaire, 54 rue Notre-Dame-des-Champs Paris VIème jusqu’au 6 mai.

Théâtre Montansier, Versailles, le 9 mai.

*Léo Ferré a mis en musique et chanté l’intégralité du poème dans Une Saison en enfer (1991).

  

 

En chemin avec Henry Bauchau,

 

En chemin avec Henry Bauchau, à partir d’Œdipe sur la route d’Henry Bauchau, lecture musicale par Catherine Pont-Humbert

 

unnamed_copie_copie_copie_copie_copie_copieCatherine Pont-Humbert rencontra Henry Bauchau à plusieurs reprises, quand, journaliste, elle animait le magazine À voix nue sur France-Culture. L’auteur avait obtenu le Prix Inter 2008 pour Le Boulevard Périphérique.  Et son œuvre l’a accompagnée depuis. En 2013, elle crée De voix en voie et, aujourd’hui, elle fait partager son exploration du grand écrivain belge, guidée par l’actualité des thématiques abordées : l’errance, et comment, en chemin, on peut se reconstruire. L’histoire de cet homme jeté sur les routes en quête chaque jour de pain et d’eau, soumis à la générosité de ceux qui voudront bien l’accueillir, fait écho à l’histoire des milliers d’êtres humains, fuyant les guerres ou les dictatures…

 Psychanalyste d’origine,  Henry Bauchau a revisité les mythes à l’aune de notre sensibilité contemporaine, mais en dehors de toute interprétation freudienne. Il a écrit Œdipe sur la route  (1990), Diotime et les lions (1991) et Antigone (1997), dans une langue flamboyante et rythmée, propice à la mise en voix : ses livres plus que son théâtre, notamment sa trilogie mythologique, sont donc souvent adaptés à la scène.

 Œdipe sur la route conte l’exil du roi de Thèbes, déchu, aveugle et rejeté de tous. En compagnie d’Antigone et d’un serviteur, il entreprend un parcours initiatique douloureux, au terme duquel il trouve sa vérité dans l’art. Œdipe ranime «les trésors perdus de la mémoire » grâce au chant, à la peinture et à l’écriture. Après avoir surmonté ses peurs, il est «encore, est toujours sur la route », dira Antigone à la fin du récit. Libérée de la culpabilité et du remords.

 Catherine Pont-Humbert nous invite à suivre les pérégrinations d’Œdipe, accompagnée à la contrebasse par Eric Recordier. Dans ce volumineux ouvrage, elle a choisi comme fil conducteur, la route, avec ses embûches et ses aléas. Ces deux artistes suivent la marche de cette prose où les phrases coulent et progressent inlassablement. Ils nous ménagent une halte au bord d’une falaise, avec un épisode où Œdipe et ses compagnons, parvenus au bord de la mer, sculptent dans la roche, une immense vague sur laquelle un frêle esquif défie la déferlante. Belle métaphore.

 Scène et littérature ont souvent partie liée. Parfois pour le pire. Ici pour le meilleur. Cette lecture, simple et claire, nous incite à aller plus loin, dans la découverte d’un auteur resté trop confidentiel, malgré les écrits publiés depuis sa mort en 2012, à l’âge de quatre vingt dix-neuf ans.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 8 mars, au Centre Wallonie Bruxelles, 127-129 Rue Saint-Martin, 75004 Paris. T : 01 53 01 96 96
Musée Paul Valéry à Sète (Hérault) le 6 avril.
L’œuvre d’Henry Bauchau est publié chez Actes Sud.

Tout passe, d’après Vassili Grossman

 

Tout passe, d’après Vassili Grossman, mise en scène de Patrick Haggiag

 

tout_passe_marie_clauzade_3_carre_webEn 1964, Vassili Grossman s’éteignait, en laissant un court roman Tout passe. L’auteur de Vie et destin, une très belle fresque sur l’histoire de deux familles prises dans le tourbillon de la  seconde guerre mondiale, va ici  beaucoup plus loin dans la dénonciation du totalitarisme soviétique et nazi. Ecrit après la confiscation du manuscrit de Vie et Destin par le KGB en 1960,  ce récit narre le retour du goulag, à la mort de Staline, d’Ivan Grigoriévitch.

« Ivan va revenir et il ne trouvera que des tombes » annonce à son épouse Maria, son vieil ami Nikolaï Alexeievitch, qui s’apprête à recevoir le rescapé Ivan. Mais il refusera son hospitalité. Trente ans se sont écoulés. Morne vieillard, il erre entre Moscou et Petrograd sur les  traces de son passé, et revient sur la dékoulakisation, une campagne de féroce répression contre les koulaks, ces paysans supposés riches,  et sur la grande famine de 1932, revisite les procès staliniens, entendant délateurs et accusés…. Et il tente de comprendre les dérives de son pays.

Jean Varela prend en charge tous les personnages du roman, à l’exception de Maria et de la logeuse d’Ivan, évoquées par quelques apparitions d’une jeune femme et par des voix off. Au début, nous avons du mal à comprendre situations et personnages. Mais le récit se décante peu à peu et est plus dense, quand le comédien entre dans l’intimité d’Ivan, et qu’il s’adresse au public à la première personne. Il devient alors plus convaincant, surtout quand il évoque les camps et qu’il s’émeut sur le sort des femmes là-bas, ou s’interroge sur la nature de l’homme, de la société. Il déclare que la valeur suprême serait la liberté : à son voisin de cellule, pour qui l’homme est violent par nature, il ose opposer sa foi : «l’histoire de la vie, c’est l’histoire de la liberté. Et il n’y a pas de bonheur plus grand que de sortir du camp, pour mourir en liberté. »

A travers Ivan, il faut lire le credo de Vassili Grossman : «La liberté, c’est le droit de semer ce que l’on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c’est le droit pour celui qui a semé, de faire du pain, de le vendre ou de ne pas le vendre. C’est le droit pour le serrurier, le fondeur d’acier ou l’artiste, de vivre et de travailler comme ils l’entendent, et non comme on le leur ordonne… »

Et il faut aussi percevoir ses doutes: qui est responsable, se demande, dans ce texte testamentaire, l’écrivain qui connut la famine en Ukraine, la déportation d’une grande partie de sa famille et qui côtoya la mort  à la bataille de Stalingrad. Qui vécut aussi les humiliations du stalinisme.  Il laisse à Tolstoï le mot de la fin :«Seuls les morts peuvent nous juger (…) mais les morts ne posent pas de questions, les morts se taisent. »

 Il n’était pas facile d’adapter ce texte pour un seul comédien. Mais, malgré un début difficile, le spectacle nous cueille à mi-chemin et nous fait entendre une voix peu souvent portée au théâtre. Nous avions beaucoup apprécié Vie et Destin de Lev Dodine (Voir Le Théâtre du Blog). Ici nous restons sur notre faim mais le message de Vassili Grossman nous parvient, alors que va bientôt être célébré le centenaire de la Révolution russe qui avait commencé le 23 février…

Mireille Davidovici

Théâtre Gérard Philipe/Centre Dramatique National, 59 Boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis. T. 01 48 13 70 00, jusqu’au 19 mars.

Tout passe, traduction de Jacqueline Lafond, est publié aux éditions Gallimard.

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