Boutelis, mise en scène de Johan Lescop

Boutelis, mise en scène de Johan Lescop

 

©lighuen desanto

©lighuen desanto

Où sommes-nous ? La boîte noire n’a jamais si bien porté son nom. Tout est ourlé d’obscurité. La scène flotte dans l’indétermination du rêve, là où le symbole auréole chaque objet, où les désirs prennent d’étranges formes, et où l’inconscient dicte sa loi. Une mystérieuse chambre réduite à ses meubles fétiches : lit, coiffeuse, armoire … des apparitions.

Cet univers, terriblement beau, familier, s’avère en même temps menaçant, comme dans les contes de fées. Ses êtres endormis, ses faux jumeaux et ses animaux en lisière du fantastique, semblent contaminés par l’imagerie de Cendrillon, de La Belle et de la Bête, comme par celle du maître incontesté de l’animation japonaise, Hayao Miyazaki.

Cette histoire nous entraîne dans le sillage d’une voltigeuse à robe bleue, que six hommes portent, emportent et dérobent. Elle rêve de vent dans les mollets, et d’échapper à la pesanteur du monde. La psychanalyse n’est pas notre tasse de thé, assure Stéphane Fillion, jongleur. Quel sublime refoulement ! Car, du nom « Lapsus, » très freudien du collectif, jusqu’à l’esthétique de cauchemar éveillé d’un David Lynch, tout ici nous murmure que nous naviguons dans l’inconscient de cette jeune femme rêvant de légèreté, et au cœur du dispositif, repoussant des chimères chevelues qui lui ressemblent toujours un peu. Filles et garçons sont sans cesse en train de s’ajuster, de jouer des coudes : le « genre » vacille sur ses talons…
Substitutions et glissements subtils nous tiennent en haleine, à l’instar de ce cerf-volant qui surgit. On croit sans cesse avoir rêvé une image. Ici, Le Cauchemar de Johann Heinrich Füssli, là un monstre immémorial… Avec des lumières joliment travaillées dont la finesse est  visible, en particulier dans un numéro de jonglerie à base de miroirs mais aussi lors d’entrées-sorties étonnantes, ou quand surviennent des noirs profonds : on a alors la sensation de battements de cils. Infra-basses et grésillements nous donnent l’impression d’un montage elliptique, exhibant des non-dits et des silences.  

 Nous avions déjà découvert avec plaisir, au festival d’Avignon, sur l’île Piot, ces jeunes artistes d’Occitanie qui ont, pour joyeux dénominateur commun, l’amitié et le plaisir de jouer ensemble. Leur premier spectacle Six pieds sur terre (toujours en tournée) investissait un monde post-apocalyptique, où la reconstruction s’opérait à partir de briques et d’œufs. Dans une ambiance plus enfantine, plus rieuse…

Boutelis désigne en arabe une paralysie du sommeil, la sensation d’être immobilisé ou étranglé par un être, et leurs créateurs ont choisi une forme plus sombre où l’espace semble sans cesse interroger les êtres : comment sortir de soi et d’ici? Comment s’échapper ? La réflexion sur les fantasmes, le grand mystère de l’Autre qui nous gêne, nous manipule, nous enlève ou nous soutient, y est subtile.  Avec des questions d’identité traitées avec un onirisme spéculaire puissant. Nous avons goûté les ajustements de ce couple siamois qui cherche sa voie sur un monocycle et ce beau personnage d’homme aux talons.

Il y avait un surplus d’émotion perceptible. quand un équilibre fragile se jouait devant nos yeux, un au-delà de la beauté. On l’oublie souvent, mais le spectacle est sensible aux événements qui innervent les acteurs, et ce jour-là, la compagnie jouait sans l’un des siens. Les indispensables aménagements de certains tableaux, l’attention toute particulière lors des numéros de portés étaient le signe d’une grande cohésion dans l’équipe, avec une belle fluidité au-rendez-vous. En latin, « lapsus » évoque l’action de trébucher, de commettre une erreur, mais ici, aucun faux-pas visible : il y a une magnifique attention aux partenaires.
Pour le spectateur, la magie opère! De jeunes spectateurs, assez mûrs pour ne pas s’effrayer, peuvent voir ce voyage à la bande-son parfois grinçante, peuplé de spectres dansants et d’androgynes surgissant de l’armoire. Avec un humour  souvent convoqué, mais aussi des peurs enfantines archétypales, omniprésentes, qui nous transportent. Ce réel distordu, absolument fascinant, nous laisse nous raconter des histoires : rêveurs éveillés, à voir !

 Stéphanie Ruffier

Spectacle vu au Carré de Sainte-Maxime (Var).

L’Atelier à Spectacle de Vernouillet (28), le 13 avril ; La Nacelle d’Aubergenville (78), les 12 et 13 mai ; Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue, (94) le 16 mai;  Théâtre Jean Arp, Clamart, (92) les 18 et 19 mai; Théâtre Claude Debussy, Maisons-Alfort, (94) le 21 mai, et à l’Espace L’Occitanie fait son cirque en Avignon, du 12 au 22 juillet.

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