Colloque Rodin : l’onde de choc

 

Colloque  Rodin : l’onde de choc

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Vers 1913 terre cuite

 Les participants de ce colloque organisé en résonance avec Rodin, l’exposition du centenaire au Grand Palais, ont examiné  sous un nouveau jour, la réception et le rayonnement de l’œuvre du sculpteur (1840-1917) dans le monde, et notamment en Europe.

A chaque génération, des artistes se sont en effet inspirés de son œuvre, quitte parfois en prendre le contrepied, ou à en prélever des éléments, pour l’inclure dans une autre logique formelle. Sous la présidence de Catherine Chevillot, directrice du musée Rodin, ce fut une réunion européenne joyeuse, variée, traversée par le savoir et la passion.

«Entre la grandeur de la France et la petite France, il faut choisir, écrivait Stéfan Sweig. La France est grande, quand elle ouvre sur son sol des foyers cosmopolites, réunissant artistes et penseurs. J’ai vu ce répandre… cette plaie des plaies, le nationalisme qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne. Connaissez-vous la nationalité de ceux qui œuvrèrent à la Grotte de Lascaux ? »

Historiens d’art et archivistes français avaient été rejoints par leurs confrères des pays voisins: Danemark, Allemagne, Belgique, Italie, Suède, Croatie, Finlande, Pologne, Angleterre… Cette Europe de la culture qui passe trop souvent inaperçue, offrit des pensées vivantes, et on parla avec ses connaissances mais aussi avec son cœur. « En art, disait Emmanuel Kant, l’émotion est à l’origine de la pensée plastique ». Il  y a en effet une raison de l’art, différente de celle de l’économie. Chaque discours  est fondé sur un découpage et un montage, mais l’émotion, spontanée, précède la parole. Chaque penseur de l’art dispose ainsi en propre d’un potentiel plastique qu’il lui revient de « travailler ».

Pour Nicolas Villodre, de la Cinémathèque de la danse, « Deux récentes expositions, l’une à Berlin (August Rodin und Madame Hanako), l’autre à Londres (Rodin et la danse, The Essence of movement) ont montré le goût du sculpteur pour la gestuelle moderne, et la danse dite « primitive », « libre » avec des danseuses comme Loie Fuller, Isadora Duncan, Ruth Saint-Denis. Et ses sculptures, même quand elles ne viennent pas de la danse, dégagent une sensation rythmique. Un élément vient toujours déséquilibrer leur aplomb. Si geste il y a, il est fondu, recomposé, chaque démembrement du corps étant capté, griffonné, modelé, avant de donner naissance aux mouvements synthétiques d’un ballet virtuel. »

Bruno Ferrari, conservateur du musée de Gand, évoqua les liens d’Emile Verhaeren et d’Auguste Rodin qui, dit-il, était attiré par les postures de Dante (comme Samuel Beckett qui est comme une sorte d’Auguste Rodin inversé, avec les minces personnages de ses films).  Selon lui, le sculpteur ne se limitait pas à exposer des figures tourmentées dont certaines surgissent d’un socle presque informe, peuplé de forces se mêlant les unes aux  autres.  Comme dans un ouragan de pierre. Mais des œuvres comme, par exemple, La Main de Dieu, naissent du tohu-bohu d’un sol de marbre. La pierre, dans ses entrailles, génère le surgissement d’une main…

Rainer-Maria Rilke perçut, dès 1907, ce cheminement : « Cette époque a, en elle, une substance qui coule, informe, insaisissable. Il fallait que cet homme la saisisse. Il a saisi tout ce qui était vague, en mutation en formation. » Cette « substance qui coule », n’est-ce pas le flux commun à la sculpture d’Auguste Rodin, et à la danse d’Isadora Duncan? Pour elle, cela précède comme rythme, à la composition du mouvement. Mais cette puissance, source de mutations, n’appartient à aucun art. C’est un à-priori historique de plusieurs arts. Et Emmanuel Kant, le penseur de l’à-priori, décrit dans La Faculté de juger cet ouragan comme le creuset d’une nouvelle manière de penser. 

Dominique Brabant, de l’Université catholique d’Eichstadt-Ingolstadt, cite le philosophe et essayiste allemand Gunther Anders qui parle de « pré-forme ». « Les œuvres d’Auguste Rodin et d’Isadora Duncan naissent en divergeant, de l’écoulement de cette substance sans forme. D’où leurs résonances. Il y a des points communs entre cette sculpture et cette danse.» Leur goût partagé de la liberté s’exprime, par exemple, avec Les Bourgeois de Calais (prisonniers mais se libérant dans des postures décentrées) mais aussi avec L’Etude révolutionaire d’Isadora Duncan. La libération, comme geste et corps modelés…

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Isadora Duncan entre 1916 et 1918• Crédits : Arnold Genthe @New York Public Library

Avec Rodin, avec Isadora Duncan, advient en effet une nouvelle dramaturgie et une conception novatrice de l’expression. Un visage représente une douleur, une angoisse, une joie qui demeurent en même temps invisibles dans un corps. La sculpture comme la danse ne commencent pas par le visage pour exprimer mais s’approchent, se tiennent au niveau du fond d’un corps. Et elles captent non pas une image de douleur, d’angoisse mais une intensité. L’expression est ici première. En séparant la douleur de sa représentation, de sa montée au visage, elle dénaturalise l’affection.

Le socle et  le creux accueillent la douleur comme intensité. La sculpture, comme la danse, vient de cette rencontre avec l’expression intensive du marbre et du corps. Dans cet « informe », il y a des luttes sourdes entre l’angoisse, la tristesse, la beauté et la vitalité. Arthur Rimbaud parlait d’un horrible travail (Lettre à Jacques Démeny, 1871). Mais Isadora Duncan et Auguste Rodin ne sont pas d’horribles travailleurs. Leur élan et leur accumulation de forces, filtrés par la concentration, offrent des nuances, des « retouches infimes » comme le dit Stéfan Zweig.

Auguste Rodin et Paul Cézanne attaquent la solidité des choses. Le peintre parle « d’effondrement de l’assise géologique », et l’œuvre du sculpteur révèle un socle ondulant, des vagues de marbre qui attirent à lui les intensités retenues par la terre. Les couleurs et intensités montent là d’où  naissent de nouvelles formes, irrégulières, un peu déformées. Et il revient à l’homme et à la femme, d’accueillir le monstre et sa secrète tendresse.  Avec  ces deux artistes, nait un nouveau monde: il existe un lien extraordinaire entre la libération des couleurs chez Paul Cézanne, le socle plastique chez Auguste Rodin, et le milieu (de lumière) chorégraphique, extrait du milieu physique, étudié pour la première fois par Auguste Comte.

« L’ensemble du mouvement impressionniste, dit Gunter Anders, a dissout l’univers substantiel en un processus, celui des ondes de la lumière. » Mais cette dissolution représente seulement un premier temps. et il faut que cela tienne, insistait Paul Cézanne. Il faut engendrer un corps d’ondes. Ce qui ne va pas sans danger et cette mise en rapport rythmique d’intensités, de couleurs, suppose patience, goût du détail et audace des contrepoints. Ainsi, chaque sculpture de Rodin apparait deux fois. Avec la gravitation « naturelle » de son poids sur le sol. Mais aussi avec une autre gravitation, interne au marbre, une perspective intime qui souffle discrètement une élévation, une suspension. Pourquoi deux des Bourgeois de Calais tiennent-ils merveilleusement sur une demi-pointe ? Ces statues touchent… et ne touchent pas le sol. Qui touche, et ne touche pas le sol ? La danse! Celle qui nait aux côtés d’Auguste Rodin…

 Tobias Kampf, de l’Université de la Ruhr, mit en relation l’œuvre du sculpteur avec la Lebesnreform (« réforme de la vie »). Passionné, très cultivé, cet historien de l’art et philosophe, bon connaisseur de Husserl, aime la danse et travaille à son rapprochement avec l’histoire de l’art.  Selon lui, cette réforme de la vie n’est pas un courant constitué mais une vision répartie entre plusieurs expériences artistiques: celle d’Isadora Duncan avec ses « écoles de vie », le Bauhaus avec, entre autres, Paul Klee et le scénographe Oskar Schlemmer, et enfin Monte Verita ou au bord du Lac Majeur, une colline se peupla alors d’artistes et de penseurs  : l’écrivain Herman Hesse, Émile-Jaques Dalcroze, Isadora Duncan, Vassily Kandinsky, Hugo Ball, Francis Picabia, Rudolf Steiner, le philosophe Martin Buber… et les chorégraphes Mary Wigman et Rudolf  Von Laban.

Rodin et Isadora Duncan partirent, non pas d’un corps d’ensemble mais « de points quelconques ». Des germes s’ouvrent : croissance du marbre, croissance de mouvements. Qu’est-ce qui fait naître les corps ? Le temps, l’air du temps  chez Sandro Botticelli,  et Samuel Beckett, tout au long de son œuvre, parlera aussi de germes…

Bernard Rémy

Colloque organisé avec le soutien du musée Rodin, de la Réunion des Musées nationaux, de l’Ecole du Louvre et des Amis du musée Rodin,  Auditorium du Grand Palais, Paris VIIIème,  les 22 et 23 mars. Rodin, l’exposition du centenaire au Grand Palais,  jusqu’au 31 juillet.

 

 

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