Bajazet, de Jean Racine, mise en scène d’Eric Ruf
Bajazet, de Jean Racine, mise en scène d’Eric Ruf
L’une des pièces les moins jouées de Racine. Non sans raison: elle n’a pas la ligne forte d’un Britannicus ou d’une Andromaque, et Racine s’abuse sans doute en parlant de tragédie, quand il s’agit plutôt d’un drame. Aucun personnage n’évolue, il ne reste qu’à mourir ou à « persévérer dans leur être » à ces intrigants qui sortent toujours leur épingle du jeu, sans parler de l’artifice d’une lettre perdue ou trouvée. La pièce a quand même dû avoir son heure de gloire, et on y entend quelques vers passés dans le domaine public comme le fameux: «Nourri dans le sérail, j’en connais les détours» du prudent Acomat.
Faut-il de la terreur et de la pitié pour qu’il y ait tragédie ? Bajazet, homme objet de deux passions antagonistes, n’inspire pas la pitié : trop borné à un courage sans emploi, séquestré par son frère, le sultan qui craint en lui un rival, trop enfermé dans un amour de jeunesse dont il ne sait pas utiliser le potentiel de révolte. Comme Atalide, sa fiancée. Ils s’aiment par principe, c’est leur colonne vertébrale : prêts à mourir l’un pour l‘autre… Elle, révélant hors de sa présence toute sa frustration, lui, tout à sa « gloire », généreux tous les deux mais jusqu’à l’ennui.
Heureusement, ils se trouvent entre les mains d’une sultane qui introduit la terreur dans l’affaire. Esclave élevée au plus haut rang du pouvoir par l’amour du sultan qui guerroie au loin, elle fait sa proie de Bajazet, prisonnier du sérail, dévirilisé. C’est l’amour ou la mort : aime moi, ou je te tue. Et cela fait un drame, à défaut d’une tragédie : on sait que l’amour ne se commande pas.
Blaise Pascal le dit mieux : l’amour, et le pouvoir ou la domination, ne sont pas du même ordre, et vouloir imposer l’un par l’autre, devient le propre de la tyrannie. Avec cela, à la fin, inévitablement, tous meurent, à l’exception, on l’a vu, de ceux qui tirent les ficelles et « songent à eux ».
Reste Roxane, le rôle-maître, à défaut d’être le rôle-titre. Clotilde de Bayser en donne peu à peu les facettes : dissimulation de la calculatrice (jamais longtemps : c’est une faible femme…), dureté de l’orgueil, atermoiements de l’ancienne esclave finalement peu sûre d’elle, passion dévorante… En un mot, elle arrive à exprimer l’extraordinaire vulgarité d’un pouvoir sans opposition, et domine la distribution. Mais son rôle est mieux écrit.
Rebecca Morder, (Atalide), sorte de Junie tétanisée par la colère, Laurent Natrella (Bajazet) réduit au silence par cette double convoitise de femmes, ont une palette beaucoup plus étroite. Denis Podalydès, presque trop sobre pour une fois, fait, de ce vizir qui voudrait bien être sultan à la place du sultan… le parfait politicien qui flotte sur tous les courants. En confident ou en faire-valoir, Alain Lenglet peine à dépasser la convention ; les suivantes habillées de gracieuses robes ont plus de chance, avec un moment dramatique à jouer (Anna Cervinka et Cécile Bouillot).
Eric Ruf a placé toute l’affaire dans ce qu’il appelle une «chambre sourde» du sérail. Cernée d’armoires avec des arrière-plans troubles, et encombrée d’un étalage de chaussures féminines, symbole de pouvoir et d’intimité. Cela fonctionne bien mais, sur le plateau du Vieux-Colombier, les acteurs ont souvent l’air trop grands pour le décor.
On peut aller voir cette pièce secondaire de Racine, surtout pour Clotilde de Bayser et pour cette vision catastrophique de la passion possessive et destructrice, celle d’une pure fiancée, comme celle d’une sultane sans scrupules.
Christine Friedel
Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, Paris VIème. T : 01 4439 87 00 jusqu’au 7 mai.
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