Médée-Matériau d’Heiner Müller, mise en scène d’Anatoli Vassiliev
Médée-Matériau d’Heiner Müller, mise en scène d’Anatoli Vassiliev
L’étrangère a trahi les siens pour Jason, une perfidie qu’elle reconnaît comme un «plaisir» pour lui : «Merci de ta Trahison qui me rend des yeux pour voir ce que j’ai vu…» A ses enfants, cette sorcière raconte le meurtre de la fiancée de Jason, leur « belle-mère », et se libère de la robe qu’elle fait danser en magicienne, ondoyante et gracieuse, avant de vider de l’essence sur cet habit princier, cadeau nuptial/ brasier. «Sur son corps à présent, j’écris mon spectacle/Je veux vous entendre rire quand elle criera/ Avant minuit, elle sera en flammes. »
Cette femme exaspérée, sortie de ses gonds, est ici incarnée avec une grande maîtrise par Valérie Dréville, formée par Antoine Vitez puis par Anatoli Vassiliev. Assise dignement, jambes écartées mais avec pudeur, elle énumère les outrages subis, d’une voix rauque, face public, avec un regard porté sur l’horizon; ni homme ni femme, elle est juste encore un être en vie… Elle en viendra à la fin à supprimer ses enfants: «Ah mes petits Traîtres. Vous n’aurez pas pleuré pour rien/Je veux de mon cœur vous arracher, vous la chair de mon cœur/ Ma mémoire Mes chéris /Le sang de vos veines, rendez-le moi.»
Des marionnettes à fil représentent les enfants de Médée, petits pantins assis sur leur tabouret, le temps du discours maternel; elle va s’emparer d’eux, et les vider de leur substance: du riz, pour les rendre au néant. Assise sur un promontoire, la redoutable magicienne, à la fois entièrement dénudée et pudique, tient à portée de main sur une petite table, diverses crèmes, baumes, onguents et pansements dont elle se couvre le visage et le corps, .
Image du chaos et des forces maléfiques, elle reste droite et déterminée, intériorisant sa dimension barbare et monstrueuse pour mieux s’en dégager, une fois pour toutes. Dans cette deuxième création d’Anatoli Vassiliev, en fond de scène, sur un vaste écran, on voit, agrandie et redoublée, la projection de l’horizon marin sur un premier écran central tel un cadre de tableau, où Médée est assise en majesté dans son fauteuil : un jeu métaphorique et une mise en abyme des flots bleus.
Les vagues scintillantes, avec leurs crêtes blanches, sont bousculées par le bateau de Jason. Le public a plein les yeux de la mer et voit comme dans un vertige, des lointains inaccessibles. Apaisement de l’âme, repos du regard se laissent porter par le bleu de l’horizon. Et le silence s’impose dans sa perfection. Le texte d’Heiner Müller résonne dangereusement-menace et malédiction-à travers les intonations des mots déclamés, les hoquets d’une parole morcelée, hachée et déshumanisée que s’approprie Valérie Dréville, avec un sang-froid fascinant dans le rôle de cette mystérieuse étrangère.
Soit le fruit d’un laboratoire initié à Moscou avec Anatoli Vassiliev lors de la première création de la pièce, il y a déjà quinze ans: accomplir le mythe dans sa fureur, un sacrifice rituel, et pour renaître hors du temps. L’horreur inadmissible vient de l’homme pour lequel la femme a tout quitté, patrie et famille, et qui a tué son propre frère pour sauver le beau conquérant qu’elle aimait.
Le mal tout proche est déjà accompli; insatiable, la magicienne rejoue sans fin, un scénario macabre. Empoisonnée et dévorée par les flammes: Créuse, la jeune fiancée de Jason et fille de Créon, et tués de ses propres mains, ses enfants! Ainsi, il lui faut se débarrasser de son passé-vie fausse et existence tronquée-et s’échapper célestement, enfin dépossédée de son mythe : revivre ailleurs et au-delà.
Et la mer qui, pendant toute l’aventure de ce sacrifice rituel, laisse apparaître un ciel d’azur absolument pur que traversent des mouettes blanches au long vol ample et majestueux. Comment alors ne pas penser aux bateaux transportant les migrants, tout un peuple d’«étrangers» venant de l’Orient et de l’Afrique, trahis, en proie à la domination et au racisme ?
La trahison? Une douleur existentielle qui se perpétue, depuis l’Antiquité. Les victimes que la mer emporte chaque semaine, sont des êtres nés du mauvais côté de la planète… Et accusés de non-appartenance aux peuples dits civilisés qui, mieux nés, les rejettent aux frontières de leur pays…
Véronique Hotte
Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 14 mai. T: 03 88 24 88 24.
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris XVIIIème, jusqu’au 3 juin. T: 01 46 07 34 50.