Le Testament de Marie de Colm Toibin
Le Testament de Marie de Colm Toibin, traduction d’Anna Gibson, mise en scène de Deborah Warner
On connaît le destin prodigieux du christianisme, «une secte qui a réussi». À sa source, quatre textes, écrits et réécrits après coup, de Mathieu, Marc, Luc et Jean; des paroles d’Evangile, autrement dites : une « doxa », une vérité qu’on ne discute pas. Marie apporte ici un « cinquième évangile », sa vérité de mère. Comme toutes, elle a vu son enfant grandir, s’acoquiner avec une bande pas très fréquentable, et partir… Celui-là va jusqu’à être proclamé « roi des juifs », faire des miracles, (ou des tours de passe-passe?) et mourir sur la croix, hurlant de douleur et se débattant, ce sur quoi les hagiographies sont plutôt discrètes : le fils de Dieu souffrant doit rester noble…
À celui qui dit, aux noces de Cana : «Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ?», elle répond entre ses dents: «Que je suis ta mère, non ?». Il faut bien que les fils quittent leurs mères, mais Marie quittera le sien à son tour. Qu’il se dise le fils de Dieu, lui fait hausser les épaules! Et elle ne dira rien de sa conception, fuira devant la croix, et gardera ses peurs et ses souffrances.
Au début du spectacle, Marie, c’est l’idole. Dans une châsse de verre, entourée de centaines de bougies scintillantes, elle apparaît sous un grand voile bleu, livrée à l’adoration de la foule. Et les spectateurs sont invités à déambuler sur le plateau. Belle image: le mouvement s’organise, et se défait, de façon aléatoire, magnifié par le décor et le cadre de scène de l’Odéon. Après ce prologue, Deborah Warner donne la parole à la seule Marie, sous la figure d’une ménagère attelée à des tâches quotidiennes. Que Dominique Blanc fait, tantôt en parfait pléonasme avec son récit (elle prononce «table», et déplie une table), tantôt avec une sorte de tâtonnement des métaphores, en déplaçant un objet, remplissant un seau d’eau, interrompant un geste, sans quitter le récit…
Au fond, c’est peut-être cela, la vie de la ménagère : la répétition de gestes interrompus sans beaucoup de sens, ce qui fait de Marie, une femme ordinaire. Mais Deborah Warner lui offre aussi une immense ouverture poétique. Le jour de la crucifixion, un jour «comme les autres», une image s’est fixée dans sa mémoire: celle d’un oiseleur nourrissant, avec de petits lapins vivants, un aigle en cage. Entre seau et balai, l’image glisse vers le fantasme : un vautour est là, sur le plateau, ouvrant des paysages imaginaires d’une profondeur onirique angoissante.
Cette présence, venue puis disparue, répond à celle de la scénographie de Tom Pye et Justin Nardella, vivante, toute en discrètes et profondes métamorphoses, avec glissements de rideaux, ouvertures et fermetures insensibles de plans successifs. Un olivier s’élève dans les cintres, tandis que s’installe, sans qu’on l’ait vu venir, un tronc en forme de gibet. Sous les lumières de Jean Kalman, d’une grande beauté, tout ici magnifie le récit de Marie.
Dans cet espace lyrique, la talentueuse Dominique Blanc garde une simplicité de jeu: aucun pathos, aucune emphase et on a parfois besoin de tendre l’oreille. Aucune coquetterie non plus : elle donne à Marie la jeunesse éternelle, la parole directe d’une mère qui se révolte contre ce que son fils lui a « fait», et contre les gardiens du temple, Marc, en particulier, qui séquestrent sa vérité.
Avec ce récit, elle réalise le souhait de Deborah Warner dont elle avait joué Maison de poupée : « une rencontre personnelle, une intimité éprouvée, et une expérience profonde qui, dans le calme de la soirée, exigent d’être partagées et comprises ensemble par l’interprète qui la raconte mais aussi par le public ».
Le spectacle, créé par Fiona Shaw, a causé quelques remous à Broadway. Mais la France n’est pas les Etats-Unis, et la vision sécularisée de Marie, par cet écrivain irlandais vivant en Catalogne, ne devrait pas provoquer de scandale… Même si les photos du Monde en guerre nous apportent souvent des figures de « mater dolorosa », Deborah Warner a le mérite de ne pas souligner ce rapprochement possible. C’est au spectateur de le faire, s’il le sent…
Christine Friedel
Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris VIème T.01 44 85 40 40, jusqu’au 3 juin.