Si bleue si bleue la mer, texte de Nis-Momme Stockmann

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Si bleue si bleue la mer, texte de Nis-Momme Stockmann, texte français de Nils Haarmann et Olivier Martinaud, mise en scène d’Armel Veilhan

 Le modèle socio-économique allemand a ses failles et Darko, le narrateur, en fait l’amer constat : «Ici, on n’est pas en Afrique, on n’est pas en Amérique du Sud. On est en Allemagne ici. Et malgré ça, on est pauvre et idiot. On est perdu. C’est prévu comme ça. Par les architectes, par la politique. Prévu de toute façon qu’on doive se perdre.»

 Misère et marginalité, la notion d’exclusion concerne des individus et des familles aux revenus si faibles qu’ils sont écartés de toute vie active. Comme en Allemagne vers les années 2.000, dans la cité où se côtoient Darko, un adolescent et son ami Elia, qui est aussi musicien sur le plateau, et la jeune Mok.

 Darko témoigne de sa pauvreté, celle du sous-prolétariat urbain des pays industrialisés, un phénomène continu malgré la croissance globale. C’est un jeune, dit «à risques», ou « sensible», victime de la crise, privé de formation et d’emploi rémunéré et déjà chômeur avant toute expérience de travail, survivant dans une cité de banlieue où sont relégués tous les exclus: «Je ne suis pas vraiment au top dans ma tête. Je bois. Je me fous la tête à l’envers. Je bois tellement que mon cerveau en est retourné. Je bois jusqu’à manquer d’air et bégayer. Je bois tellement que les jours se brouillent. Un gigantesque océan gris foncé d’espace et de temps. Et moi en plein milieu, en train de nager. Boire, boire, boire. »

Bières rangées dans leur caisse mais toujours accessibles pour la main leste et habituée d’un assoiffé, qui boit pour oublier qu’il est misérable et qui s’estime en même temps  comme tel. Darko raconte l’envie insatisfaite, dans sa cité au ciel trop éclairé, de voir les étoiles. Quant à Mok, elle rêve de partir en Norvège, pour voir «si bleue, si bleue la mer « …

Juste un plateau nu avec micros sur pied pour les récitants/interprètes de ce requiem-rock, avec Elia à la batterie ou à la guitare, qui joue aussi l’ami très « décalé ». Au lointain, un écran laisse surgir les titres qui énumèrent les différentes étapes d’un parcours singulier, et forcément semé d’embûches: La visite au zoo, La visite chez la mère du jeune homme, Avant de partir un jour. Auparavant, Darko recense les faits divers sordides qui émaillent le quotidien de la cité : suicides, meurtres, enlèvements et viols d’enfants, sans que justice soit rendue. Comment les jeunes peuvent-ils trouver une légitimité à leur existence, au milieu de l’horreur banalisée : violences, cruauté et comportements équivoques ?

Récits et dialogues alternent comme l’écriture prosaïque avec des échappées poétiques… Et ces jeunes gens en perdition retrouvent leur élan dans le rythme, les paroles et les airs d’une époque, comme Girl des Beatles ou Summertime par Janis Joplin. Les interprètent avec un bel engagement, Romain Dutheil, en narrateur plein de vie mais suicidaire, Guillaume Mika, musicien  mais aussi bon acteur, et Marie Fortuit, qui se glisse facilement et avec délicatesse dans ce monde de violence…

Véronique Hotte

Le spectacle s’est joué au Théâtre de l’Echangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet,  du 2 au 6 mai. T : 01 43 62 71 20.

 

 

 

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Archive pour mai, 2017

La journée d’une rêveuse de Copi

(C)Tristan Jeanne-Vales

(C)Tristan Jeanne-Vales

 

La Journée d’une rêveuse de Copi, adaptation et mise en scène de Pierre Maillet

Marilú Marini reste liée aux riches heures du théâtre argentin en exil à Paris, en particulier avec le groupe T.S.E. d’Alfredo Arias qu’elle rejoint en 1975, où elle interprétait les rôles les plus fantasques. L’ inoubliable chatte de Peines de cœur d’une chatte anglaise (1977),  jouera ensuite avec succès les pièces sulfureuses de Copi, Les Escaliers du Sacré-Cœur (1990) et Le Frigo en 1999, après la fameuse Femme assise qui lui valut le prix de la meilleure actrice en 1984.

 Loin du personnage au gros nez de la bande dessinée du Nouvel Observateur, dialoguant avec un improbable volatile, La journée d’une Rêveuse, qu’avait créée Emmanuelle Riva en 1968, sous la direction d’un autre Argentin, Jorge Lavelli, sonne comme un Oh! Les beaux jours latino-américain. La première pièce de Copi (1939-1987), créée en France, a depuis très rarement été montée mais garde sa jeunesse et sa poésie surréaliste, grâce à la brillante performance de Marilú Marini.

Elle incarne Jeanne aux prises avec ses réveille-matin qui sonnent les heures creuses de journées occupées à dialoguer sans fin avec des personnages représentés ici par les voix off de Marcial Di Fonzo Bo, Michael Lonsdale, Pierre Maillet, et par le pianiste Lawrence Leherissey qui, pendant la deuxième partie du spectacle, l’accompagne de musiques d’ambiance illustratives. «Il faut courir à travers la vie pour arriver à mourir en même temps que l’on meurt. Voilà ce que je voulais dire. Et ce n’est pas tout. Lorsqu’on a son jardin plein de cadavres, il vaut mieux faire semblant de ne pas les voir, par simple savoir-vivre. Mais toi, il faut que tu te prépares à chanter, oui, à chanter pendant que tu ramasses des montres à la pelle sur tous les clochers des villages du monde.” : ainsi  l’un de ces intrus non visibles sermonne-t-il Jeanne  et la distrait de la vaisselle et de ses éternelles broderies de jeune fille rangée…

Pierre Maillet a concocté ce spectacle à la demande de la comédienne : « Je l’ai imaginé, écrit-il,  comme un hommage vibrant à l’auteur, acteur, dessinateur et figure emblématique du mouvement homosexuel des années 70, mais je voulais qu’il soit aussi et surtout un hommage à Marilú Marini, par le biais de son compatriote et ami.”

Dans cette optique, le metteur en scène, dont on a apprécié il y a peu, dans ce même théâtre Letzlove-Portrait(s) Foucault (voir Le Théâtre du Blog), mêle à ce poème théâtral énigmatique – réduit ici à un monologue – des extraits de Rio de la Plata, seul texte réellement autobiographique de Copi, préface à un roman qu’il n’aura pas eu le temps de d’écrire. Marilú Marini incarne magistralement ce Copi intime, qui évoque, entre nostalgie et humour noir, le paradis perdu de son enfance, sa famille, la dictature, l’exil, l’écriture, le dessin et  le théâtre. 

On retrouve le militant extravagant et touchant comme on a pu le voir en travesti délirant dans L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer (1967). Il dénonce le régime argentin comme dans Eva Perón to proche du mouvement du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) qui traduit un rapprochement entre l’extrême-gauche mao et les homosexuels.

Mais ce tricotage textuel ne fonctionne qu’en partie, malgré la belle performance de la comédienne qui joue admirablement de tous ses registres vocaux, et passe d’une humeur à l’autre, en chantant et bougeant d’abord seule à l’avant-scène, puis en duo, avec son pianiste. On la retrouve  donc avec plaisir, et on découvre aussi avec intérêt, les confidences autobiographiques de Copi dans Rio de la Plata. Pourtant la pièce peine à convaincre… 

 Mireille Davidovici

Théâtre du Rond-Point  2 bis avenue du Président Franklin D. Roosevelt, Paris T.: 01 44 95 98 21 jusqu’au 21 mai.  www.theatredurondpoint.fr
Le Manège de Maubeuge (59) le 24 mai.

 

 

 

Je danse parce que je méfie des mots

© Gregory Batardon

© Gregory Batardon

 

Je danse parce que je méfie des mots, texte, mise en scène et chorégraphie de Kaori Ito

Un beau titre pour un spectacle tendre et sensible, créé en 2015 qui, en une heure, donne  un grand pouvoir aux mots. Kaori Ito et son père assis, sont déjà en scène, à l’entrée du public. La danseuse, en voix off, lui pose une série de questions, à la manière du bien connu Je me souviens de Georges Perec : «Pourquoi mon père a l’air heureux, mais ne le dit jamais ? Pourquoi je veux toujours dire oui, au lieu de: non ? Pourquoi, on n’est jamais désolé en France, et l’on est toujours désolé au Japon ? Pourquoi tu n’aimes pas mes copains ? etc.» Interrogations qui renvoient aux différences de mentalité entre la France et le Japon, mais aussi entre Kaori Ito, nourrie de culture européenne, et son père, resté au Japon. «Je suis étrangère à mon propre pays », dit la jeune femme qui vient d’une famille d’artistes.

Elle nous montre ici, comment peu à peu, telle une enfant qui vient de naître, son corps s’est éveillé à la danse classique à laquelle elle a été formée dès cinq ans. Pendant qu’elle parle, on distingue une création plastique de son père, à jardin sur le plateau nu. Ce père qui, dans sa jeunesse, montait des tragédies grecques, et disait à sa petite fille: «Kaori, ce n’est pas l’espace qui doit te faire danser, mais c’est toi qui dois faire danser l’espace.» Ici, il la rejoint et se met progressivement en mouvement avec elle, tout d’abord sans la toucher, puis il l’accompagne, tel un danseur mondain.

Nous assistons ainsi à un duo intime père et fille, plein de poésie et de délicatesse. «Vivre, dit-il, c‘est aller vers la mort», et l’on ressent la fragilité d’une telle création, avec le temps. C’est émouvant et beau, avec des gestes simples et des mots sincères. Quand son père quitte la scène, Kaori Ito reste seule et, au-dessus de la scène, s’inscrit cette phrase paradoxale : «J’ai compris la limite des mots .»

Jean Couturier

Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, 1 Avenue Gabriel, 75008 Paris. T : 01 42 74 22 77  juqu’au 11 mai.

theatredelaville-paris.com           

Le Testament de Marie de Colm Toibin

 

Le Testament de Marie de Colm Toibin, traduction d’Anna Gibson, mise en scène de Deborah Warner

 © Carole Bellaïche

© Carole Bellaïche

 On connaît le destin prodigieux du christianisme, «une secte qui a réussi». À sa source, quatre textes, écrits et réécrits après coup, de Mathieu, Marc, Luc et Jean; des paroles d’Evangile, autrement dites : une « doxa », une vérité qu’on ne discute pas. Marie apporte ici un « cinquième évangile », sa vérité de mère. Comme toutes, elle a vu son enfant grandir, s’acoquiner avec une bande pas très fréquentable, et partir… Celui-là va jusqu’à être proclamé  « roi des juifs », faire des miracles, (ou des tours de passe-passe?) et mourir sur la croix, hurlant de douleur et se débattant, ce sur quoi les hagiographies sont plutôt discrètes : le fils de Dieu souffrant doit rester noble…

À celui qui dit, aux noces de Cana : «Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ?», elle répond entre ses dents: «Que je suis ta mère, non ?». Il faut bien que les fils quittent leurs mères, mais Marie quittera le sien à son tour. Qu’il se dise le fils de Dieu, lui fait hausser les épaules!  Et elle ne dira rien de sa conception, fuira devant la croix, et gardera ses peurs et ses souffrances.

Au début du spectacle, Marie, c’est l’idole. Dans une châsse de verre, entourée de centaines de bougies scintillantes, elle apparaît sous un grand voile bleu, livrée à l’adoration de la foule. Et les spectateurs sont invités à déambuler sur le plateau. Belle image: le mouvement s’organise, et se défait, de façon aléatoire, magnifié par le décor et le cadre de scène de l’Odéon. Après ce prologue, Deborah Warner donne la parole à la seule Marie, sous la figure d’une ménagère attelée à des tâches quotidiennes. Que Dominique Blanc fait, tantôt en parfait pléonasme avec son récit (elle prononce «table», et déplie une table), tantôt avec une sorte de tâtonnement des métaphores, en déplaçant un objet, remplissant un seau d’eau, interrompant  un geste, sans quitter le récit…

Au fond, c’est peut-être cela, la vie de la ménagère : la répétition de gestes interrompus sans beaucoup de sens, ce qui fait de Marie, une femme ordinaire. Mais Deborah Warner lui offre aussi une immense ouverture poétique. Le jour de la crucifixion, un jour «comme les autres», une image s’est fixée dans sa mémoire: celle d’un oiseleur nourrissant, avec de petits lapins vivants, un aigle en cage. Entre seau et balai, l’image glisse vers le fantasme : un vautour est là, sur le plateau, ouvrant des paysages imaginaires d’une profondeur onirique angoissante.

Cette présence, venue puis disparue, répond à celle de la scénographie de Tom Pye et Justin Nardella, vivante,  toute en discrètes et profondes métamorphoses, avec glissements de rideaux, ouvertures et fermetures insensibles de plans successifs. Un olivier s’élève dans les cintres, tandis que s’installe, sans qu’on l’ait vu venir, un tronc en forme de gibet. Sous les lumières de Jean Kalman, d’une grande beauté, tout ici magnifie le récit de Marie.

Dans cet espace lyrique, la talentueuse Dominique Blanc garde une simplicité de jeu: aucun pathos, aucune emphase et on a parfois besoin de tendre l’oreille. Aucune coquetterie non plus : elle donne à Marie la jeunesse éternelle, la parole directe d’une mère qui se révolte contre ce que son fils lui a « fait», et contre les gardiens du temple, Marc, en particulier, qui séquestrent sa vérité.

Avec ce récit, elle réalise le souhait de Deborah Warner  dont elle avait joué Maison de poupée : « une rencontre personnelle, une intimité éprouvée, et une expérience profonde qui, dans le calme de la soirée, exigent d’être partagées et comprises ensemble par l’interprète qui la raconte mais aussi par le public ».

Le spectacle, créé par Fiona Shaw, a causé quelques remous à Broadway. Mais la France n’est pas les Etats-Unis, et la vision sécularisée de Marie, par cet écrivain irlandais vivant en Catalogne, ne devrait pas provoquer de scandale… Même si les photos du Monde en guerre nous apportent  souvent des figures de « mater dolorosa », Deborah Warner a le mérite de ne pas souligner ce rapprochement possible. C’est au spectateur de le faire, s’il le sent…

Christine Friedel

Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris VIème T.01 44 85 40 40, jusqu’au 3 juin.

 

 

Noé, chorégraphie de Thierry Malandain

 

Noé, chorégraphie de Thierry Malandain

 

©Jean Couturier

©Jean Couturier

Dans sa note d’intention, le chorégraphe explique sa lecture de Noé, mais mieux vaut se laisser convaincre par la remarquable esthétique abstraite de ce ballet. Placé un peu en hauteur, on apprécie d’autant plus cette chorégraphie kaléidoscopique en perpétuel mouvement.

Comme souvent, avec le Malandain Ballet Biarritz, les individualités restent en retrait au profit du groupe, mais où se détachent quelques très beaux solos ou duos. Le tout obéit à une géométrie précise et d’une belle fluidité qui se déploie sur  le plateau entier. Des groupes de danseurs se forment, puis constituent d’autres assemblages d’hommes et de femmes, dans une mécanique humaine hypnotique. Les jeunes artistes s’impliquent entièrement dans cette gestuelle de haute précision qui donne la part belle aux hommes, même si la parité règne sur le plateau.

 Thierry Malandain a conçu Noé à partir de La Messa di gloria, une œuvre peu connue de Gioachino Rossini  qui, dit-il, lui a  inspiré, après de longues heures d’écoute, des images et mouvements. Sans avoir pris de notes, il a mis en forme ses impressions dans le studio de répétition.Thierry Malandain, ses maîtres de ballet et ses danseurs se connaissent bien mais il reste le maître de la création, en partant quelquefois de danses rituelles. Des spectateurs avertis peuvent reconnaître ici des influences de chorégraphes contemporains comme  Mats Ek, mais c’est le fruit du hasard;  et Thierry Malandain  a pris avant tout la musique pour guide.

 À partir du mythe biblique du Déluge, il a créé pour nous soixante-dix minutes de vrai plaisir. Avant la représentation chaque soir à 19 heures dans le Grand Foyer, on peut assister à une « mégabarre », une longue barre unique pour des échauffements proposés au public: un moment classique du festival Le Temps d’aimer la danse de Biarritz, animé par Richard Coudray, son maître de ballet.
Le 20 mai, une journée entière sera consacrée au discret Thierry Malandain et à son univers. Un air basque, avec plusieurs artistes de la région, soufflera donc dans la salle Jean Vilar à Chaillot…

Jean Couturier

Spectacle vu au Teatro Victoria Eugenia à San Sebastian (Espagne), le 14 janvier.
Théâtre National de la Danse de Chaillot, 1 Place du Trocadéro, Paris XVIème, du 10 au 24 mai.
theatre-chaillot.fr          

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Ismène, de Yannis Ritsos, conception de Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli

 

La Trilogie des éléments :  

Ismène , conception de Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli, musique de Georges Aperghis, mise en scène d’Enrico Bagnoli.

 Trois spectacles: Ismène, Phèdre, Ajax sont consacrés par Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli à Yannis Ritsos. L’écrivain grec (1909-1990) a revisité la mythologie de son pays, avec La Quatrième Dimension, un recueil de dix-sept courts poèmes. La Trilogie des éléments a vu le jour avec Ismène, en 2008. Complice depuis des années de Marianne Pousseur, Georges Aperghis, dit-elle, « a souhaité écrire pour nous, une partition pour voix seule, une longue monodie sans instruments, canalisant ainsi toute l’attention sur un seul corps, une seule voix.»  Il a mis en voix des bribes du texte en version originale, relayés par un récitatif en français. Le récit d’Ismène se tisse en deux langues, l’une chantée, l’autre plus prosaïque.

Seule survivante  de la tragédie des Labdacides, Ismène, princesse de Thèbes, reçoit, dans son palais déserté, un jeune officier, venu lui rendre hommage de la part de son père, fermier de la famille. «Le Sphinx de pierre à l’entrée de Thèbes, ne pose plus de questions», dit-elle. Elle n’a plus vingt ans non plus mais cette visite ravive ses souvenirs où se mêlent la légèreté de la jeunesse et la sanglante tragédie familiale, et réveille sa sensualité : «Dans ce corps amolli, une chose demeure intacte, le désir».

Contrairement à Antigone, elle se sent habitée par une féminité désirante: «Ma sœur croyait tout régler avec ses : “Il faut, il faut pas“. J’avais pitié d’elle. (…) Ma sœur, c’est comme si elle avait honte d’être une femme». Revanche, de celle qui est restée dans l’ombre sur l’héroïne Antigone ? Au-delà de la légende, c’est le militant antifasciste Yannis Ritsos qui pose la question, toujours actuelle du pouvoir, de la tyrannie, de la résistance.

 Seule en scène, le corps enduit d’argile blanche comme une sorte de deuxième peau, Marianne Pousseur s’empare de ce monologue adressé à un personnage muet. Le poème évoque les odeurs, lumières, pépiements d’oiseaux et travaux de la campagne… Au français, fait écho le grec, d’abord susurré, puis chanté. A cet entrelacs, s’ajoutent des effets sonores comme réverbérations et distorsions acoustiques.

Une scénographie sophistiquée avec jeux d’ombres et lumières accompagne cette «tentative  théâtrale de transposer le trouble et le déclenchement imaginaire suscités par la lecture du texte de Yannis Ritsos». L’eau qui suinte des projecteurs s’égoutte sur le sol mouillé devenu par le truchement de savants éclairages, à la fois miroir, fontaine et marécage. Elle tapisse le plateau et se conjugue avec le feu, l’air et la terre. Une brume rasante se lève dans le clair-obscur, et des poignées de terre jetées rageusement déclenchent une tempête en miniature.

 Le jeu remarquable de Marianne Pousseur, grimée en femme mûre, sa présence physique, la densité de son récit et de son chant tout en écarts de tonalités, la texture poétique qu’elle porte à son apogée, sont parasités par trop d’effets artificiels de mise en scène. Dommage. Parfois d’une réelle beauté plastique, ces artifices peinent, par leur accumulation, à installer ce qu’ils cherchent à créer. On eut aimé plus de simplicité…

Mais les amateurs de poésie et de musique contemporaines trouveront leur compte dans la  performance de l’actrice-chanteuse et dans quelques images fascinantes qui l’accompagnent. Sans compter le plaisir de (re)découvrir celui que Louis Aragon qualifiait de «plus grand poète vivant». 

 Mireille Davidovici

Athénée Théâtre Louis-Jouvet 7 rue Boudreau 75009 Paris IXème. T. : 01 53 05 19 19 Ismène  du 3 au 6 mai, Phèdre du 10 au 13 mai, et Ajax du 17 au 20 mai.
www. athenee-theatre.com

Ismène, précédé de Le mur dans le miroir, traduction française de Dominique Grandmont est publié aux éditions Gallimard.

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Après la répétition d’Ingmar Bergman

 

Après la répétition d’Ingmar Bergman, mise en scène de Nicolas Liautard

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©Robert Deprofil

Quand nous entrons dans la salle, un fatras de matériel audio et vidéo laisse percevoir les voix étranges des interprètes sorties de baffles acoustiques, accessoires secs mais soudain pourvus d’une âme. Le plateau baigne d’abord dans l’ombre, habité par ces outils techniques qui sont éclairés alternativement, selon des échanges chuchotés et consentis. Le studio d’enregistrement-radio libère et fait danser les voix d’êtres invisibles.

Heureusement, les locuteurs s’engagent enfin sur scène. Bruits en coulisses: une comédienne-théâtre dans le théâtre-joue une  comédienne qui vient rejoindre un metteur en scène, resté seul  sur la scène déserte, un verre de café à la main, et qu’elle vient de quitter après la répétition.
Pour Nicolas Liautard, ce qui se passe sur le plateau est « ob-scène », au sens étymologique du terme,  soit une séance de répétition qui n’est pas un spectacle et propice aux confidences. Ainsi, le metteur en scène Henrik Vogler, plongé dans ses pensées, est surpris par le retour d’Anna Egerman, une jeune actrice passionnée qui engage la conversation. Il a été autrefois l’amant de sa mère, Rakel Egerman, un père possible pour elle…

Anna va lui révéler la haine qu’elle porte à cette mère aujourd’hui disparue et qui jouait exactement le rôle qu’elle a aujourd’hui dans Le Songe d’August Strindberg.  Mais elle éprouve des difficultés  à préparer ce rôle : « Je ne crois pas que tu aies confiance en moi. » L’homme de théâtre tente de la rassurer. Surgit alors, contre toute réalité, la mère défunte d’Anna, elle-même actrice, rongée par l’alcool et la passion qu’elle éprouvait pour Henrik Vogler. Elle lui parle et lui demande protection et amour mais Anna, elle, s’est évanouie ! A onze ans d’intervalle, la comédienne plus âgée, vient aussi reprocher à Henrik Vogler l’insignifiance des rôles qu’il lui confiait. D’abord en colère, le metteur en scène lui avoue qu’elle n’a jamais cessé d’occuper ses pensées.

La figure disparue, une fois partie, la joute amoureuse reprend entre la fille et l’ancien amant de sa mère, entre illusion, mensonge, charme et manipulation…Les comédiennes ont un jeu précis et attentif aux échanges, et laissent résonner la dimension intérieure d’êtres en mal d’existence, et friands de confidences intimes. Le metteur en scène les réconforte et essaye de leur expliquer les raisons d’un éloignement obligé, d’une mise à l’écart nécessaire, une fois la répétition finie.

 Sandy Boizard (la mère) incarne la mère avec une belle fragilité et tout le mal-être qui caractérise le personnage. Nicolas Liautard prend plaisir à  mettre en abyme son propre rôle de metteur en scène, mimant parfois même un peu trop le joueur, et celui qui sait qu’il joue, écartelé entre le désir des autres et  le repos auquel il aspire… Carole Maurice (la fille) est très juste dans ces tonalités de l’apprentie amoureuse qui s’essaie à tous les sentiments, ne sachant où donner de la tête mais très attachée mais sans le dire, à son créateur distant ou engagé, et qui s’esquive avec discrétion quand il le peut. Elle diffuse avec délicatesse le doute et l’émotion intenses qui assaillent le corps et la conscience, à l’instant où elle est en face de lui…

 Véronique Hotte

 Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 28 mai. T: 01 43 28 36 36.

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Funny Birds

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Funny birds, (Drôles d’oiseaux) projet orchestré par Lucie Valon, collaboration artistique de Christophe Giordano, chorégraphie d’Isabelle Catalan

D’abord, un coup de gueule. Pourquoi ce titre en anglais? Assez! C’est devenu une véritable manie, ces derniers mois. Quelle bêtise, quelle snobisme! Enfin heureusement, le spectacle de Lucie Valon mérite mieux que ce titre stupide.
« Il y a longtemps, Aristophane rêva d’une cité utopique, délivrée de toute corruption ; il écrivit Les Oiseaux, dit Lucie Vallon qui n’a pas été insensible aux petites bombes déjà lâchées par Aristophane, quand elle s’en prend au monde de la finance qui nous piège tous, quelle que soit notre banque.  Exemple entre cent : des particuliers avaient ainsi souscrit des emprunts en francs suisses auprès du Crédit Agricole de Lorraine et leurs  emprunts en euros ont explosé à cause de l’envolée du franc suisse d’environ 30% en 2011!  Leur-très chère!-banque avait juste “oublié” de leur garantir la parité de change. Bravo, le Crédit Agricole…

Sur le plateau, six hommes et femmes, à parité, du genre employés de banque, en costume, chemise blanche et cravate: presque un uniforme. Mais ici, le visage blanchi de clowns, ils parlent plus, qu’il ne s’expriment vraiment, et par courtes phrases. Avec une effroyable histoire: deux euros que chacun est avide de posséder grâce à des négociations boursières où la monnaie, devenue virtuelle, n’est plus un moyen d’échange mais celui de gagner encore et encore plus d’argent,jusqu’à l’addiction. Tour de passe-passe encore plus évident depuis l’apparition de la monnaie électronique dont les Etats perdent le contrôle absolu.

 Ici cette meute déchaînée multiplie et fait faire des petits à ces deux pauvres euros: dix, cent, cent mille… Si bien que, très vite, on ne sait plus à qui appartient ce trésor qui a fait boule de neige! En tout cas, pas le pauvre propriétaire d’origine, qui n’a même plus aucune chance de revoir ses deux pauvres euros! Et du coup, ce sont les mécanismes mêmes de la société qui se dérèglent et les pulsions humaines qui se libèrent : avidité, appétit de luxe et, bien sûr, sexe avec une formidable partouze entrevue derrière des parois vitrées en fond de scène dans un entremêlement de corps à moitié nus, comme si chacun était alors prêt à dévorer l’autre.

« Notre objectif, dit Lucie Vallon, n’est pas d’ajouter une critique du Système à celles qui existent déjà. Nos clowns nous proposent d’entrer dans leur monde, et de nous rendre sensible et charnelle cette violence que nous ne recevons toujours qu’indirectement. Ce fut le cas lors de la dernière crise financière – à quand la prochaine? Nos clowns n’ont pas grand-chose à perdre, ce sont des clochards-traders qui possèdent tout en une seconde et plus rien, en un instant. Ils nous donnent l’occasion de rire du pouvoir absolu et de la pire misère avec leur arrogance et leurs provocations. »

Il y a en effet quelque chose de cela dans ce spectacle hors-normes, brillant mais sans paillette aucune, qui flirte souvent avec la comédie musicale. Ce que ne dit pas Lucie Vallon : la formidable maîtrise de la direction d’acteurs et, en général, de la mise en scène bien accompagnée par l’intelligente scénographie, les costumes de Pia de Compiègne, la chorégraphie d’Isabelle Catalan et le son de Vassili Bertrand. Pour un coup d’essai, c’est en est un; encore parfois frais, le résultat! Mais splendide d’intention et de poésie. Bon, le texte n’est pas toujours au niveau que l’on souhaiterait; il piétine un peu sur la fin, sent parfois trop l’improvisation et l’écriture, dite de plateau qui sévit actuellement. Mais, miracle, pour une fois, on échappe à la vidéo qui envahit tout le spectacle contemporain.

 Lucie Vallon gagnerait sans doute à faire une version agit prop/théâtre de rue de ce remarquable spectacle: ses comédiens sont vraiment à la hauteur pour affronter un public en plein air et  dire cette impression de malaise que nous avons, quand l’argent n’est plus un véhicule d’échanges mais de thésaurisation. En quelques nano-secondes grâce à l’informatique, l’humiliation de l’homme par l’homme comme ici est devenue encore plus patente. »Effectivement, en ce premier quart du XXIème siècle, on est tout proche d’un certain cannibalisme. « Ce que je veux vraiment, c’est leur arracher le cœur et le manger avant qu’ils meurent, « confiait  Dick Fuld, le tout puissant, l’arrogant directeur de Lehman Brothers au salaire démentiel, et qui a fait sauter  la banque! (voir la lamentable histoire des « subprimes »).

Symbole de la crise financière et auteur de la plus énorme faillite de l’histoire des Etats-Unis, il a fait basculer les marchés, avec des dettes monumentales et des conséquences jusqu’en Europe… C’est clair et on y est: crise ou pas crise, les banquiers ont maintenant le pouvoir. Et les Etats n’ont pas d’autre choix que de les aider en cas de graves ennuis financiers, sinon c’est tout un pays qui s’en va à la dérive…Lucie Vallon s’est inspirée de tout cela et sait bien nous le dire, sans insister, même si nous ne sommes pas des as de l’économie et des mystères banquiers dans une mise en scène exceptionnelle d’intelligence et d’efficacité, et grâce à l’énergie qu’elle a su donner à ses acteurs: Charlotte Andrès, Stéphanie Farison, Alban Gérôme, Christophe Giordano, Mathieu Poulet, Charlotte Saliou. Chapeau.

Allez, encore quelques belles phrases pour la route citées par Lucie Valon: « On ne respectera plus la parole donnée, ni la justice, ni le bien, disait le vieil Hésiode. Au contraire, on honorera celui qui fait le mal, l’homme devenu démesure. La force tiendra lieu de droit. Le sentiment de l’honneur disparaitra. Par ses discours tortueux et par ses faux serments, le méchant nuira à l’homme de bien. L’envie au regard haineux, qui sème le trouble et se réjouit du malheur d’autrui, harcèlera les malheureux mortels (…) Conscience et équité abandonneront es hommes et s’en iront rejoindre les immortels. Aux mortels resteront les chagrins amers et contre le mal ne sera nul remède.» C’était au VIIIème siècle avant J.C. …

Si ce spectacle passe en tournée près de chez vous, ne le ratez surtout pas.

Philippe du Vignal

Le spectacle s’est joué jusqu’au 28 avril au Théâtre de la Cité Universitaire, 17 boulevard Jourdan Paris XIVème. T : 01 43 13 50 60.

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Le petit Chaperon rouge de Joël Pommerat

 

Le petit Chaperon rouge de Joël Pommerat, d’après le conte populaire, texte et mise en scène de Joël Pommerat (spectacle tout public à partir de six ans)

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

 Le maître de cérémonie, récitant et commentateur de ce conte légendaire, placé à cour ou à jardin, laisse ensuite advenir les scènes qu’il a décrites. La petite-fille, sa mère et sa grand-mère se partagent des instants vivants et éclairés. L’univers s’annonce sombre: une âme solitaire et inquiète voit se glisser dans l’obscurité, en elle et alentour, des ombres inconnues et équivoques. Le petit Chaperon rouge, à l’enfance un peu triste, à l’ennui épais et pesant, connaît une immense solitude, consciente de son existence perdue, au milieu d’un vaste monde encore inconnu.

 La mère d’abord, peu rassurante, nerveuse et juchée sur de hauts talons qui claquent trop bruyamment. Elle ne consacre guère de temps ni d’attention à sa petite fille en demande d’amour. Silhouette à la fois décidée et mystérieuse, à la longue chevelure rousse ondoyante, elle joue pourtant avec sa fille, s’amusant à mimer la bête furieuse qu’elle incarne, et l’enfant troublée, est partagée entre un bel effroi et la fascination.

Debout, la mère se plie en deux, bras et mains à terre, dessinant une bête sauvage à quatre pattes, puis se redresse d’un seul coup, et lève haut les pattes en l’air, simulant une agression arrêtée in extremis sur l’enfant : «Non, il faut arrêter», crie la petite, ou bien «Encore, Maman, fais encore la bête !» L’inconstance des sentiments a valeur de leçon de choses pour cette apprentie d’une vie à peine éclose qui s’essaie à la volonté de connaissance  et au désir volatil auquel on s’abandonne.

 La jeune fleur en bouton veut en découdre avec l’Autre et avec le monde, et tenter des expériences inouïes pour les dépasser, et faire «une» avec l’existence et être soi : «Elle aperçut aussi deux grands yeux qui avaient l’air d’observer dans sa direction. Elle pensa qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau et elle eut tout de suite envie de s’approcher. Ce n’était pas une chose ordinaire qu’elle avait devant elle. (…) »

 La vie recèle des énigmes et étrangetés troublantes comme la capacité d’éveil de l’être. L’homme raconte les états du Chaperon rouge, devenu avant l’heure, autobiographe : «La petite fille pensa qu’elle en avait peur, c’est vrai, mais que cette chose ne ressemblait en rien à la bête monstrueuse qu’elle s’attendait à rencontrer dans les bois, comme le lui avait prédit sa maman, au contraire. » S’amuser à cache-cache dans la clairière de la forêt et jouer avec son ombre, une silhouette agrandie et une vision fugitive d’elle-même en devenir, ou le reflet d’une peur compulsive déguisée: telle est l’heureuse découverte existentielle. Sans parler du loup, ombre noire, hurlements et cris maudits : il faut donc, un jour ou l’autre, frayer avec la bête et consentir plus ou moins à ses caprices.

 Et la petite fille ressent de la fierté d’avoir pu faire une telle rencontre sans effroi. Très étonnée, elle éprouve ce plaisir nouveau et tant attendu: se sentir grande : «Et se dit que, plus jamais, elle n’aurait de raison d’avoir à nouveau peur.» Mais l’histoire suit son cours  quand l’enfant  se frotte à l’inédit, comme la visite d’une grand-mère éloignée dans un lointain boisé. La petite deviendra grande à son tour, faisant tourner sans fin la grande ode de la vie.

Les acteurs sont aussi attachants que la bête féroce qu’on ne capture jamais : Isabelle Rivoal (la mère étrange), Ludovic Molière (L’homme qui raconte) et Valérie Vinci qui joue ici la petite-fille et la grand-mère : la roue ne cesse de tourner et la transmission des parents et grands-parents passe nécessairement par les petits-enfants qui ferment la boucle pour mieux recommencer ailleurs.

On ne se lasse pas de revoir encore ce loup, type même de la bête sauvage dévorante, gueule et dents carnassières, crocs et griffes, animal nocturne et féroce au regard maudit et difficile à approcher et à chasser… Assister à ce spectacle, treize ans après sa création, n’entame pas le plaisir de frayer encore avec ce loup, si proche de nous, et si lointain en même temps…

Véronique Hotte

Théâtre des Bouffes du Nord,  37 bis Boulevard de la Chapelle, 75010 Paris. T: 01 46 07 34 50, jusqu’au 20 mai.

Le texte est publié chez Heyoka Jeunesse / Actes Sud-Papiers.

 

 

 

Médée-Matériau d’Heiner Müller, mise en scène d’Anatoli Vassiliev

Médée-Matériau  d’Heiner Müller, mise en scène d’Anatoli Vassiliev

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©Jean-Louis Fernandez

 L’étrangère a trahi les siens pour Jason, une perfidie qu’elle reconnaît comme un «plaisir» pour lui : «Merci de ta Trahison qui me rend des yeux pour voir ce que j’ai vu…» A ses enfants, cette sorcière  raconte le meurtre de la fiancée de Jason, leur « belle-mère », et se libère de la robe qu’elle fait danser en magicienne, ondoyante et gracieuse, avant de vider de l’essence sur cet habit princier, cadeau nuptial/ brasier. «Sur son corps à présent, j’écris mon spectacle/Je veux vous entendre rire quand elle criera/ Avant minuit, elle sera en flammes. »

Cette femme exaspérée, sortie de ses gonds, est ici incarnée avec une grande maîtrise par Valérie Dréville, formée par Antoine Vitez puis par Anatoli Vassiliev. Assise dignement, jambes écartées mais avec pudeur, elle énumère les outrages subis, d’une voix rauque, face public, avec un regard porté sur l’horizon; ni homme ni femme, elle est juste encore un être en vie… Elle en viendra à la fin à supprimer ses enfants: «Ah mes petits Traîtres. Vous n’aurez pas pleuré pour rien/Je veux de mon cœur vous arracher, vous la chair de mon cœur/ Ma mémoire Mes chéris /Le sang de vos veines, rendez-le moi.»

 Des marionnettes à fil représentent les enfants de Médée, petits pantins assis sur leur tabouret, le temps du discours maternel; elle va s’emparer d’eux, et les vider de leur substance: du riz, pour les rendre au néant. Assise sur un promontoire, la redoutable magicienne, à la fois entièrement dénudée et pudique, tient à portée de main sur une petite table, diverses crèmes, baumes, onguents et pansements dont elle se couvre le visage et le corps, .

Image du chaos et des forces maléfiques, elle reste droite et déterminée, intériorisant sa dimension barbare et monstrueuse pour mieux s’en dégager, une fois pour toutes. Dans cette deuxième création d’Anatoli Vassiliev, en fond de scène, sur un vaste écran, on voit, agrandie et redoublée, la projection de l’horizon marin sur un premier écran central tel un cadre de tableau, où Médée est assise en majesté dans son fauteuil : un jeu métaphorique et une mise en abyme des flots bleus.

 Les vagues scintillantes, avec leurs crêtes blanches, sont bousculées par le bateau de Jason. Le public a plein les yeux de la mer et voit comme dans un vertige, des lointains inaccessibles. Apaisement de l’âme, repos du regard se laissent porter par le bleu de l’horizon. Et le silence s’impose dans sa perfection. Le texte d’Heiner Müller résonne dangereusement-menace et malédiction-à travers les intonations des mots déclamés, les hoquets d’une parole morcelée, hachée et déshumanisée que s’approprie Valérie Dréville, avec un sang-froid fascinant dans le rôle de cette mystérieuse étrangère.

 Soit le fruit d’un laboratoire initié à Moscou avec Anatoli Vassiliev lors de la première création de la pièce, il y a déjà quinze ans: accomplir le mythe dans sa fureur, un sacrifice rituel, et pour renaître hors du temps. L’horreur inadmissible vient de l’homme pour lequel la femme a tout quitté, patrie et famille, et qui a tué son propre frère pour sauver le beau conquérant qu’elle aimait.

Le mal tout proche est déjà accompli; insatiable, la magicienne rejoue sans fin, un scénario macabre. Empoisonnée et dévorée par les flammes: Créuse, la jeune fiancée de Jason et fille de Créon, et tués de ses propres mains, ses enfants! Ainsi, il lui faut se débarrasser de son passé-vie fausse et existence tronquée-et s’échapper célestement, enfin dépossédée de son mythe : revivre ailleurs et au-delà.

 Et la mer qui, pendant toute l’aventure de ce sacrifice rituel, laisse apparaître un ciel d’azur absolument pur que traversent des mouettes blanches au long vol ample et majestueux. Comment alors ne pas penser aux bateaux transportant les migrants, tout un peuple d’«étrangers» venant de l’Orient et de l’Afrique, trahis, en proie à la domination et au racisme ?

La trahison? Une douleur existentielle qui se perpétue, depuis l’Antiquité. Les victimes que la mer emporte chaque semaine, sont des êtres nés du mauvais côté de la planète… Et accusés de non-appartenance aux peuples dits civilisés  qui, mieux nés, les rejettent aux frontières de leur pays…

 Véronique Hotte

Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 14 mai. T: 03 88 24 88 24.
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris XVIIIème, jusqu’au 3 juin. T: 01 46 07 34 50.

 

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