La Nuit Unique, mise en scène du Théâtre de l’Unité

la nuit unique

©Stéphanie Ruffier

La Nuit Unique, mise en scène du Théâtre de l’Unité

 

Nous sommes au royaume du vrai-faux. Ou du faux-vrai. Comme Alcandre dans la grotte platonicienne de L’Illusion comique de Corneille ou le Roi Basile dans La Vie est un songe de Calderon, le Théâtre de l’Unité nous convie à une expérience philosophique grandeur nature. A peine un spectacle : la vie-même.
Cela débute à vingt-trois heures, dans le grand hangar de Lieux Publics et traite de la porosité troublante entre nos existences, nos fantasmes et le théâtre. William Shakespeare l’affirme dans La Tempête et toute son œuvre l’illustre : « Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. » Pour le confort, ce soir-là, la paille, testée à Calais, a été troquée contre des hamacs en plastique rouge, soit des rangées d’une centaine de berceaux en forme de lèvres.

 L’idée était née lors d’une édition des Ruches, ces ateliers-laboratoires qui ont lieu chaque printemps à Audincourt , tout près de Montbéliard (voir Le Théâtre du Blog) : et si on organisait un voyage au bout de la nuit ? Ce serait, comme en train, une sorte de rêve éveillé, entrecoupé de voix, d’images, d’assoupissements et d’éveils… Les premiers tests s’avèrent concluants : les cobayes, même profondément endormis, n’en sortent pas moins ravis. Ainsi est née cette Nuit Unique, étrange machine à rêves qu’ Hervée de Lafond et Jacques Livchine rodent cette année.

 C’est bien à un transport en commun que nous sommes conviés : une traversée nocturne et collective. Des hôtesses en livrée rouge, qui nous rappellent les Brigades d’Intervention Théâtrale de ce même Théâtre de l’Unité, installent en douceur les passagers. A chacun d’entre nous, sont distribués: un abricot, une bouteille d’eau et un doudou pour viatique. Nous sommes prévenus que nous pourrons nous endormir, et que cela ne nous sera pas reproché.

Permission paradoxale : c’est là le coup de génie de l’Unité. Les spectacles fleuves, tout festivalier connaît. Récemment à Avignon, des mises en scène comme celles de Thomas Jolly (Henry VI, en dix-huit heures) et Julien Gosselin (2.666, en onze heures trente), nous avaient déjà accoutumés aux représentations d’une très longue durée. Ici, il s’agit d’autre chose, d’une recherche du discontinu, du perlé, d’une exploration des différents cycles du sommeil. Le public cultive une présence-absence, un être-là… sans être las. Et, comme dans la philosophie de Martin Heidegger, la faucheuse rôde. C’est aussi un «être vers la mort» dans un univers où, quoiqu’il advienne, avec ou sans vous, le spectacle continuera …

 Dès les prémices, surgit une question : qu’est-ce la nuit, pour vous ? Les réponses  sont lues : une parenthèse, un désir, un apaisement, une autre temporalité, un moment poétique… L’on s’aperçoit vite que la demande pourrait tout aussi bien concerner notre rapport au théâtre. Que venons-nous y chercher? Un repos, un apaisement, une échappée belle, une communion, un (r)éveil ?

Difficile de raconter cette longue nuit, faite tour à tour, de fulgurances et d’effilochements. Chaque heure, égrainée par un tintement de cloche, a sa couleur. Les thèmes collent au plus près de nos vies avec l’amour, la mort, le rêve, le cauchemar, les obsessions: omniprésents. Deux univers surtout reviennent de loin en loin et contaminent l’ensemble. Premier fil rouge : la nostalgie du Vietnam chez Hervée de Lafond: son enfance, la torture de sa nourrice, la mort du frère (puissant moment), le retour anniversaire. Ils défilent sur le grand tapis central. Très loin ou très près.

Sur une tablette, apparaît une vieille photographie, avec ses visages en noir et blanc. Dans l’obscurité, un odeur des nems réveille une cinquantaine de voyageurs et des images émergent avec force : drapeaux rouges de la révolution à Hô Chi Minh, file de nénuphars surmontés de chapeaux pointus … Et puis, il y a l’exhibition de l’intime : la marotte de Jacques Livchine qui met littéralement en scène l’obscénité, au sens étymologique du terme, l’extime, dirait-on en littérature : entrelacs d’amours,  bizarreries personnelles, et attirances pour l’autre, la femme désirée, désirante, celle qui joue avec la limite…

L’intime, donc, convoqué avec son lot d’accumulations à la Jacques Prévert ou à la Raymond Queneau: liste hilarante des courses de Catherine Fornal, celle des médicaments et des oublis, litanie touchante des amants de Lucile Tanoh… On devine la personnalité des neuf comédiens-musiciens, à travers un subtil tissage de réel, de fiction et de biographique.  Des univers portés et traversés par le chant, la musique, les textes de théâtre, de poésie et les langues étrangères.

Les Chochottes: Garance Guierre et Léonor Stirman, duo à l’indéniable talent comique qu’on a vu dans Le Parlement (avant-dernière création du Théâtre de l’Unité) sont ici plus lyriques et plus graves. Fantazio, à la contrebasse, assure un humour grinçant. Les mots-fusées d’Alejandro Jodorowsky, Blaise Cendrars, Henri Michaux, Arthur Rimbaud… surgissent.
Charlotte Maingé et Ludo Estebeteguy font renaître de grands dialogues tragiques. Grâce à un beau  travail des lumières, s’enchaînent de façon exquise de faibles apparitions fantomatiques et de grandes fresques cinématographiques. Superbe persistance rétinienne de ces Elvire nues en grand équipage, ces robes de mariées qui s’agitent, ces explosions du rouge de la révolte…

 Bien sûr, tout n’est pas égal dans ces huit longues heures, et on n’entend pas tout. La position couchée est parfois inconfortable mais embarquement immédiat: un voisin de hamac s’endort pendant la berceuse russe du premier quart d’heure mais sera très attentif au petit matin. Les bras profonds de Morphée retiennent beaucoup d’autres entre quatre et cinq heures… Qu’ils sont touchants ces visages offerts… Tout tient à l’équilibre fragile du lointain et du très proche, des solos et des scènes de chœurs qui emportent. Parfois, nous distinguons comme une transhumance dans les alpages, là-bas, derrière les murs. Ou, comme dans Les Chambres d’amour, un ancien spectacle du Théâtre de l’Unité, on nous chuchote des mots au creux de l’oreille. On baigne littéralement dans la poésie de la vie. Mais on n’oublie jamais tout fait sa prose : les corps se manifestent avec les affreux et incessants couinements des hamacs en plastique,  une des plaies de la nuit.

 Cela se termine dans la solitude, comme dans le Transsibérien : la relation spectateurs-artistes est cultivée mais il y a peu de communication horizontale et les voisins de hamac resteront des inconnus. A six heures : réveil et occasion de partager le grand rangement (quelle sidération de voir s’effacer si vite toute trace de notre passage !). Suivra un petit déjeuner où l’on peut partager le pain, avec les compagnons d’une nuit.
 Pour certains, le spectacle a été vécu comme une réminiscence de l’enfance : on se souvient, petit, quand on s’endormait dans une fête d’adultes battant son plein. On ne comprenait pas tout, mais on se laissait bercer par un flux chaotique de mots, d’images et de sons. Eclats de rires, bribes de conversation, mélodies.
Pour d’autres, c’est tout simplement notre monde en miniature : baigner dans son absurdité, ses saillies, ses micro-événements, son grand courant et ses voies impénétrables. Une chose certaine : une belle performance des comédiens ! (« Je suis au bout du nem » clame Fantazio près du final.)

 On ne s’ennuie jamais dans la houle de ce bain nocturne qui convoque la rêverie : on peut s’absenter, au sens propre et au figuré. Surtout, comme un ricochet, l’expérience se diffuse en vaguelettes dans le quotidien qui suit. On passe la journée à mieux percevoir les belles images, le sublime et le grotesque de chaque instant. Tout chante à l’oreille. Les couleurs du jour sont rehaussées et les mots triviaux se font poème.

Et si on vivait plus de façon plus intense ? Une voix me hante, qui m’a chuchoté au petit matin : « Depuis hier soir, je songe à vous éperdument. Un désir insensé de vous revoir, de vous voir tout de suite, là, devant moi, est entré soudain dans mon cœur. ( … ) Ne le sentez-vous pas, autour de vous, rôder, ce désir, ce désir venu de moi qui vous cherche, ce désir qui vous implore dans le silence de la nuit ? »… l’ai-je rêvée ?

Stéphanie Ruffier

Spectacle vu le 23 mai, à Lieux publics, 225 Avenue des Aygalades, Marseille XVème. T: 04 94 03 81 28.
Les 20, 21 et 22 juillet au Festival Chalon dans la Rue. Location : le 10 juillet, à partir de 13h.

 

 

 

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