Minuit et demi Trois tentatives d’approches et un point de suspension, de Yoann Bourgeois

© Geraldine Aresteanu

© Geraldine Aresteanu

Minuit et demi Trois tentatives d’approches et un point de suspension, de Yoann Bourgeois

 

 Yoann Bourgeois dirige avec Rachid Ouramdane le CCN2-Centre chorégraphique national de Grenoble depuis 2016. Nous avions vu  il y a deux ans au Théâtre de la Ville, son très remarquable Celui qui tombe (voir Le Théâtre du Blog). 

Il revient avec un programme de trois courtes pièces,  conçu pour l’Espace Cardin… Répartis en deux groupes, quelque quatre cent spectateurs vont d’abord voir alternativement: dans le jardin: 1-1 La Balance de Lévité et 1+1 Nous tube-Autoportrait, et dans le Studio : Dialogue. Puis tous réunis dans la grande salle: 1/1/1/1 Fugue-Trampoline-Variation numéro 4.

Dans La Balance de vérité, Yoann Bourgeois reprend le principe du plateau de bois, monté sur un axe, tournant et oscillant. Où Estelle Clément-Bealem et Rafaël Pefour réussissent à échapper aux lois de la gravité, avec une grande prise de risque.

Ce qui supprime encore plus la distance avec le public installé tout autour. «Dans ces moments de proximité, dit Yoann Bourgeois, l’efficacité émotionnelle est beaucoup plus forte, mais ce serait une facilité d’en rester là. J’aime aussi le fait que le spectateur soit à la limite de décrocher et qu’il entre dans une rêverie, même si je ne souhaite pas couper le lien pour autant..  (…) Le «point de suspension» est à la croisée de la physique et du temps. (…) «J’habite en montagne et regarde l’architecture invraisemblable que dessinent les arbres pour trouver la lumière. Je me demande comment je fais pour tenir, sachant que pour rendre expressive, la légèreté, il faut montrer la pesanteur”.

Ici, une table est déjà posée sur le plateau mais ils vont chacun (et cela relève du miracle  gestuel !) y placer une chaise) puis se hisser dessus sur le plateau, y marcher, le faire tourner grâce uniquement à leurs mouvements,  rapprocher les chaises de la table petit à petit et avec une infinie prudence. A la fin, ils s’y assoient, accoudés à la table. Il y a de la métaphysique dans l’air.  Brillamment traduit ici, avec on le devine, un long et remarquable travail en amont et sur la scène par les deux complices en équilibre permanent sur le plateau où chacun des plus petits déplacements, où chaque geste avec ou sans la chaise, devant se faire en parfaite harmonie avec l’autre, sous peine de catastrophe. Il leur faut d’abord rester en équilibre, marcher aussi doucement que possible, et contrôler le poids de son corps pour ne jamais nuire à l’autre. Dans un contrôle mental absolu pour assurer une parfaite coordination entre la station debout, les mouvements, et la marche du centre vers l’extérieur et inversement. Chapeau!

 « Comment, disait Yoann Bourgeois, à propos de Celui qui tombe, peut-on continuer à tenir debout ? C’est une problématique à la fois physique et existentielle. Elle est d’autant plus vive et sensible que l’on sait très bien qu’on ne tiendra pas toujours. (…). Le langage que nous parlons avec mes interprètes n’est pas celui des mots, mais celui du rapport à la gravité, soit le rapport à la mort. » Soit les degrés divers de la marche, caractéristique essentielle-on l’oublie trop souvent- d’un être humain en bonne santé, quand il y a coordination totale entre corps et cerveau. Nous en avons fait la douloureuse expérience avec une très proche atteinte de déficience neuronale: d’abord marche normale, puis presque normale, voire encore parfois un peu gracieuse, marche plus lente et de moins en moins sûre sans aide, puis à très petits pas et mal coordonnée avec chutes, puis épuisement et impossibilité de se tenir debout puis assise: soit le commencement de la fin bien connue des soignants, survenue quelques semaines après!

 © Geraldine Aresteanu

© Geraldine Aresteanu

Dans le jardin de l’Espace Cardin, autre variation sur le thème de l’attraction terrestre, avec La Balance de Lévité quand Maria Fonte joue les filles de l’air, le corps sanglé au bout d’une sorte de grande barre avec contre-poids. Sur un axe  capable de rotations à la fois verticales ou horizontales qu’elle effectue elle-même, jusqu’à parfois frôler le gravier du jardin. Soit là aussi en parfait équilibre (du latin : aequilibrium, de aequus: égal, et libra : balance, poids; donc avec un poids équivalent.

Quand cette belle jeune femme se meut avec douceur dans le ciel de juin, à l’heure bleue, on pense bien sûr, à Gaston Bachelard et à sa fameuse Poétique de l’espace. «Nous voulons examiner des images bien simples, les images de l’espace heureux, disait-il.  L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination…»  Nous avons été moins convaincus par les phrases  en voix off tirées d’un texte d’Edouard Levé..

 Yoann Bourgeois a aussi imaginé juste à côté, un cylindre haut de quelques mètres, plein d’eau. C’est une belle idée que cette concordance entre air et eau qui aurait bien plu à Gaston Bachelard. Tel un ludion, en chemise blanche et pantalon noir, il évolue verticalement tête en haut, ou inversement. Avec là aussi une parfaite maîtrise de son corps,  reprenant à chaque remontée assez d’air pour redescendre à l’aise sous l’eau. Enfermé mais aussi libre … un peu comme son très proche voisin habitant l’Elysée.

Et puis, dernier volet de ce triptyque en cinquante minutes, qui est comme la signature de ce diabolique inventeur, La Fugue/Trampoline-variation numéro 4. Cela se passe sur la scène nue  de l’Espace Cardin. Imaginez dans une demi-pénombre, une sorte de gros cylindre en bois sur un plateau d’environ un étage et demi qui, dans un léger grondement,  ne cesse de tourner;  avec, à sa périphérie, deux escaliers en sens inverse et sans rampe. A l’intérieur de la paroi du cylindre, quelques portes battantes invisibles… Un homme barbu, pieds nus, chemise blanche et pantalon noir, apparaît puis monte les marches, les redescend, s’enfuit par une porte pour réapparaître comme par miracle un peu plus loin. Le cylindre tourne toujours. Leurre, réalité ? On ne sait plus… En fait, ses semblables  au même costume, vont être bientôt deux puis trois, et enfin quatre. Ils se jettent sur une trampoline située dans le vide central du cylindre pour rebondir debout et «très naturellement»  sur une des marches de l’escalier ! A un ou plusieurs, selon les moments, dans une déclinaison silencieuse,  identique mais pas tout à fait et à chaque fois, impressionnante, comme s’ils échappaient aux lois de la gravité.

L’émotion devant de tant d’intelligence et de beauté est toujours là. On peut convoquer nombre de références philosophiques devant ce cylindre, vieux symbole de l’humanité.  Et relire Platon: c’est une forme parfaite fermée sur elle-même mais paradoxale, puisqu’elle comporte un vide ici augmenté d’une trampoline qui peut propulser un homme vers l’ailleurs; et la liberté… Perfection de mouvements émanant à la fois du visible et du non-visible, vide et plein, fini et infini, attraction et répulsion, air et eau, similitude et différence, équilibre et déséquilibre nécessaires à l’harmonie d’un mouvement… Il y a ici dans ces trois numéros complémentaires et à la belle unité,  silencieux à part un, de quoi méditer (bien plus que sur la pauvre dramaturgie de ce triste Etat de siège d’Albert Camus, il y a quelques mois dans cette même salle)… Le public ne s’y est pas trompé et a très longuement salué debout Yoann Bourgeois, Jonathan Guichard, Maxime Reydel, Lucas Struna, rejoints par leurs camarades des  autres numéros.

Au fait, ce court mais immense spectacle est financé-entre autres-par la DRAC de la région Auvergne-Rhône-Alpes (dont est originaire Yoann Bourgeois), région que dirige Laurent Wauquiez, grand pourfendeur des écoles de cirque ! On ne saurait trop lui conseiller d’aller voir ce  Minuit et demi. Quant à vous Parisiens, s’il reste encore des places, courez-y, sinon attendez une prochaine reprise, ou si vous en avez l’occasion, allez le voir en province où il va beaucoup tourner.

Philippe du Vignal

Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, 1 avenue Gabriel Paris VIII ème. Métro Concorde. T : 01 42 74 22 77 , jusqu’au 15 juin. Et en tournée.

 

 


Archive pour 10 juin, 2017

Rosa, textes de Rosa Luxemburg, adaptation et mise en scène de Sébastien Accart et Nina-Paloma Polly

Rosa, textes de Rosa Luxemburg, adaptation et mise en scène de Sébastien Accart et Nina-Paloma Polly

 

© Alexandre Delamadeleine

© Alexandre Delamadeleine

Née en 1871, près de Lublin en Pologne alors empire russe, la militante socialiste et théoricienne marxiste Rosa Luxemburg, figure emblématique de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière et révolutionnaire de l’Internationalisme, s’opposera à la première guerre mondiale et  sera exclue du  Parti démocrate fondé en 1875.
Elle cofonde alors avec Karl Liebknecht, la Ligue spartakiste puis le Parti communiste d’Allemagne. Mais quinze jours plus tard, pendant la révolution en 1919, elle  meurt assassinée à Berlin, lors de la répression de la révolte spartakiste.

Selon Rosa Luxemburg, les révolutionnaires allemands ne doivent pas être des satellites du bolchevisme, même s’il reste le symbole du socialisme révolutionnaire et de la classe ouvrière, quand elle s’efforce de conquérir le pouvoir. Mais elle estime aussi que la révolution russe est condamnée, si les prolétaires de tous les pays ne lui viennent en aide…

Selon elle, l’autodétermination de la classe ouvrière est un droit, soutenu par la social-démocratie dans la mesure où seule la révolution socialiste internationale peut mettre fin à la domination nationale et à l’exploitation, à l’inégalité des sexes et au racisme. Imaginant des alternatives possibles au capitalisme, Rosa Luxemburg critique dès 1917, le communisme russe qu’elle voit comme la «dictature d’une clique»  qui  a pris le pouvoir mais qui feint d’appliquer la démocratie, en convoquant aux assemblées des ouvriers…  sans leur donner voix au chapitre. Pour elle, le parti doit jouer un rôle dans la Révolution mais  n’a pas à diriger la classe ouvrière.

 Rosa Luxemburg a laissé une correspondance littéraire exemplaire. Et l’écrivain Karl Kraus évoque une lettre écrite à Sonia Liebknecht depuis la prison pour femmes de Breslau, « un document d’humanité et de poésie unique en son genre». Sébastien Accart et Nina-Paloma Polly ont conçu Rosa à partir des lettres intimes et  écrits politiques  que  Rosa Luxemburg écrivit entre 1914 et 1918. Idéaliste, âme noble et sensible, elle se révolte contre les injustices et les atteintes à la liberté, se sent très proche de la nature qu’elle observe avec minutie, dans un respect instinctif dû à la vie.

Elle raconte avec émotion qu’elle a vu dans la cour de la prison, un soldat torturer à coups de fouet  des buffles roumains… « Il faut combattre, écrit-elle, tous ces hommes hostiles, aux terribles réactions, qui ne savent que frapper, faire saigner, faire cracher du sang … Ô mon pauvre buffle, mon cher frère, nous sommes là tous les deux si impuissants, sans voix, et nous ne sommes qu’un dans la douleur, la faiblesse et la nostalgie. »Ce récit contre la violence, fut repris par Albert Schweitzer dans son Eloge de Rosa Luxemburg.

 Pour interpréter cette icône révolutionnaire au destin tragique, féministe, socialiste mais surtout libre, il fallait toute la grâce et l’élégance-jeans et chemisier blanc de Nina-Paloma Polly. Elle surgit d’un rang de spectateurs et s’adresse à eux, puis monte sur le plateau nu  et met dans l’ombre une jupe longue.

La demi-obscurité est celle de la prison, de la nuit et de la pensée intérieure. Des palissades, à cour et à jardin, simulent des murs, et au-dessus du plateau, la lumière du soleil traverse des balcons aux lattes de fer. Imitation moqueuse et gazouillis joyeux : la comédienne attentive aux chants paisibles des oiseaux, chante aussi merveilleusement, parfois sur deux notes prolongées entre lesquelles elle glisse le battement rapide et ininterrompu d’un trille, signe sonore d’un printemps qui approche à grands pas.

Sa voix de cristal dit le chant de la mésange charbonnière à tête noire et des oiseaux des campagnes et des bois. Dans un décor minimaliste, métaphore d’un souffle vital inextinguible, Nina-Paloma Polly a une présence radieuse et nous offre avec ce spectacle, matière à la fois poétique et politique à la rêverie.

Véronique Hotte

Maison des Métallos, 34 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris XIème jusqu’au au 11 juin. T: 01 47 00 25 20

 

 

 

Contagion de François Bégaudeau, mise en scène de Valérie Grail

 

Contagion de François Bégaudeau, mise en scène de Valérie Grail

IMG_703Ça va vite, ça va très vite, cette épidémie mondiale : on l’a dit, la vérité  ressemble à une opinion comme une autre, les complotistes triomphent, les fausses nouvelles se répandent, et l’endoctrinement fait, de la mort, la  vie réelle… Cela n’a rien d’une plaisanterie et fait même très peur. De cette angoisse commune, de ce mur mou auquel on ne peut même pas se heurter, puisqu’il absorbe tout, François Bégaudeau a fait une pièce, à la demande de Valérie Grail. En trois séquences : Contamination, Radicalisation, Exfiltration.

Un professeur d’histoire, censé savoir parler aux jeunes et les sortir des griffes de la radicalisation est mis en échec. Le combat verbal avec le fils d’un ami, tout juste bachelier et greffé à son ordinateur, à coups de logique et de paralogismes, finit en match nul. Le doute, méthodique pour l’un, défensif pour l’autre, contre les “manipulations du système », les laisse dos à dos. Et le petit moment de tendresse entre l’aîné et le cadet, a des airs de poignée de main après le round. Voilà pour la Contamination.

La proposition bâclée et opportuniste d’un rédacteur en chef qui parle par lieux communs, se vide d’avance par une quête du sensationnel  représenté par le personnage. Stéphane, le «spécialiste des jeunes », se radicalise à sa façon : non, vous n’aurez pas du sensationnel, vous aurez une tentative d’approche, nuancée, contradictoire, de la vérité. Vous n’en voulez pas ? J’entre en résistance. Voilà pour la radicalisation. Enfin, la tentative poétique patauge et s’épuise. «L’art c’est beau, mais c’est du boulot », disait Karl Valentin, laissant quand même une porte entrebâillée sur un mince filet d’espoir.

Logique du texte parfaite, observation aigüe, satire un peu appuyée: pourtant nous sommes restés à la porte… Une mise en scène réaliste et sobre sert loyalement la pièce mais n’aurait-il pas été plus fort, surtout dans la première séquence, d’en rester à un corps-à-corps purement verbal ? Il y a ici de vrais enjeux: conflit des générations, doigt posé sur la rupture anthropologique de la transmission, virage sans retour des médias vers le commercial,  ce qui engendre ses «résistants», tâtonnement des arts qui ne savent où aller…

Et pourtant,  cela ne marche pas. Comme si son auteur s’était enfermé dans la même impasse que son personnage, souffrant de ne pouvoir échapper à sa position de pédagogue, d’adulte, face à un jeune.  Semblant pris en effet par un devoir d’éveiller les consciences, François Bégaudeau ne peut s’empêcher d »expliquer » et cela freine sans doute ce théâtre-là. D’autant que le monde qu’on nous explique, nous le connaissons, même si nous n’avons pas mis les mots dessus. L’insatisfaction comme enjeu de la pièce ? On veut bien mais on attendrait d’être au moins un peu bouleversé. Faut-il écarter à ce point l’émotion ? Elle n’a pas forcément quelque chose d’un piège ou un leurre, et manque à ce spectacle intelligent et juste.

Respect… et déception.

Christine Friedel

Théâtre Paris-Villette jusqu’au 18 juin. T. 01 40 03 72 23. Et du 7 au 28 juillet à Arthéphile, Avignon.  

Focus sur François Bégaudeau au Théâtre Paris-Villette, et La Devise, mise en scène de Benoît Lambert, du 20 au 24 juin.

 

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