Premier Amour de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Fontaine

 

Premier Amour de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Fontaine

 

©Vincent Bourdon

©Vincent Bourdon

« Il se laissa tomber sur un banc, affolé, aspirant le parfum nocturne des plantes. Et penché en arrière, les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir …impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout, et vénérable même ainsi : « Je t’aime ! », écrit le narrateur, saisi par la passion, dans La Mort à Venise de Thomas Mann (1912). Un sentiment amoureux relèvant d’une vision romantique et bourgeoise. Mais Différente est la vision ironique d’un banc par Samuel Beckett en 1945!

Le biographe d’une vie, la sienne mais un rien romancée, fait connaissance avec Lulu, un prétendu premier amour, au bord d’un canal, alors qu’il n’a plus de toit: il habitait la maison de son père à présent décédé.

Reste à cet orphelin, la nature consolatrice: allées bordant les cours d’eau protégées du soleil par les branches des arbres : «C’est sans doute ces arbres qui avaient suggéré, un jour qu’ils ondoyaient de toutes leurs feuilles, l’idée d’un banc à quelqu’un. »

 Celui qui aime malgré lui, n’en éprouve pas moins de l’amour, mais en n’en sachant rien, faute d’avoir aimé, tout en ayant entendu parler de la « chose», à la maison et à l’extérieur, et lu nombre de romans en prose et en vers dans des langues diverses. Même si ce sans-logis aspire surtout à la tranquillité et à la solitude, à l’endormissement de son moi face au monde, il doit  toutefois « (se) défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans (son) esprit glacé, l’affreux nom d’amour. A vingt-cinq ans, il bande encore, l’homme moderne … »

 L’esseulé trouve enfin une maison avec deux chambres séparées par une cuisine. Une pour lui, une autre pour celle dont il tolère à peine les refrains et les chansons, et dont il ne supporte pas les gémissements de ses clients. Seuls les cris d’un enfant nouveau né-le sien?-feront fuir cet aspirant à une vie paisible : «Pendant des années, j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant, je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ne se commande pas. »

Avec un air moqueur, Christophe Collin, à la fois cynique et bienveillant, dirigé avec précision par Jacques Fontaine, sous les lumières de Dominique Breemersch, irradie toute la force de l’écriture de Samuel Beckett. Et l’acteur donne finement l’impression de ne pas y toucher, alors que son personnage s’inscrit dans un monde affreux: mort du père, perte d’un toit, rencontre avec d’autres marginaux, prisonniers et otages de la même souffrance existentielle.

Christophe Collin, vif et rêveur, un peu Buster Keaton et Jacques Brel à la fois, crée un personnage clownesque au petit chapeau, en proie à une mélancolie tenace et infiniment proche. Un joli moment beckettien, avec des mots sur l’art approximatif d’aimer… de ceux que l’on prononce avec désinvolture.

 Véronique Hotte

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris 1er,  jusqu’au 5 juillet, les mardi et mercredi à 19h 30. T: 01 42 36 00 50.

 

 

 


Archive pour 15 juin, 2017

Premier Amour de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Fontaine

 

Premier Amour de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Fontaine

 

©Vincent Bourdon

©Vincent Bourdon

« Il se laissa tomber sur un banc, affolé, aspirant le parfum nocturne des plantes. Et penché en arrière, les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir …impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout, et vénérable même ainsi : « Je t’aime ! », écrit le narrateur, saisi par la passion, dans La Mort à Venise de Thomas Mann (1912). Un sentiment amoureux relèvant d’une vision romantique et bourgeoise. Mais Différente est la vision ironique d’un banc par Samuel Beckett en 1945!

Le biographe d’une vie, la sienne mais un rien romancée, fait connaissance avec Lulu, un prétendu premier amour, au bord d’un canal, alors qu’il n’a plus de toit: il habitait la maison de son père à présent décédé.

Reste à cet orphelin, la nature consolatrice: allées bordant les cours d’eau protégées du soleil par les branches des arbres : «C’est sans doute ces arbres qui avaient suggéré, un jour qu’ils ondoyaient de toutes leurs feuilles, l’idée d’un banc à quelqu’un. »

 Celui qui aime malgré lui, n’en éprouve pas moins de l’amour, mais en n’en sachant rien, faute d’avoir aimé, tout en ayant entendu parler de la « chose», à la maison et à l’extérieur, et lu nombre de romans en prose et en vers dans des langues diverses. Même si ce sans-logis aspire surtout à la tranquillité et à la solitude, à l’endormissement de son moi face au monde, il doit  toutefois « (se) défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans (son) esprit glacé, l’affreux nom d’amour. A vingt-cinq ans, il bande encore, l’homme moderne … »

 L’esseulé trouve enfin une maison avec deux chambres séparées par une cuisine. Une pour lui, une autre pour celle dont il tolère à peine les refrains et les chansons, et dont il ne supporte pas les gémissements de ses clients. Seuls les cris d’un enfant nouveau né-le sien?-feront fuir cet aspirant à une vie paisible : «Pendant des années, j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant, je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ne se commande pas. »

Avec un air moqueur, Christophe Collin, à la fois cynique et bienveillant, dirigé avec précision par Jacques Fontaine, sous les lumières de Dominique Breemersch, irradie toute la force de l’écriture de Samuel Beckett. Et l’acteur donne finement l’impression de ne pas y toucher, alors que son personnage s’inscrit dans un monde affreux: mort du père, perte d’un toit, rencontre avec d’autres marginaux, prisonniers et otages de la même souffrance existentielle.

Christophe Collin, vif et rêveur, un peu Buster Keaton et Jacques Brel à la fois, crée un personnage clownesque au petit chapeau, en proie à une mélancolie tenace et infiniment proche. Un joli moment beckettien, avec des mots sur l’art approximatif d’aimer… de ceux que l’on prononce avec désinvolture.

 Véronique Hotte

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris 1er,  jusqu’au 5 juillet, les mardi et mercredi à 19h 30. T: 01 42 36 00 50.

 

 

 

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