Livres et revues

 

Livres et revues

Laurence Louppe, une pensée vivante, cours au Cefedem Sud, en deux volumes, d’Anne-Tina Izquierdo

 Danseuse et professeur de danse, Anne-Tina Izquierdo a suivi la formation en culture chorégraphique de Laurence Louppe au Cefedem Sud d’Aubagne. Soit huit cours qu’elle a enregistrés  entre 2000 et 2003…
Les chorégraphes, enseignants et critiques connaissent bien ces deux livres fondamentaux que sont Poétique de la danse (1997) et Poétique de la danse suite (2007) qui ont été traduits en anglais et en allemand. Ces cours/ateliers de réflexion  donnés par Laurence Louppe en sont un peu comme le complément, et ont été transcrits ici mot à mot par Anne-Tiza Izquierdo. “La parole, dit-elle, est telle qu’entendue, c’est donc une écriture du parlé, une transcription littérale. Les seules modifications apportées sont celles nécessaires à la compréhension du sens. Il s’agit pour moi de transmettre littéralement la pensée de Laurence.”
 On comprend qu’elle ait pu être d’abord séduite par cette voix inimitable à la fois enfantine (il nous souvient que des gens nous disaient avoir eu ma petite fille au téléphone!) et bien sûr, par une pensée des plus brillantes mais pas toujours facile à cerner, même pour ses proches.

Laurence décédée il y a cinq ans d’une grave déficience neuronale, avait une vaste culture, à la fois, archéologique, littéraire-après avoir obtenu une agrégation de lettres modernes, elle avait commencé une thèse sur Colette-théâtrale, artistique, musicale, et elle enseigna aussi quelques mois dans une école d’art. Mais très déçue par le faible niveau de l’enseignement, et par les déplorables conditions financières, elle en démissionna très vite… et devint critique de danse, notamment à Libération et en même temps conférencière.

Elle n’était pas venue tout de suite à la danse contemporaine. Autrefois, dans les années 68, je l’avais emmenée voir  Messe pour le temps présent de Maurice Béjart (la révolution à l’époque par rapport au ballet classique!) puis les spectacles de Merce Cunningham qui n’était pas encore et de loin, l’icône qu’il est ensuite devenu. Mais elle n’avait pas encore envie d’écrire sur la danse et avait d’abord été chargée de la rubrique littéraire aux Chroniques de l’art vivant, dirigées par François Chevallier puis par Jean Clair.
Puis elle s’était dirigée (dans Art press notamment) vers la théorie, l’histoire et la critique de la danse en particulier, moderne, contemporaine, et baroque, et l’histoire du féminisme, sur laquelle elle avait déjà travaillé,  notamment quand elle avait enseigné à l’université de Lille.  

Passionnée par la danse indienne traditionnelle, elle suivit longtemps des cours de bharata natyam… Mais elle aimait aussi danser la bourrée dans un hameau du Cantal, tout proche de sa dernière demeure, la bourrée qui, rappelait-elle souvent, était à l’origine de la danse classique.
C’est toute cette cette culture étendue et cette pensée sur la pratique et la théorie artistiques que l’on retrouve dans les cours dispensés à Aubagne.

Dans le premier tome,  il y a, entre autres un bon chapitre sur l’esthétique de la réception et sur l’image et l’idée de cadrage, un compte-rendu d’un livre de Walter Benjamin qu’elle admirait beaucoup.
Il y a aussi une réflexion sur les photo des spectacles de danse et des  performances-qu’elle avait pratiquée une fois-qui donne, disait-elle, une visibilité à un évènement restant de l’ordre du confidentiel, voire de l’intime. Enfin Laurence essaye de préciser les choses quant aux traces indispensables de la chorégraphie  par l’écrit , la notation et l’iconographie. Un pont entre passé parfois ancien et présent, ce qui la passionnait… Mais elle met ainsi en garde ses élèves sur le danger d’une utilisation excessive de l’image dans la société contemporaine, rappelant l’avertissement de Merce Cunningham: “l’image qui va se séparer de votre corps”.

 Avec, tout au long de ce cours, un tricotage permanent entre l’expression du corps et les arts visuels dont elle a toujours été proche depuis son enfance :elle  connut de près, des peintres très proches de sa famille comme Pierre Tal Coat, Marguerite Louppe et son mari Maurice Brianchon, etc. (entre huit et treize ans, elle  réalisa beaucoup de petites  gouaches et aquarelles) et pratiqua, très jeune, la danse classique).

Dans ce livre, un des aspects les plus émouvants, pour ceux qui l’on connue, est la relation que l’on sent très bien ici, avec son auditoire, quand elle répond aux questions précises, notamment d’Anne-Tina Izquierdo, Marc Lawton, Elisabeth Schwartz…
Le second tome  est dans le même ligne, avec un cours sur l’émergence du concept de baroque et la fameuse sculpture du Bernin, L’Extase de Sainte Thérèse. Mais avec aussi une réflexion sur des tableaux où le thème central est le corps, comme La Mort de Bara de David ou Endymion de Girodet. Suivie bien entendu, de nombreuses connexions avec le travail de chorégraphes contemporains.
  Il y a aussi dans ce même tome, un autre cours assez pointu sur l’influence de la fameuse Judson Church à New York avec de nombreuses analyses, et des références à Yvonne Rainer, Marcel Duchamp, Allan  Kaprow, Alwin Nikolaïs, Merce Cunningham. Et il y a un bon historique du happening et une analyse quant à son influence sur les chorégraphies de Trisha Brown, décédée l’an dernier, qui était son amie.

 Il y a enfin en conclusion un témoignage de chacun des stagiaires sur la pratique de l’improvisation. Et une très intéressante bibliographie un apport capital pour ses stagiaires .
 C’est un livre pédagogique au meilleurs sens du terme, très vivant, et qu’Anne-Tina Izquierdo a eu raison d’écrire, et on doit l’en remercier. Parfois brut de décoffrage (il y a des fautes d’orthographe et des coquilles en rafales!), il aurait mérité une relecture. Mais on peut le recommander à tous ceux que concerne la danse contemporaine car il prolonge une pensée et  une expérience  artistique et théorique de premier ordre sur plus de vingt ans…

Philippe du Vignal

Editions L’Harmattan, volume I: 16, 50 € et volume 2: 15,50 €.

 

Béni soit l’exil, Propos d’un éditeur engagé, de Vladimir Dimitrijević, entretiens avec Gérard Conio

Qui était ce grand éditeur que l’on connait mal? Né en Serbie d’un père, prisonnier politique sous le régime communiste, qui lui avait conseillé de s’exiler il arriva en Suisse en 1954, devint ouvrier dans une usine horlogère puis employé  chez un libraire de Neufchâtel puis à Lausanne, où il fonda en 66, sa maison d’édition L’Age d’homme. Il réédita Le Journal intime d’Amie puis, à partir de 1973 dirigea une collection, Slavica reprints où il publia de nombreux écrivains slaves, comme Vassili Grossman, Alexandre Zinoviev, etc. Mais aussi des auteurs encore peu connus à l’époque comme le français Pierre Gripari  ou l’italien Eugenio Corti.
Il ouvrit ensuite une librairie L’Âge d’Homme à Lausanne et une autre à Paris, à l’angle de la Place Saint-Sulpice. Ecrivain il est l’auteur de La Stratégie de l’aveuglement, (1992), La Vie est un ballon rond (La Table ronde, 1998), un hymne au football, et en 1986, un livre d’entretiens, Personne déplacée.

Il condamna les raids de l’OTAN sur la Serbie et on lui reprocha une attitude ambiguë face au nationalisme de son pays d’origine. Ce qu’il supporta mal. Vladimir Dimitrijević, il y a juste six ans, le 27 juin, mourut dans un accident de la route près de Clamecy  (Yonne) : il conduisait de Lausanne à Paris, sa camionnette chargée de livres… Quel fin symbolique pour un éditeur !

Ce livre très riche résulte d’enregistrements d’entretiens qu’il eut avec notre collaborateur et ami Gérard Conio qui le connut la première fois, quand il lui demanda de traduire le dramaturge et auteur polonais Witkiewicz. Vladimir Dimitrijević devint son ami et fit ensuite paraître de nombreux textes de Gérard Conio sur Maïkowski, et sur le constructivisme russe, etc.. «  Nous partagions, dit Gérard Conio, les mêmes indignations, le même refus des étiquettes et des stigmatisations qui, aujourd’hui, ont remplacé l’usage normal de la pensée. »

C’était un homme d’une foi inébranlable dans la littérature et l’édition, jusqu’à mener une vie d’ascèse pour économiser et donc publier davantage. «Il avait mis en pratique, dit Gérard Conio, la parole de son père qui lui avait commandé de ne pas se rouiller. »
De ces formidables entretiens, on aurait envie de tout citer. Vladimir Dimitrijević avait une imposante culture, que ce soit en littérature comme en théâtre, et en même temps une pensée des plus aiguisée sur les systèmes politiques. Il pense entre autres que l’erreur des communistes est d’avoir abandonné l’idée des avant-gardes qu’ils avaient si bien portée au début de la révolution d’Octobre ». Mais il a aussi une étonnante clairvoyance sur l’art et les politiciens qui, dit-il, ont remplacé les prêtres, ou sur la littérature avec une idée qui l’a guidé tout au long de sa vie d’éditeur: celle de la grande valeur d’une littérature parallèle à l’officielle. Mais il refusait lucidement qu’on l’appelle un marginal.
Il a aussi des paroles incisives sur l’Eglise catholique, obsédée, dit-il, par le principe de faire du chiffre quant au nombre de pratiquants, ce que ne feraient pas les prêtres orthodoxes… Mais ce dont il parle sans doute le mieux : la seul littérature qu’il aime, celle ouverte au monde. Et les textes  sont surtout intéressants, dit-il, quand ils offrent une sorte de résistance, et qu’il faut faire un effort pour y entrer. « C’est une force qui entre en moi et me dilate. »

 Vladimir Dimitrijević et Gérard Conio sont passionnants quand ils parlent de la civilisation américaine et de la société occidentale. Le premier considère les Etats-Unis comme la nation la plus religieuse du monde où l’influence de l’Ancien testament est évidente, avec, entre autres, la formation de castes mais aussi la première civilisation de personnes déplacées… Et le second, un peu plus loin, lui fait remarquer avec lucidité que son catalogue d’éditeur comporte un grand nombre d’écrivains en rupture de ban avec leur société…

Allez, une dernière pour la route, quand Vladimir Dimitrijević parle du reportage avec un humour cinglant. Pour lui, les écrivains qui en ont fait (comme Egon Erwin Kisch ou Albert Londres, Georges Simenon  ou tant d’autres) sont ceux qui allaient voir les gens: « C’était des visions du monde par lesquelles on sortait de soi, mais quand on regarde aujourd’hui les reportages, on a l’impression que c’est de la publicité pour les grands hôtels. »

 N’hésitez pas à lire, puis à quitter et à reprendre ce gros livre (377 pages). Il se savoure; parfois dense et  mais impressionnant de lucidité, il est bourré d’intelligence, et d’un besoin essentiel chez son auteur:  exprimer lucidement les choses, parfois les petites et les plus banales mais aussi les plus proches de la vie. Au travers des mots, on trouve chez Vladimir Dimitrijević, une véritable vision du monde, celle d’une sorte de moine orthodoxe qui aura toujours vécu dans une grande richesse intérieure, véritable amoureux de l’expression littéraire qui aura été toute sa vie et toute sa passion : faire découvrir à ses lecteurs, le combat pour la liberté de ses écrivains.

Philippe du Vignal

Edition des Syrtes/L’Age d’homme. 18€

 

 

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