Le Cercle de craie caucasien, de Bertolt Brecht, mise en scène de Bérangère Vantusso
Le Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht, traduction de Georges Proser, mise en scène de Bérangère Vantusso
L’homme se libère à travers une justice respectable selon une morale et un droit avec une lutte méthodique que l’auteur définit dans cette pièce (1945) d’après une vieille légende chinoise, où il reprend aussi le thème du jugement de Salomon. Deux kolkhozes se disputent un terrain. L’un, pratiquant l’élevage des chèvres, a dû l’abandonner, pressé par l’avance allemande. L’autre, moderne et technique, l’a défendu clandestinement, grâce à un plan d’irrigation qui inclut la parcelle en litige.
Comment résoudre ce point de droit ? Après une difficile négociation, une fête scelle l’accord. Le second kolkhoze, nommé Rosa Luxembourg, tourné vers l’avenir, joue pour les festivités, une pièce populaire, en lien avec le présent: Groucha, l’héroïque servante du Cercle de craie caucasien, est le symbole de ceux qui, dans un monde de violence, poursuivent obstinément une œuvre de paix.
Les petits féodaux provinciaux se sont soulevés contre le grand-duc et ses gouverneurs, les plans guerriers du grand-duc ayant échoué : un processus réactionnaire qui inclut une chance pour le peuple, l’anarchie provisoire s’installant. Au cours de cette révolution de palais, la femme d’un gouverneur, soucieuse avant tout de ses toilettes et bijoux, abandonne son nouveau-né, Michel. Son inconscience, plus que sa méchanceté, trahit l’aliénation des riches.
Groucha qui ne possède rien, ignore cette aliénation aux objets. Mais, à l’écoute du cri de détresse de Micha, elle obéit à la « terrible tentation de la bonté » mais hésite à adopter l’enfant : son fiancé, le soldat Simon Chachava, l’attend. Pauvre, elle espère se décharger de son fardeau, ne pouvant frayer avec la bonté. L’hésitation de la servante est vraie, partagée entre l’intérêt pour Michel et le sien. Si elle reprend à son compte le rôle maternel et les soins obligés, se nouent dialectiquement des relations affectives et des gestes instinctifs d’amour.
Dans le désarroi provincial, Groucha instaure une règle nouvelle de liberté et de vie : « Sache-le, femme, qui n’entend pas un appel de détresse Mais passe, l’oreille brouillée, jamais plus N’entendra l’aimé l’appeler à voix basse Ni le merle au petit matin, ni le soupir de bien être Des vendangeurs harassés, à l’heure de l’angélus.»
Le sentiment poétique de Groucha relève d’une conscience pure : elle a un cœur paisible, en accord moral de lutte avec soi et avec l’autre, et un langage intérieur. Le Cercle de craie caucasien s’achève sur un procès du juge Azdak, un truand ivrogne et extravagant, qui rend une justice contradictoire. Les pauvres sont jugés par un des leurs, et l’absurdité des verdicts d’Azdak rejoint paradoxalement la raison.
Les enfants pour leur survie vont aux femmes maternelles ….Groucha représente une nouvelle relation aux êtres et au monde, et retrouve l’aimé : «J’ai gardé cet enfant parce que, ce dimanche-là, nous nous étions fiancés. Ainsi, c’est devenu l’enfant de l’amour. »
Bérangère Vantusso, à l’invitation d’Eloi Recoing, directeur de l’Institut International de la Marionnette, a mis e scène cette pièce avec les douze comédiens de la XXème Promotion de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette. Un monde de cartons de déménagement qui s’empilent, puis ouvrent des failles somptueuses (les gorges raides des montagnes du Caucase) se désagrègent et se délitent pour se reconstruire ailleurs, à la fois volatiles et solides. La pièce compte six personnages archétypaux : le prince, la mère, le soldat, la cuisinière, le juge, les paysans, l’enfant… pris dans les filets de l’engagement, du pouvoir, de la corruption, de la lutte des classes, du renoncement, de l’amour …
Pour Bérangère Vantusso, marionnettiste inspirée, cette fable devient animalière et ici, les personnages semblent sortir d’un tableau de Jérôme Bosch: petits animaux empaillés, peluches d’enfant aux couleurs pastel et criardes, restes d’un grenier avec poupées abîmées puis recyclées, têtes de poisson la bouche ouverte et le corps englouti sous une boule de poils synthétiques usés.
Les comédiens/manipulateurs, vêtus de noir, une fois le prologue exposé collectivement, prennent en charge, tel un chœur, discours et dialogues. Ils narrent les scènes et les commentant avec facétie. Œil alerte, moue grave puis comique, chacun y va de son couplet et de sa verve ; les comédiens jouent la plupart d’un instrument et accompagnent le bassiste Arnaud Paquotte.
Les personnages animaux sont fascinants, et, dans les sentes dangereuses du glacier de Janga-Tan, tenues par un manipulateur ou par plusieurs. L’enfant, dans sa vitrine transparente, et le couple lyrique d’amants Groucha et son soldat sont éloquents. La biche Groucha et son cerf de soldat, colorés, joyeux ; en position, verticale, gisante ou volante, ils irradient l’espace scénique en échappant à la gravité.
Véronique Hotte
Festival des Ecoles du Théâtre public,Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes, du 29 juin au 1er juillet.
La pièce est publiée chez l’Arche Editeur.