Ezéchiel et les bruits de l’ombre et Incidences 1327
Festival d’Avignon:
Sujets à vif – Programme A
Ezéchiel et les bruits de l’ombre, Koffi Kwalhulé et Michel Risse
Nous adorons ces petits concentrés créatifs interdisciplinaires soutenus par la S.A.C.D. : depuis vingt ans, la formule veut que s’y agrègent deux univers artistiques, et qu’y souffle l’air du temps. Dans le Jardin de la Vierge, cela commence par un son lointain : harmonica dissonant, ou grincement de dents ? Un père cherche son fils, personnages incarnés par Michel Risse, multi-instrumentiste de génie, arrive tout de blanc vêtu, en apesanteur, cheveux au vent. Et, en contre-point, par Koffi Kwalhulé, massif, fait une entrée en scène plus humoristique, avec un tee-shirt Fly Emirates floqué Ronaldo dans le dos. Un signe d’immaturité, de manque d’autorité ? La sonnerie de l’école a sans doute retenti et l’appel du savoir n’a pas convaincu le fils. Le programme nous annonçait une trame «pas grave», pour échapper à la tragédie, comme à la gravité.
Dans cette fable sur le fils absent qu’on aimerait faire sortir de sa cachette, l’amour des parents et les paradoxes de l’éducation couinent et grincent. Le père assène avec brutalité : «Tu es une grosse petite merde », avant de flatter l’enfant : «Tu sors, on passe l’éponge, tu es notre fils unique, devant toi, on est faible». Il y a un juste choix des accessoires et un usage tout en finesse des éléments fixes de la cour, ce qui permet de sonoriser avec poésie, toute l’étendue de la violence contenue.
Et pourtant, il y a de la grosse artillerie comme un fouet et des couteaux de cuisine, une batte de baseball qui se font mélodieux pour faire émerger le grillon de son trou. Un archet fait musique de tout support. La mélodie vacillante des boîtes à musique qui tournent comme des serviettes, fait davantage songer à la menace de la pierre d’une fronde, qu’à l’apaisement des mœurs. Tout est double et trouble dans cet étrange objet sonore, chant des sirènes pernicieux pour attirer le bambin récalcitrant.
La rêverie est un peu courte mais nous nous laissons bercer par l’inventivité musicale, par la ritournelle des mots et les modulations de la voix du père. Quand cela se termine, nous aimerions rester encore cachés, tapis dans l’ombre. Sans envie de sortir du jeu…
Incidence 1327 de Gaëlle Bourges et Gwendoline Robin
L’autre proposition de la chorégraphe Gaëlle Bourges et de la performeuse Gwendoline Robin convoque l’eau sous ses formes gazeuse, solide et liquide. On sent que la dite proposition est fondée sur les recherches scientifiques et le projet A.G.U.A.. L’élément eau est en effet le support d’une expérimentation sur «l’incidence d’une rencontre (qui) ne se mesure pas toujours dans la minute».
Le plateau se fait laboratoire. Il devait s’agir de la première rencontre entre Pétrarque et Laure, à Avignon en 1327. Nous assistons en réalité au précipité de toute rencontre amoureuse sur les pas de Françoise «qui aime l’eau, sa capacité à chuter sans s’autodétruire», une femme qui éprouve des difficultés à être mère et à aimer sa vi(ll)e. On nous dit qu’elle «brûle déjà», mais qu’elle est pourtant capable de s’enflammer, encore, subitement. Le décor, symbolique, un grand escabeau déployé, figure le profil asymétrique du tout proche Mont Ventoux dont une voix off nous égraine les caractéristiques météo : soleil, vent, neige et brume.
Nous assistons bouche-bée, en état suspendu, à mille expérimentations en écho à ce lieu, en résonance avec l’état amoureux. De l’eau bouillante versée d’une belle hauteur sur des glaçons, du froid et du feu devenus fumée blanche, papale, dirait-on. Le rythme vacille entre langueur et concentration. Nous sommes plongés dans le brouillard : énigme des émotions extrêmes, énigme du poème visuel qui se cristallise puis se dissout sous nos yeux.
Il est question de l’amour de grands auteurs, Virgile, Cicéron, Horace, Sénèque, d’un autodafé dirigé par le père, qui ravive la brûlure de la passion qu’on essaie d’étouffer. Mais les premières amours ressurgissent des années après, au moment enfin opportun , et déclenchent l’incendie.
Cette proposition abstraite, et pourtant tellement physique et sensuelle, nous a touché au plus profond. L’aspect scientifique et la voix off semblent tout mettre à distance. Et soudain, le simple embrasement d’un papier qui disparaît, donne tout son sens à l’ensemble. L’émotion nous saisit : intensité et vanités. Nous sommes subjugué, transporté par le retour du descriptif du Mont Ventoux, devenue magnifique ode scientifique. Cela fonctionne à merveille, malgré le jeu atone des comédiennes. Nous songeons aux beaux vers oxymoriques du sonnet de Louise Labé : « Je vis, je meurs : je me brûle et me noie / J’ai chaud extrême en endurant froidure »…
Stéphanie Ruffier
Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph, jusqu’au 14 juillet à 11h.