Cap au Pire de Samuel Beckett
Festival d’Avignon
Cap au Pire, de Samuel Beckett, traduction d’Edith Fournier, mise en scène de Jacques Osinski
« Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. »Un homme tout seul, Denis Lavant, poussé dans le dos par un tulle, derrière lequel apparaissent et disparaissent insensiblement, de minuscules constellations, des lueurs… Bloqué à l’avant par le public, emprisonné dans un rectangle de lumière, il parle et va chercher ses mots tout au fond des mots eux-mêmes, tout au fond de son corps. À la recherche de l’os des mots, à la recherche du rien. Denis Lavant est un acrobate, et son immobilité –à peine lève-t-il parfois la tête avec lenteur- est celle d’un virtuose : compacte, bourrée d’une énergie qu’il ne libère enfin qu’au salut, en une danse du bras détendant le ressort du corps. Pas un instant, il ne perd l’ampleur, la profondeur et le poids de sa quête du mot, dit, et dé-dit.
Ce faisant, avec son metteur en scène, l’acteur fait exactement ce qu’écrit Samuel Beckett. Ce qu’il vaut mieux faire, en général. Il donne corps au texte mais est aussi le corps du texte. « Encore. Il est debout. Voir dans la pénombre vide comment enfin il est debout. Dans la pénombre obscure source pas su. Face aux yeux baissés. Yeux clos. Yeux écarquillés. Yeux clos écarquillés. Cette ombre. Autrefois gisant maintenant debout. Ça un corps ? Oui. Dire ça un corps. Tant mal que pis debout. Dans la pénombre vide. »
Fouiller dans le texte, et pour le spectateur, fouiller en lui-même, s’immerger dans le texte et le sentir se vider autour de vous comme un siphon : vivre ce spectacle avec Denis Lavant, dans la mise en scène rigoureuse de Jacques Osinski, ressemble à une aventure.
Cap au pire est une nouvelle, Worstward Ho, dont le titre est justement emprunté au récit d’aventures Westward Ho ! Samuel Beckett, épuisé, s’aventure dans un récit qui se défait, d’ombres qui s’effacent, d’un amenuisement presque ultime. Jusqu’à l’os. On pense à l’image de l’homme qui se dévore lui-même : et qui va manger la bouche ? «Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.» Et, attention à la ponctuation: elle importe, elle marque chaque marche de l’escalier qui descend vers l’infini, vers le rien, et qui se dérobe.
Voilà, une fois de plus un Samuel Beckett irrésumable (terme non homologué, mais qui peut s’appliquer à l’homme qui a écrit L’Innommable). Le résumé est maigre en effet mais le texte, dans sa pauvreté volontaire, dans son ascétisme, d’une richesse inépuisable. Ironie du sort : aucune librairie d’Avignon, ni même de Marseille, n’était, en cette première semaine du festival, en mesure de nous procurer le texte. Beaucoup de spectateurs auraient aimé s’y replonger, y revivre ce qu’ils ont connu au théâtre…
Et ce petit livre, de soixante-deux pages finalement trouvé à Marseille, eût remplacé avantageusement la critique. Le Théâtre des Halles, une fois de plus, a été bien inspiré d’accueillir Cap au pire au: une soirée passionnante, poignante, digne, sidérante (et encore quelques riches adjectifs qui auraient agacé Samuel Beckett), et à ne manquer sous aucun prétexte… si vous avez la chance d’obtenir une place.
Christine Friedel
Théâtre des Halles, à 22h jusqu’au 29 juillet. T. 33(0)4 90 85 52 57