Bouvard et Pécuchet, adaptation et mise en scène de Jérôme Deschamps

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Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, adapté et mis en scène par Jérôme Deschamps

 Les deux plus illustres gratte-papier de la littérature française ont donné à Jérôme Deschamps le scénario de son nouveau spectacle. Soit des petits-bourgeois comme on n’en fait plus, mais comme il en pullule aujourd’hui, tel (ce n’est pas dans le spectacle) le touriste qui se plaint que le site choisi soit plein de touristes; ils se rencontrent, se reconnaissent (et pour cause : deux variantes du même), et vont chercher le paradis à la campagne, « dans la nature ». Grâce à un héritage, quand même : pour eux, le travail   » aller au charbon », figuré sur scène par le geste du marteau-piqueur) est une malédiction, contrairement aux activités et loisirs, eux, passionnés et frénétiques et, qui sait, porteurs du «gros lot » et de la gloire finale.

Jérôme Deschamps les a fait plus méchants et grossiers que chez Flaubert qui les voulait submergés par les idées reçues et l’injonction à tout connaître, tout tenter, en précurseurs du « développement personnel », de l’écologie pour tous et autres mouvements de pensée réduits ici à un manuel de poche. Flaubert, lui, ne dénonce rien du tout, fasciné par la bêtise et sa profondeur insondable.

Bon, ici il ne s’agit pas de Flaubert, mais d’un spectacle. Des clowns noirs, qu’on appellera B. et P. à partir du moment où ils s’éloignent de leurs modèles, ou Double Patte et Patachon, ou encore Jérôme Deschamps et Micha Lescot, témoignent devant nous de leur méthode par essais et erreurs. Lucas Hérault et Pauline Tricot ont pour tâche, eux, de jouer les paysans voisins de B. et P. ; ils sont leur principe de réalité, l’aiguille qui crève la baudruche. La gestuelle en caoutchouc étirable de Micha Lescot et Pauline Tricot est aussi remarquable que l’impassibilité mécanique de Lucas Hérault, et la bonhommie répétitive de Jérôme Deschamps. Le décor, qui se veut plutôt moche, est parfait. Gags à répétition réglés avec une précision d’horlogerie : on reconnaît bien la patte Deschamps. Merci pour le plaisir du travail bien fait: on peut sans aucun doute reconnaître au spectacle l’once de tendresse qu’il revendique.

Et tout ça, pour quoi ? L’ordre alphabétique place Deschamps avant Flaubert, à l’inverse de la hiérarchie. Donc, le premier laisse un peu de place au second, mais il étale ses propres blagues : marseillaises, scatologiques et autres. Ça fait rire, mais c’est soit le rire gras, et on en a honte, soit le rire “accompagnateur“, quand on apprécie par exemple les performances des comédiens,  ou encore les deux en même temps pour les épisodes les plus lourds (brassage de purin humain : on est dans la merde ! paysans animalisés…). D’où un malaise : froncer le nez, c’est être « coincé », péché impardonnable. Issue : rire de B. et P. qui, eux-même, rient des paysans: c’est se tirer les mains propres d’un jeu de massacre à deux étages. “Non, mais je rigole “, dit l’humoriste à celui qu’il blesse. Pas de danger que ça nous arrive : nous spectateurs sommes du bon côté de l’ironie et de la caricature ? Mais, au bout d’un moment, on rit moins.

Finalement, on se demande  de quoi ce Bouvard et Pécuchet est-il le nom ? De tous ces livres qu’on n’a pas lus, et qui circulent comme des idées reçues : voir Clochemerle, de l’oublié Gabriel Chevallier. Conclusion : lisons.

Christine Friedel

Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, 1 avenue Gabriel Paris VIII ème, jusqu’au 10 octobre. T. :01 42 74 22 77

 

 


Archive pour septembre, 2017

La Pomme dans le noir

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

La Pomme dans le noir, d’après Le Bâtisseur de ruines de Clarice Lispector, traduction de Violante Do Canto  adaptation et  mise en scène de Marie-Christine Soma

 Christy Mahon du Baladin du monde occidental (1907) de J.M. Synge arrive dans un village irlandais. En fuite, il claironne  qu’il a tué son père, de l’autre, avec Le Bâtisseur de ruines (1961). Et chez Clarice Lispector, Martin, en fuite pour le meurtre-similaire-de sa femme, mais lui le tait, et raconte son voyage initiatique, de la grande ville jusqu’à l’exploitation rurale d’une campagne brésilienne perdue, et sa révélation existentielle à travers la rencontre de deux femmes.

S’exerce alors la fascination pour le crime, qu’il soit révélé ou bien caché,  même si le meurtrier du Bâtisseur de ruines s’abandonne,  à l’expérience fondatrice de la saisie de soi. Sur le plateau, un homme à tout faire et deux femmes dans la ferme. L’auteur a un regard  sur le héros sans admiration, mais sans mépris ni volonté morale d’exclure le mal, l’innocence ou la culpabilité. En échange, s’impose la valeur d’une vie davantage ressentie. A travers une écriture sensible et attentive aux émotions de l’énigme d’être au monde, entre silences et interrogations.

« Cette histoire commence au cours d’une nuit de mars, obscure comme l’est la nuit quand on dort »,  dit Clarice Lispector dont l’écriture est proche de celle de Virginia Woolf, James Joyce ou Katherine Mansfield, et elle privilégie le monologue intérieur d’un être en crise, et avec une discontinuité narrative de celui qui s’observe : fragments de vie et sensations inconstantes. Entre l’angoisse douloureuse et l’illumination heureuse, Martin cherche à préserver  sa solitude mais désire aussi  parler avec l’autre : dire «non» revient même à dire «oui», ce qui est déjà contenu dans la négation…

Marie-Christine Soma, qui a mis en scène en 2010 Les Vagues de Virginia Woolf, rend à la lumière les sinuosités du soliloque intérieur de La Pomme dans le noir, et sait créer des scènes éloquentes et significatives, en  jonglant avec les non-dits, les implicites, les silences, et les états d’âme qui durent. L’errance de Martin dans le désert brésilien avant qu’il échoue dans une ferme isolée dont il découvre l’étrange propriétaire Victoria, accompagnée de la jeune veuve Ermelinda. Il va adapter ses pas à une méditation rétrospective sur le crime commis.

L’arrivée du narrateur et locuteur depuis les hauteurs de la salle est comme retardée : le public entend une voix d’abord dans la nuit profonde du théâtre, et depuis l’arrière des gradins, Pierre-François Garel surgit dans la lumière, descendant sur le plateau au rythme heurté de ses doutes et de ses peurs.  Il incarne l’ouvrier agricole payé par le gîte et le couvert, travaillant durement : construction d’un puits, d’un chemin; il extrait à la pelle la terre  aidé dans ses travaux de force par le gardien observateur et taiseux, (Carlo Brandt) à la belle voix grave.

La scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, chaleur, sécheresse, parois de bois, ferraille et gouttes de pluie sonores, révèle une sensualité terrienne. Un paysage d’intérieur/extérieur à la fois lointain et proche, indécidable et ordinaire, pleinement habité par les acteurs dont Mélodie Richard (une jeune séductrice légère et inquiète), au jeu équivoque entre naïveté et calcul et Dominique Reymond ( la propriétaire agricole méfiante) : une énigme féminine fascinante avec voix posée, dignité du maintien, autorité naturelle et grâce.

Véronique Hotte

MC 93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, du 20 septembre au 8 octobre. T : 01 41 60 72 72

MC2 : Grenoble, du 11 au 13 octobre. Théâtre Olympia –Centre Dramatique National de Tours, du 17 au 21 octobre.

Le texte est édité dans la collection L’Imaginaire – Gallimard.

 

Lorenzaccio d’Alfred de Musset, mise en scène de Catherine Marnas

Lorenzaccio d’Alfred de Musset, mise en scène de Catherine Marnas

Sur un plateau jonché d’or, la valeur suprême de ce siècle qui n’est pas sans rapport avec la nôtre, le jeune Lorenzo étale sa corruption où il s’est enfoncé pour pouvoir s’approcher du tyran Alexandre de Médicis qu’il veut assassiner pour libérer Florence.

Il se dissimule sous une perruque blanche pour pouvoir capter des proies, hommes et femmes qu’il livre au duc dont la sensualité semble sans limites. Le frère s’approche de sa sœur qu’il finit par déflorer. « Rien n’est péché quand on s’adresse à un prêtre de l’église romane ! »

Avec de belles montées musicales, la sensualité sans limite de ce siècle s’étale avec complaisance. Lorenzo qui a perdu son âme pour s’approcher du tyran auquel il va livrer sa propre sœur, puis finira par l’assassiner. Peine perdue, et Côme de Médicis, le cousin du tyran, prendra le pouvoir sans aucun changement pour le peuple. Une belle distribution interprétée par huit comédiens dans une scénographie impressionnante de Catherine Marnas.

Edith Rapppoport

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Notre amie Edith est bien généreuse ! Et nous avons retrouvé à Paris les mêmes erreurs et approximations et les quelques rares qualités de ce spectacle qu’à la création à Bordeaux (voir Le Théâtre du blog). Cela commence par une pluie de gros confettis d’or sur fond de musique électro. Après tout, pourquoi pas ?  Le spectacle a depuis été rodé mais on entend toujours aussi mal les comédiens dont la plupart ont une diction… approximative. Et la direction d’acteurs est aux abonnés absents. Et ni  Jules Sagot ( Lorenzo) ni  Bénédicte Simon  (La Marquise) n’arrivent à imposer leur personnage : ce qui est tout de même embêtant ! Et pour des spectateurs peu au fait des péripéties de la famille des Médicis, l’intrigue un peu compliquée doit sembler bien obscure. Seul s’impose par une véritable présence ,Frank Manzoni (Philippe Strozzi, etc.); et dès qu’il apparaît sur scène, les choses bougent un petit peu.

Malheureusement, on ne sent guère de violence, les combats se font au fleuret et non à l’épée ! Quant à l’érotisme qui sous-tend toute la pièce, il faudra repasser ! Les costumes volontairement anachroniques (pourquoi pas mais on a déjà donné), nous ont paru aussi laids et peu convaincants. Désolé, il y a ici une tendance à un certain racolage dans tout le spectacle où on ne sent aucun parti pris de mise en scène sinon celui de faire djeun et contemporain. Bref, cela ne suffit pas et quand on s’attaque à une pièce comme celle-ci, il faut s’en donner les moyens ! A vous de décider si cela vaut le coup d’aller jusqu’à la Cartoucherie…

 Philippe du Vignal

Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes jusqu’au 15 octobre. T :  01 43 74 99 61

 

Tristesse animal noir, de Anja Hilling

Tristesse animal noir, de Anja Hilling, mise en scène de Grégory Fernandes

 

(C)Julien Dubuc

©Julien Dubuc

Une belle soirée : on ira en forêt, on fera un bon barbecue, et puis on dormira à la belle étoile, régénérés par la Nature. Les trois couples jouissent de la douceur du soir, autour du feu, l’enfant dort dans le combi. Ils boivent un peu, les paroles tournent à l’aigre ou au vide, et finalement ils s’enroule dans leurs sacs de couchages. Cela, c’est le premier acte: la fête. Le second: l’incendie, et le troisième, ses conséquences. Une charpente solide et classique pour cette  « comédie dramatique », au récit halluciné et littéralement flamboyant de l’incendie et du désastre à la reconstruction, petit à petit, de ce qui peut être reconstruit.
Anja Hilling n’a pas peur de la psychologie, mais surtout elle trouve dans l’horreur et la délicatesse de son regard une extraordinaire poésie du désastre. L’incendie révèle une autre nature, des animaux morts, blanchis de cendre, prennent un caractère sacré, le bébé carbonisé hante quelques uns des survivants et des sauveteurs. Un monde rural, inconnu, dur et poétique et touché lui aussi par la mort des bêtes, s’ouvre à l’homme des villes… Les amours bouleversées, se recomposent, quelque chose de nouveau entre en force dans la vie des personnages et il y aura eu des moments d’une beauté unique.

Anja Hilling pose la question de la responsabilité et de la culpabilité : nos “bobos“ n’avouent pas qu’ils ont allumé un feu. Victimes de l’incendie, peuvent-ils être coupables ? Mais elle le fait en moraliste, non en moralisatrice. Elle sonde avec humanité ces cœurs humains,comme elle effleure les corps brûlés.  On avait pu voir la pièce au Théâtre National de la Colline et au théâtre de l’Aquarium. Pour sa première mise en scène, Grégory Fernandes, avec le groupe M7, en donne une très belle version. Les comédiens portent le texte à sa place exacte, tantôt incarnant un personnage, tantôt eux-mêmes aux prises avec le récit, tantôt puisant à une troisième source difficile à définir, et s’adressant directement au public quand il le faut. Nous sommes aussi ces “bobos“ à la morale moyenne. La scénographie, juste assez présente sans être pauvre, distingue les différents lieux de l’action ou du récit, suivant les cassures ou les retrouvailles des personnages. Bref, un travail intelligent et très beau dans sa simplicité. Et plus que cela : la pièce, qu’Anja Hilling voit comme un « tragédie moderne », nous émeut profondément. À voir d’urgence.

 Christine Friedel

Théâtre de l’Atalante, jusqu’au 2 octobre. T. : 01 46 06 11 90

 

Démons, d’après Lars Norén, adaptation et mise en scène de Lorraine de Sagazan

 

Démons, d’après Lars Norén, traduction de Louis-Charles Sirjacq et Per Nygen, adaptation et mise en scène de Lorraine de Sagazan

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 Un homme entre. Il tient un récipient qu’il range parmi les bouteilles du bar. Une urne ? Oui, et on apprendra plus tard qu’elle contient les cendres de sa mère. Sa femme l’accueille en déshabillé négligé. Il l’insulte, elle répond à peine. Assis de part et d’autre, en surplomb du plateau meublé de quelques sièges, le public est plongé dans l’enfer d’un couple en crise. Les démons portent ici les prénoms des interprètes: Lucrèce (Carmignac) et Antonin (Meyer Esquerré). Ils s’entredéchirent. Lui: « Je t’aime beaucoup mais je te supporte pas, vraiment pas, je peux pas te souffrir, mais je peux pas vivre sans toi. « Elle répond juste : « Pourquoi? »

Ainsi va un dialogue succinct où reproches et frustrations sont le ferment d’un amour/haine implacable. Ce petit jeu sado-maso à peine entamé, les comédiens prennent le public à témoin et  la pièce se poursuit dans un dialogue constant avec la salle. Le dispositif bi-frontal facilite cette complicité et les spectateurs, jeunes pour la plupart, remplacent les voisins invités par les protagonistes à boire un verre dans leur appartement et répondent au quart de tour, aux sollicitations venues du plateau.

Lorraine de Sagazan s’inspire très librement de la pièce (1984): un procès instruit contre le couple par l’auteur mais en n’en conservant que la fable et la trame. Le choix, radical et audacieux, de faire du public un partenaire n’est pas sans risques: ce psychodrame digne de Qui a  peur de Virginie Woolf, y perd de sa violence et de sa noirceur. Mais cette dédramatisation produit un spectacle ludique où un public et les comédiens s’en donnent à cœur joie pour déjouer les démons qui sapent l’amour conjugal. La marge d’improvisation reste importante à chaque représentation et les acteurs s’en servent avec talent. La jeune fondatrice de la compagnie La Brèche bouscule, comme à son habitude, les codes de la représentation, pour offrir le théâtre en partage.

Mireille Davidovici

Le Monfort 106 rue Brancion Paris XVème.  T. : 01 56 08 33 88, jusqu’au 14 octobre.
www.lemonfort.fr

Moulla Miracles

 Moulla Miracles de Moulla Diabi, collaboration artistique de Romain Thunin et création digitale de Clément Rignault

« Quand l’histoire de la magie rencontre la technologie », un sous-titre révélateur du premier spectacle de Moulla Diabi, vingt-neuf ans, magicien et ingénieur diplômé de l’École supérieure d’informatique, électronique, automatique, et spécialiste de la réalité virtuelle. Pendant ses études, il travaille la relation entre magie et nouvelles technologies et fonde ensuite la société Augmented Magic, avec son associé Gamgie, en partant d’un constat simple : les nouvelles technologies, partout autour de nous, sont l’avenir. Alors, pourquoi ne pas les utiliser pour créer un spectacle de magie…

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De tout temps, les illusionnistes, souvent  précurseurs, ont utilisé les progrès techniques à l’insu des spectateurs, (sciences physiques, machines optiques, mécanique, horlogerie, électricité, électro-aimants,  télégraphe, télégramme et téléphone)…
Aujourd’hui, à l’ère du numérique, des tablettes tactiles et des smartphones, beaucoup utilisent ces supports populaires pour créer de nouveaux effets magiques.
Réalités virtuelle et augmentée  dans un monde troublant de réalisme: Avec Miracles, Moulla propose lui  une «magie augmentée » (effet de 3 D en temps réel, « mouvement en graphisme, dispositif immersif, etc.) Avant  le spectacle, le public est invité à se connecter avec un serveur en wifi, via leur téléphone portable, pour jouer avec des lucioles  projetées sur grand écran vidéo.  Il peut ainsi piloter une luciole lumineuse qui fait apparaître le titre du spectacle en forme de puzzle. Le rideau de scène s’ouvre sur l’écran où on voit en  animation le titre du spectacle. Moulla Diabi accroupi, en costume muni de diodes lumineuses, les saisit une à une et les envoie à différents endroits de la scène. «Où suis-je ? » dit-il….

Il produit une bougie sous un foulard, qui disparaît ensuite!.  Après cette entrée en matière un peu gauche, il interroge le public: «Qu’est-ce qu’un miracle? Ce qui n’est pas scientifiquement explicable. Si je prends cette luciole et si je la mets dans l’écran, ce n’est pas explicable. Si je transforme de l’eau en vin, ce n’est pas explicable… » Moulla Diabi réalise ainsi toute une série de «miracles» et finit par arracher quelques lettres virtuelles de l’écran, du mot : MIRACLES,  pour les produire en vrai sur scène. Le reste des lettres s’anime pour former le mot: MAGIE.

Il interroge de nouveau les spectateurs et leur demande à quoi leur fait penser le mot ? Nous avons alors droit à tous les stéréotypes du genre:  lapin, colombe, chapeau, baguette, foulards, cartes,  anneaux chinois… Les mots s’affichent en temps réel sur l’écran sous forme de dessins. « Ça, c’est la magie des années cinquante qui se fait comme ça… »  Moulla Diabi prend alorsun chapeau haut-de-forme et saisit l’image du lapin de l’écran qui réapparaît, sous forme de peluche dans le chapeau…. «J’adore, dit-il, la magie des années soixante….»
Sur un décor projeté de salle de théâtre et une musique de cabaret, le magicien enchaîne alors des routines classiques de magie moderne: les cordes (deux cordes en une), la production de foulards en cascade, l’apparition d’un grand foulard-paon… Puis les anneaux chinois,  la production de cartes finissant par une cascade sortant du chapeau,  le foulard transformé en canne, le ruban qui sort de la bouche, et l’apparition de confettis à l’éventail  (numéro dit: neige japonaise).

«Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie» a dit Arthur Clarke. L’écran s’anime et l’on voit le système solaire, différentes planètes puis la Terre. Nous arrivons dans un sous-bois où se trouvent des lucioles. Des parapluies volants arrivent dans l’image et narguent Moulla Diabi mais il les attrape un par un, en les extrayant de l’écran, pour les produire en vrai sur scène. Une tempête de parapluies s’abat sur le magicien qui en extirpe encore  de l’écran, avant d’être frappé par la foudre, Et une dizaine d’autres tombent des cintres. La foudre s’abat sur le magicien  qui  s’effondre sur scène.

« D’où vient la magie?»  Moula Diabi va faire défiler avec un rétro-projecteur  des illustrations animées, ponctuées d’effets simples et distrayants.« La magie, dit-il, est présente depuis la nuit des temps, depuis la maîtrise du feu à la Préhistoire. Les premiers cueilleurs-chasseurs ont créé la première illusion pour se nourrir, celle du piège à mammouths, où ce dernier s’effondrait sur un sol creusé.  Plus tard, le même procédé sera utilisé dans la Grèce antique mais à des fins de divertissement sur les scènes de théâtre, avec la trappe à apparition. Au Moyen Age, le Pape Edouard IX fait la chasse aux magiciens qu’il compare à des sorciers. En 1584, Reginald Scot écrira le premier livre sur la magie en langue anglaise pour montrer qu’ils utilisent des trucs manipulations et pour leur éviter le bûcher. Du coup, le livre sera brûlé. A la Renaissance, les bateleurs se produisent dans les rues, les foires et les marchés. »  Moulla Diabi produit alors des balles mousse et les transpose sur un spectateur, pour finir par une apparition de dix balles en main.

«Les bateleurs ont survécu et on les trouve aujourd’hui dans les rues de Paris pratiquant le bonneteau, une escroquerie pour plumer les gens. » Mais ici les billets sont remplacés par des carambars et les cartes à jouer par des cartes représentant un lapin et deux croix. Le but: retrouver l’animal. A la fin de cette routine, la carte-lapin disparaît et un petit lapin se matérialise en vrai dans la poche de chemise du spectateur).

«La magie est présente partout, elle s’illustre même dans la nature avec le caméléon qui change de couleur et se fond dans le décor… L’image que l’on a aujourd’hui du magicien est proche de Jean-Eugène Robert-Houdin, père de la magie moderne qui a créé et inventé de nouvelles illusions comme la suspension éthéréenne. » Cette fameuse lévitation est diffusée dans un extrait du film Monsieur Robert Houdin (1966) de Robert Valey et Michel Seldow. Moulla Diabi prend place devant une image projetée de salon bourgeois. Sur l’écran, des lettres sortent d’une bouteille, se rassemblent en tas et tournoient pour faire léviter un parapluie virtuel. D’autres lettres jaillissent et font apparaître un parapluie rouge, alors produit en vrai sur scène. Moulla Diabi lutte contre une pluie de lettres qui s’abat sur lui comme une tempête, ce qui a pour conséquence de le faire léviter à l’horizontale sur une jambe, en référence à la suspension de Robert Houdin. Un bel hommage…

« Après Robert Houdin, les magiciens ne cesseront pas d’utiliser les inventions et les technologies de leur époqu,e comme Georges Méliès qui créa les effets spéciaux avec le cinématographe… Faire de la magie aujourd’hui, ça veut dire quoi ? Nous avons tous  un téléphone en permanence sur nous, autant l’utiliser dans des tours… » Moulla Diabi prend un jeu de cartes et le fait défiler face en bas jusqu’à un stop lancé par un spectateur qui en choisit une. Cette dernière est perdue dans le jeu, mais retrouvée dans le téléphone portable du magicien (en image) et sort ensuite pliée en quatre et… pour de vrai.

Moulla Diabi propose à une spectatrice une expérience avec un casque de réalité virtuelle, développé en collaboration avec Dassault Systèmes. Il teste d’abord ses réflexes, en lui faisant ranger des parapluies sur scène. Sur une table, une boîte symbolise le lien entre réel et virtuel.  Il place ensuite un casque sur les yeux de la spectatrice et l’image qu’elle voit, est retransmise sur l’écran. Il s’agit de cartes face en bas sur fond bleu qui lévitent dans l’espace. Avec une gâchette, elle doit choisir une carte mentalement au hasard, qui se retourne face en l’air. Toutes les cartes se retournent face en bas et sont mélangées. Elle est invitée à attraper une carte face en bas qui est remise dans le paquet face en l’air. Le paquet disparaît de l’écran pour réapparaître, dans un nuage de fumée, dans la boîte que la spectatrice ouvre et dont elle tire le jeu de cartes. Le magicien le met en éventail et une seule carte face en bas apparaît… : celle choisie par la spectatrice ! Ce voyage réinvente en fait Brainwave, un classique de la cartomagie. Comme l’avait si bien fait Alain Choquette avant lui, Moulla Diabi réinterprète brillamment un tour  populaire avec les dernières technologies de l’imagerie virtuelle.

«Dans l’avenir, les magiciens cesseront ils d’exister ? Non, car le lien avec le public est fort et nécessaire. Mais à quoi ressemblera la magie du futur ?» poursuit Moulla Diabi qui fait passer un ballon géant dans la salle pour choisir aléatoirement des spectateurs qui doivent répondre à une question : «Dans le futur, sur quelle planète ira-t-on? Qui fera de la magie dans le futur ? Que fera-t-il apparaître ?  En quelle année? » Moulla Diabi en même temps écrit les choix des spectateurs sur une tablette tactile dont l’image est retransmise sur le grand écran. «Aujourd’hui, j’ai fait un croquis avant la représentation qui se trouve dans une enveloppe suspendue. »  Mais, à l’intérieur, il y a un  dessin sur papier,  identique à celui réalisé en direct ! Troublant!

Ensuite il invite le public à allumer son portable et demande à un spectateur de le rejoindre. Il regarde les applications du téléphone emprunté, gonfle un ballon et l’emprisonne dedans, comme pour l’habiller d’une  nouvelle coque de protection. Le téléphone cassé en miettes avec une plaque métallique est ensuite passé au mixeur. Quelques images sont envoyées sur l’écran vidéo qui reconstitue l’appareil à l’identique en gros plan. Moulla Diabi ouvre les applications du téléphone, et propose de prendre une photo avec le public. Le portable est retourné et l’on en voit la photo sur l’écran. «Vous voulez peut-être récupérer votre téléphone ? » demande-t-il et lui donne un tas de poussière dans la main. Il lui montre ensuite une boîte suspendue depuis le début et lui donne la clé pour ouvrir le cadenas. La boîte contient une autre boîte où l’on aperçoit un téléphone dans un ballon… celui du spectateur qui va dans la « galerie-photos »  et y découvre le cliché pris plus tôt avec le public! Excellente routine avec un portable emprunté rappelant celle de Luc Langevin dans  Créateur d’illusions avec ici en plus, une preuve photographique.

Un spectacle encore en rodage mais attachant… La partie démonstrative de magie moderne, un peu longue, mériterait quelques coupes. Moulla, Diabi, un personnage sympathique au sourire ravageur, pêche parfois par trop plein d’enthousiasme, avexc une énergie mal maîtrisée et une certaine maladresse. Il devrait mettre l’accent sur ses expériences de magie augmentée  tout à fait étonnantes.

 Quand la magie rencontre la technologie, un excellent sous-titre pour montrer l’apport des progrès techniques. Moulla Diabi plonge dans l’histoire de la magie blanche, met en lumière le travail de grands illusionnistes, crée des passerelles entre passé, présent et futur, pour mieux faire comprendre et évoluer cet art dans un souci de transparence, filiation et respect. Il ne travaille pas seul et remplace la rituelle assistante du magicien par un collaborateur, Clément Rignault, alias Gamgie. Ancien de Polytechnique  qui a travaillé chez Dassault Systèmes dans le domaine de la 3D en temps réel et réalité augmentée. Jamais sur scène mais en charge pour certains tours pour la création de programmes spécifiques.

 Malgré l’impressionnante utilisation des nouvelles technologies, ce que propose Moulla Diabi ne se veut pas révolutionnaire, mais est plutôt la suite logique d’une tradition propre aux magiciens qui ont toujours un temps d’avance. Il faut saluer cette humilité car il aurait pu s’autoproclamer prophète d’une magie numérique. Le public fait à chaque fois un triomphe à ce jeune illusionniste qui mérite le succès. Curieux, aimant partager ses recherches, il travaille en équipe pour faire évoluer sa discipline vers un nouvel âge numérique et hyper-connecté.

Sébastien Bazou

Spectacle vu au Palais des Glaces, à Paris ,  le 4 septembre.

Maison de la Magie à Blois, le 4 octobre

https://www.moulla.fr/

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Haute-Surveillance de Jean Genet, mise en scène de Cédric Gourmelon

 

©Vincent Pontet

©Vincent Pontet

Haute-Surveillance de Jean Genet, mise en scène de Cédric Gourmelon

En 1941, Jean Genet écrit trois livres avec la prison pour espace de vie: Le Condamné à mort, Notre-Dame des Fleurs et Pour la Belle, première version de Haute-Surveillance. L’auteur n’est alors qu’un petit délinquant récidiviste purgeant en prison une condamnation pour vol, une parmi d’autres qu’il accumule. La prison, selon Michel Corvin, lui a cependant  permis de faire le lien entre son passé d’aventurier( il côtoyait à la Santé, petits et grands voyous), et son présent d’exclu social, entre le froid et la faim, « trouvant dans l’écriture une revanche sur sa situation misérable : en en inversant les signes ».

Pour lui, les situations, langage et rêves inspirés de l’expérience carcérale  signifient paradoxalement une évasion loin des choses insignifiantes en vue d’une liberté sacralisée, versée dans l’essentiel : « Gloire, surhumanité, gémellité héroïque des criminels ». A travers son premier titre Pour la Belle, et jusqu’à Haute-Surveillance, pièce corrigée sans cesse et réécrite de 49 à 85, le personnage de Yeux-Verts et celui de Boule de Neige, invisible, représentent les héros du Mal. Haute-Surveillance raconte la réclusion de personnages en représentation, dont Jean Genet est à la fois le créateur et le héros, chacun voulant dominer l’autre d’une prétendue différence qui ferait supériorité avec une violence sourde et une tendresses déguisées.

Le théâtre permet d’être tour à tour le lâche et le caïd, l’impulsif et le calculateur, le criminel et le saint, le Surveillant: la conscience qui voit tout par le judas de la cellule. Et le public se voit, à sa manière, incarcéré avec les prisonniers selon le vœu de l’auteur. Yeux-Verts, le caïd, celui qui est allé le plus loin dans le crime selon une dialectique propre aux gros durs, quoique Boule de Neige qu’on ne voit jamais mais  souvent cité par Yeux-Verts dispose d’une aura souveraine instinctive. Une sorte de conte de Blanche-Neige à l’envers, avec un criminel et ses deux colocataires obligés,  et qui est l’assassin le plus dangereux.

Autour de Yeux-Verts, Maurice, petite frappe à belle gueule, et Lefranc, plus tourmenté, écrivain public pour Yeux-Verts qui correspond avec sa femme.Posséder vraiment Yeux-Verts, un fantasme, c’est posséder encore son épouse. Pour Cédric Gourmelon, l’absence de la femme crée la tragédie, absence qui pousse les hommes à s’autodétruire: séduction, soumission et rivalité.

Jalousie amoureuse  pour l’être aimé, qu’on soupçonne d’infidélité. « Comme jaloux, je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. »écrivait Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux.

Ce poème partagé à quatre: échange, dialogue, invocation et provocation, s’accomplit tel un cérémonial et un sacrement  sur un plateau de butô, un espace circonscrit patiemment,  avec méthode et rigueur, de la part du Surveillant (Pierre-Louis Calixte) avec des gestes inscrits dans la douceur. Quant aux acteurs qui incarnent les trois prisonniers , Jérémy Lopez pour Lefranc, Sébastien Pouderoux pour Yeux-Verts et Christophe Montenez pour Maurice, ils ont intériorisé l’âme du butô, fascinés par leur propre image de criminel. Graves et songeurs, rivés à leurs obsessions intimes, ces éconduits éprouvent à vif et dans la solitude, leur blessure sentimentale, morale et sociale.

Une mise en scène fidèle au poème de Jean Genet, délicate et tendue à l’extrême.

Véronique Hotte

Studio-Théâtre de la Comédie-Française, du 16 septembre au 29 octobre, du mercredi au dimanche à 18h30. T. : 01 44 58 98 58

Opération Roméo Tchécoslovaquie, 1984


Opération Roméo Tchécoslovaquie, 1984 d’après Komunizmus, une comédie de normalisation de Viliam Klimacek, mise en scène d’Eric Cénat

operation-romeo-tchecoslovaquie-1984-une-comedie-de-viliam-klimacek-par-le-theatre-de-limprevu“Si vous aimez les romans d’espionnage, dit la note d’intention, ce spectacle est pour vous! Une galerie de personnages se voit entraînée dans des péripéties et histoires à rebondissements (…) Par référence au livre de George Orwell, 1984, l’auteur slovaque nous interroge: en obéissant à un régime totalitaire, l’être humain trahit-il ou protège-t-il ceux qu’il aime.”

 C’est l’histoire de Michal, un ancien directeur des Films Tchécoslovaques qui, viré, a été reclassé dans un service d’archives et qui s’isole souvent sur le toit-terrasse de son immeuble. Avec leur fils Viktor, un jeune étudiant en médecine, il va fêter l’anniversaire de son épouse dont le père, un écrivain surveillé de très près par le régime, ne peut même plus publier de livres. La famille est bien entendu aussi surveillée et sur écoute permanente dans leur appartement.

Michal sera interrogé par la police secrète mais on apprendra…qu’il en a aussi fait partie, pour avoir l’argent nécessaire  à l’achat de médicaments destinés à soigner son père atteint d’une grave leucémie contractée. Il avait été en effet envoyé à titre punitif dans les mines d’uranium dont l’URSS avait le plus grand besoin. Il mourra car ces médicaments avaient probablement été détournés pour guérir un personnage important qui avait lui, l’argent pour les acheter.

Mais la vérité va éclater et briser cette famille! La police montrera à Michal des photos de son épouse très très près d’un beau jeune homme! Et quand elle apprendra qu’elle a vécu la plus grande partie de sa vie avec un mari espion, elle décidera de le quitter aussitôt; et leur fils ne voudra jamais revoir son père… avant de devenir lui aussi  agent de renseignements. Au bout du rouleau, seul et épuisé, Michal se suicidera en s’électrocutant à l’enseigne lumineuse  représentant une étoile rouge avec les fameux marteau et faucille!

Bref, Viliam Klimacek, dramaturge et comédien, montre ici comment le pouvoir totalitaire peut avoir vite raison d’un individu et de sa famille. L’auteur, très connu en Slovaquie, connaît bien et pour cause, cette “normalisation” comme on disait,  d’intellectuels et artistes qui, dans les années 70,  furent pour des motifs souvent très légers, surveillés de près et obligés d’interrompre leur activité, sans même pouvoir s’enfuir de leur pays.

Sur scène, un cube adroitement conçu qui s’ouvre  sur un intérieur d’apppartement ou un bureau de police; au-dessus un petit toit terrasse, trop petit et sans  garde-fou,  où les comédiens oblige de monter par une échelle sur le côté ne semblent pas très à l’aise pour jouer.  Distribution franco-slovaque inégale même la direction d’acteurs dans l’ensemble tient la route. La mise en scène d’Eric Cénat, elle, va cahin-caha avec de beaux moments comme cet interrogatoire très anxiogène et oppressant: Michal voit ainsi défiler les photos projetées de sa jeune femme avec son jeune amant, accompagnées du commentaire du policier. Mais Eric Cénat plonge souvent le plateau dans une pénombre, ce qui ne favorise pas l’écoute d’un texte estouffadou, avec nombre de scènes un peu mélo, comme entre autres, un règlement de compte entre les deux époux qui frise le boulevard.

L’auteur surligne souvent des situations déjà un peu téléphonées et le metteur en scène aurait dû resserrer des dialogues pas toujours convaincants qui surtout, s’éternisent: cette heure et demi de plongée dans le passé communiste nous a paru longuette.

Un spectacle qui se laisse voir mais qui n’a rien d’incontournable! Enfin, une occasion de découvrir un auteur slovaque. A vous de choisir.

Philippe du Vignal

 Théâtre 13-Seine, 30 rue du Chevaleret, Paris XIIème jusqu’au 4 octobre.

Les fourberies de Scapin

 

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

 

Les Fourberies de Scapin de Molière, mise en scène de Denis Podalydès

Un Quai Ouest koltésien universel, avec ses échafaudages pour travaux à n’en plus finir, ses palissades élevées qui cachent un peu la précieusevista maritime napolitaine – fresque de navires aux filets et voiles blanches dans un ciel à la fois lumineux et tourmenté -, la scénographie d’Eric Ruf, tendance bas-fonds de jadis ou zone de Calais réactualisée, dialogue au plus près avec l’esprit canaille du Molière des Fourberies de Scapin livrées et libérées sur le plateau, mais  avec celui de Denis Podalydès dont la mise en scène espiègle traduit le vœu de laisser claquer au vent le spectateur bousculé, enthousiaste et ravi.

1671:  deux années à vivre à Molière, installé au Théâtre du Palais-Royal en travaux, avec sa troupe qui partage les lieux avec l’acteur napolitain, Tiberio Fiorilli dit Scaramouche au passé de brigand, rénovateur du jeu italien, apprécié du roi. Molière, fasciné par la liberté de ce comédien, s’en inspire pour croquer le portrait de son valet.

Léandre et Octave, freluquets de famille, ont engagé leur foi en l’absence parentale et du coup, contre l’avis impérieux des pères. Octave, marié à Hyacinte, et Léandre, épris de Zerbinette, diseuse de bonne aventure, n’ont qu’une idée en tête, faire intervenir le valet Scapin, joli fourbe reconnu, repris de justice, complice des jeunes gens, afin de soutirer l’argent des pères avant que le destin n’arrange l’affaire.

Pour Denis Podalydès, (Scapin),  en habile manœuvrier, un statut dont il se réclame haut et fort, met à nu l’ingratitude de la jeunesse envers les aînés et le ridicule de ces pères prêts à tout pour imposer un ordre déjà arrangé par le désir des fils. Le heurt des générations est net, mais les barbons sont d’anciens freluquets et les plus jeunes deviendront tôt ou tard les vieux pères indignes et honteux d’aujourd’hui. Le comique des Fourberies puise ses sources dans les œuvres de Térence, Plaute, Tabarin, Rotrou et Cyrano de Bergerac. La situation est démesurément grave pour les jeunes gens qui voient dans leur valet roué la dernière chance possible  pour résoudre leurs problèmes.

Benjamin Lavernhe, négociateur impénitent, se fait prier pour aider les jeunes maîtres sans tête.  Scapin bavard et d’allure élancée, satisfait de sa personne, un grand poète des petits arrangements… Les autres, jeunes gens et valets, figures moliéresques privilégiées et choyées, n’en sont pas moins les spectateurs du théâtre de Scapin,admiratifs, ébahis, impressionnés, fiers d’être aussi bien représentés.

Bakary Sangaré est un Sylvestre heureux et épanoui, et les juvéniles Julien Frison (Octave), Gaël Kamilindi (Léandre) , Pauline Clément (Hyacinte) et Adeline d’Hermy (Zerbinette) sont allègres. Les barbons sont minables, comme il se doit – Gilles David pour Argante et Didier Sandre pour Géronte-, étonnés et éberlués mais cramponnés avec force à leurs biens et à leur argent en avares qui ne se renient pas.

La scène savoureuse de vengeance de Scapin pour l’affront subi par Géronte est farcesque à souhait. La grande mécanique conviée sur le plateau avec treuil, roue et chaîne métallique grinçante et bruyante  qui soulève un sac, véritable punching ball de salle de sport, à l’intérieur duquel se trouve le maudit père roué de coups de bâton. Le valet invite dans ses excès de folie un jeune spectateur à jouer du bâton à sa place.

Didier Sandre dont on connaît la belle fibre tragique, est  très convaincant dans le personnage du barbon. Avec un jeu inventif de figure obtuse et têtue, il sait donner d’égal à égal la réplique à Scapin ; il ne s’avoue jamais vaincu et résiste.Dans cette rivalité soutenue sans relâche s’intensifie le plaisir du public… De belles Fourberies excessives et vertigineuses à couper le souffle.

Véronique Hotte

Théâtre de la Comédie Française, salle Richelieu, du 20 septembre au 11 février 2018. Tél : 01 44 58 15 15

 

 

 

La Pitié dangereuse de Stefan Zweig

Gianmarco Bresadola

©Gianmarco Bresadola

 

La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, mise en scène et adaptation de Simon McBurney

 Attaché à la culture d’Europe centrale, Stefan Zweig (1881-1942), bourgeois viennois juif et  pacifiste opposé à la première Guerre mondiale, est horrifié par le nouveau conflit qui se profile à partir des années 1930, l’arrivée des nazis au pouvoir signifiant pour ce citoyen du monde la mort de la civilisation européenne. Zweig fuit l’Autriche pour l’Angleterre dès 1934, part pour New-York en 1940 puis s’enfuit au Brésil en 1941.

 La Pitié dangereuse (1936-1938), le seul roman, récit psychologique, qu’ait écrit le célèbre nouvelliste, est une confession où l’intendant Hofmiller, le héros-narrateur, raconte une expérience amère, à travers un cheminement mémoriel à rebours. Avec   une lucidité âpre, il traque les agissements dont il se sait coupable, afin de s’en délivrer.

Or, reste gravé à vie dans la conscience tout ce qu’on aurait voulu forcément oublier.Proche de Sigmund Freud, Stefan Zweig porte dans ses écrits une attention particulière au cheminement mental de ses personnages. Lieutenant en uniforme de l’armée hasbourgeoise, soumis au code de l’honneur militaire, Hofmiller se révèledit Jacques Le Rider « un faible qui cède à la jouissance du sentiment de « pitié » que lui inspire une jeune fille infirme, et un lâche qui renie les engagements qu’il a contractés, causant le suicide de la malheureuse qu’il a fuie après s’être fiancé avec elle. Ses camarades de garnison n’auront de cesse de le couvrir de leurs sarcasmes.

La pitié, sentiment altruiste qui porte à éprouver une émotion pénible au spectacle des souffrances d’autrui et à souhaiter qu’elles soient soulagées, se révèle un attendrissement équivoque qui aurait plutôt à voir avec une inclination perverse. Face à la paralytique, cet officier éprouve une fascination inavouable, entre sentiment idéalisé et désir dévoyé. Et dans ce monde étriqué, les êtres ne sont pas ceux qu’on croit : Edith Kekesfalva ne dévoile pas son infirmité en cachant d’abord ses béquilles, et son père fortuné, le châtelain Kekesfalva est d’une origine juive misérable, selon le médecin Condor. L’auteur associe l’infirmité filiale à la judéité honteuse du père.

La mise en scène de Simon McBurney, mouvementée, bruyante et furieuse pour retracer  ces temps obscurs de 1913, l’esprit d’une bourgade militaire et de son château. A la fin, la monarchie hasbourgeoise sombrera dans la Première Guerre mondiale. Pour imposer cette cacophonie, chaos des êtres et des espaces, existences en déshérence, les comédiens de la Schaubühne de Berlin: Robert Beyer, Marie Burchard, Johannes Flaschberger, Christoph Gawenda, Moritz Gottwald, Laurenz Laufenberg, Eva Meckbach interprètent à vue et au son dans un bel amusement, les différents personnages du roman, s’échangeant les rôles, les doublant et les redoublant dans le vertige étrange d’une mise en abyme.

Le narrateur invite le  public à le suivre dans son aventure sur la scène tandis qu’un autre acteur incarne son propre personnage plus jeune sur le plateau, et les deux figures d’un même personnage peuvent se frôler et se croiser, mêlant les temps de l’action – un passé si proche qu’il relève absolument de ce présent inouï. Autour des deux protagonistes en miroir, les autres comédiens, interprètes des dames du château comme des soldats de garnison, du médecin et du châtelain, esquissent une chorégraphie savante, mimant les tempêtes qui les font tous plier.

Dans des mouvements d’ensemble dansés, ils semblent pousser de toutes leurs forces des tables à roulettes qui pourraient être des brancards des hôpitaux de guerre, et un imaginaire des tranchées à venir, entre bruits sourds de coups de canon et des images vidéo qui donnent à voir l’anéantissement noir et blanc des arbres calcinés.Entre la vitrine muséale d’habit militaire et les chariots mobiles, toute stabilité semble perdue, sinon l’horreur existentielle du vide.

L’emballement des actions et la perte de contrôle des esprits égarés se manifeste dans une sobriété calculée avec  tout un travail délicat sur l’ombre, et un rayonnement lumineux spectaculaire.

Véronique Hotte

Théâtre Les Gémeaux à Sceaux, dans le cadre des saisons hors-les-murs du Théâtre de la Ville, du 14 au 24 septembre à 20h45, dimanche 17h, relâche lundi.

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