Tarkovski, le corps du poète
Tarkovski, le corps du poète, texte original de Julien Gaillard, extraits de textes de Antoine de Baecque et Andreï Tarkovski, mise en scène, montage de textes et scénographie de Simon Delétang
La démarche est poétique, hors de l’unité dramatique conventionnelle et s’accomplit dans la contemplation faite de dévoilements patients et mystérieux.
Simon Delétang dresse ici le portrait en fragments et le paysage mosaïque d’un poète visionnaire. Petite table et verre d’eau, une conférencière évoque l’acte de foi et d’orgueil de ce maître solitaire qui ne supporte pas la moindre trahison intérieure et milite pour la vérité : « Pourquoi une cruche de lait explose-t-elle dans Le Sacrifice ? Que fait un chien dans La Zone de Stalker ? Comment un cheval blanc traverse-t-il l’écran dans Solaris ou Nosthalgia ?, selon les commentaires avertis d’Antoine de Baecque.
Pauline Panassenko, qui parle un beau russe tonique, accorde toute l’intensité, la conviction et l’énergie attendues de la part de l’artiste génial. Puis résonnent les basses profondes des chantres orthodoxes, et le rideau s’ouvre sur la chambre d’une villa italienne aux murs blanchis à la chaux et aux fenêtres de bois sombre qui projettent une lumière solaire sur un sol à damiers. Cela pourrait être un intérieur de Nostalghia (1983), film tourné en Italie, non loin peut-être de de la maison que Tarkovski aurait achetée pour y vivre un jour.
L’absolu reste inaccessible, au-delà de la sentimentalité et de la mélancolie pour une terre natale forcément trop lointaine. Dès 1984, il ne plus retourne plus en URSS.Au lointain, trône un large lit en fer forgé où un drap blanc recouvre le défunt sur lequel est posé une bougie fragile, lumière vivante d’un gisant qui tout à coup se met à parler. Entre rêveries et souvenirs, Stanislas Nordey, acteur, metteur en scène et directeur du Théâtre National de Strasbourg, incarne Tarkovski dont le monologue exprime la teneur existentielle d’un artiste avisé, habité par une exigence constante. Malade cloué au lit, le créateur solitaire s’auto-analyse (Le Miroir (1974), se lève et marche.
Surgit un paysan à la belle carrure, interprété (Jean-Yves Ruf)qui à la fois interpelle et veille l’artiste, au nom de la Russie. Quelque chose lie Tarkovski à Ivan de L’Enfance d’Ivan (1962), cette souffrance qui associe le héros aux jeunes russes de la génération des années 1960 dont il exige qu’ils ne s’endorment pas spirituellement. Les images d’eau, un thème récurrent, nourrissent les rêves, les souvenirs de Tarkovski dirigés vers la mère, femme et patrie. Un cabinet de toilette, lavabo et faïence blanche permet à l’un ou l’autre des acteurs de venir boire un verre d’eau.
Nombreux, les journalistes, critiques et reporters radio viennent interroger le Maître : Que signifient les films Andreï Roublev (1966), Stalker (1979), Nostalghia !1983) … ? De belles énigmes auxquelles nulle réponse objective ou concrète n’est jamais dispensée. Le poète doit avoir l’imagination et la psychologie d’un enfant qui découvre le monde. Seul, il affronte tous les autres, insensé, intransigeant, malheureux et fou.
Stanislas Nordey, alias Tarkovski, alias Don Quichotte, alias le Prince Mychkine, joue le Stalker dans la Zone, idéaliste affrontant le tragique d’un monde désespéré. Il marche en avant, épaules relevées et rentrées, bras balancés de travailleur soviétique, se tourne, reculant, pas arrière, et observe l’imaginaire déposé. Quelques scènes du film sont reprises qu’inaugure le lancer vif d’un tissu blanc sur le plateau. Thierry Gibault, présence chaleureuse et esprit facétieux, joue L’Ecrivain, et le paisible Jean-Yves Ruf le Professeur physicien. Ce duo beckettien médite sur l’art, la science et la conscience, déroulant une parabole morale aspirant à la beauté.
Et si la beauté doit sauver le monde,prophétie dostoïevskienne, elle passe aussi par Andreï Roublev (1966), sa Russie du XVème siècle avec la passion pour Andreï Roublev, peintre d’icônes inspiré, habité par l’immensité de la terre et du peuple russes. La beauté advient encore avec l’apparition au lointain d’un détail démesurément agrandi de La Madonna del Parto de Piero della Francesca : « les yeux tournés/ en dedans toute/ à ce qui vit en elle/ elle voit/ ce qui l’aveugle… », écrit Julien Gaillard.
Hélène Alexandridis représente la Femme, la Fille et la Mère, prétexte d’une Annonciation où la dame aurait été prise par le vent. Elle incarne aussi Larissa, l’épouse aimée de Tarkovski dont les paroles apaisent le poète épuisé et souffrant : « Ainsi j’ai compris que je n’étais pas seule. Qu’au monde il existait encore une âme. … Comme toi, j’avance sans savoir où je vais. Comme toi, mon pas pèse sur la terre. Comme toi, il ne pèsera bientôt plus… La mémoire des morts est en nous… »
Des évocations encore du Sacrifice (1986) – l’incendie d’une maison et d’un arbre. Avec la couleur de l’or et du feu, rappel du fond doré des icônes , envahit le dessin des murs de la maison radieuse qui luit au soleil de l’amour, de la foi et de la charité. Le plateau final est jonché de cloches, d’un chien et de bottes , rappels symboliques.
Tarkovski, le corps du poète de Simon Delétang propose reflets et échos de l’œuvre du cinéaste, prenant le temps de la pause et du silence, laissant les solos, duos et trios advenir tandis que les autres figures scéniques restent immobiles et muettes. Les musiques sacrées de Bach, entre autres, livrent à la fresque poétique sa capacité à sculpter le temps – temps de théâtre, de méditation et de contemplation.
Véronique Hotte
Théâtre National de Strasbourg, salle Grüber, du 19 septembre au 29 septembre.
Théâtre Les Célestins à Lyon, du 11 au 15 octobre.
La Manufacture Théâtre des Quartiers d’Ivry, du 2 au 6 mai.
Comédie de Reims à Reims, le 11 mai.