La Pomme dans le noir
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- La Pomme dans le noir, d’après Le Bâtisseur de ruines de Clarice Lispector, traduction de Violante Do Canto adaptation et mise en scène de Marie-Christine Soma
Christy Mahon du Baladin du monde occidental (1907) de J.M. Synge arrive dans un village irlandais. En fuite, il claironne qu’il a tué son père, de l’autre, avec Le Bâtisseur de ruines (1961). Et chez Clarice Lispector, Martin, en fuite pour le meurtre-similaire-de sa femme, mais lui le tait, et raconte son voyage initiatique, de la grande ville jusqu’à l’exploitation rurale d’une campagne brésilienne perdue, et sa révélation existentielle à travers la rencontre de deux femmes.
S’exerce alors la fascination pour le crime, qu’il soit révélé ou bien caché, même si le meurtrier du Bâtisseur de ruines s’abandonne, à l’expérience fondatrice de la saisie de soi. Sur le plateau, un homme à tout faire et deux femmes dans la ferme. L’auteur a un regard sur le héros sans admiration, mais sans mépris ni volonté morale d’exclure le mal, l’innocence ou la culpabilité. En échange, s’impose la valeur d’une vie davantage ressentie. A travers une écriture sensible et attentive aux émotions de l’énigme d’être au monde, entre silences et interrogations.
« Cette histoire commence au cours d’une nuit de mars, obscure comme l’est la nuit quand on dort », dit Clarice Lispector dont l’écriture est proche de celle de Virginia Woolf, James Joyce ou Katherine Mansfield, et elle privilégie le monologue intérieur d’un être en crise, et avec une discontinuité narrative de celui qui s’observe : fragments de vie et sensations inconstantes. Entre l’angoisse douloureuse et l’illumination heureuse, Martin cherche à préserver sa solitude mais désire aussi parler avec l’autre : dire «non» revient même à dire «oui», ce qui est déjà contenu dans la négation…
Marie-Christine Soma, qui a mis en scène en 2010 Les Vagues de Virginia Woolf, rend à la lumière les sinuosités du soliloque intérieur de La Pomme dans le noir, et sait créer des scènes éloquentes et significatives, en jonglant avec les non-dits, les implicites, les silences, et les états d’âme qui durent. L’errance de Martin dans le désert brésilien avant qu’il échoue dans une ferme isolée dont il découvre l’étrange propriétaire Victoria, accompagnée de la jeune veuve Ermelinda. Il va adapter ses pas à une méditation rétrospective sur le crime commis.
L’arrivée du narrateur et locuteur depuis les hauteurs de la salle est comme retardée : le public entend une voix d’abord dans la nuit profonde du théâtre, et depuis l’arrière des gradins, Pierre-François Garel surgit dans la lumière, descendant sur le plateau au rythme heurté de ses doutes et de ses peurs. Il incarne l’ouvrier agricole payé par le gîte et le couvert, travaillant durement : construction d’un puits, d’un chemin; il extrait à la pelle la terre aidé dans ses travaux de force par le gardien observateur et taiseux, (Carlo Brandt) à la belle voix grave.
La scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, chaleur, sécheresse, parois de bois, ferraille et gouttes de pluie sonores, révèle une sensualité terrienne. Un paysage d’intérieur/extérieur à la fois lointain et proche, indécidable et ordinaire, pleinement habité par les acteurs dont Mélodie Richard (une jeune séductrice légère et inquiète), au jeu équivoque entre naïveté et calcul et Dominique Reymond ( la propriétaire agricole méfiante) : une énigme féminine fascinante avec voix posée, dignité du maintien, autorité naturelle et grâce.
Véronique Hotte
MC 93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, du 20 septembre au 8 octobre. T : 01 41 60 72 72
MC2 : Grenoble, du 11 au 13 octobre. Théâtre Olympia –Centre Dramatique National de Tours, du 17 au 21 octobre.
Le texte est édité dans la collection L’Imaginaire – Gallimard.