Bouvard et Pécuchet, adaptation et mise en scène de Jérôme Deschamps
Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, adapté et mis en scène par Jérôme Deschamps
Les deux plus illustres gratte-papier de la littérature française ont donné à Jérôme Deschamps le scénario de son nouveau spectacle. Soit des petits-bourgeois comme on n’en fait plus, mais comme il en pullule aujourd’hui, tel (ce n’est pas dans le spectacle) le touriste qui se plaint que le site choisi soit plein de touristes; ils se rencontrent, se reconnaissent (et pour cause : deux variantes du même), et vont chercher le paradis à la campagne, « dans la nature ». Grâce à un héritage, quand même : pour eux, le travail » aller au charbon », figuré sur scène par le geste du marteau-piqueur) est une malédiction, contrairement aux activités et loisirs, eux, passionnés et frénétiques et, qui sait, porteurs du «gros lot » et de la gloire finale.
Jérôme Deschamps les a fait plus méchants et grossiers que chez Flaubert qui les voulait submergés par les idées reçues et l’injonction à tout connaître, tout tenter, en précurseurs du « développement personnel », de l’écologie pour tous et autres mouvements de pensée réduits ici à un manuel de poche. Flaubert, lui, ne dénonce rien du tout, fasciné par la bêtise et sa profondeur insondable.
Bon, ici il ne s’agit pas de Flaubert, mais d’un spectacle. Des clowns noirs, qu’on appellera B. et P. à partir du moment où ils s’éloignent de leurs modèles, ou Double Patte et Patachon, ou encore Jérôme Deschamps et Micha Lescot, témoignent devant nous de leur méthode par essais et erreurs. Lucas Hérault et Pauline Tricot ont pour tâche, eux, de jouer les paysans voisins de B. et P. ; ils sont leur principe de réalité, l’aiguille qui crève la baudruche. La gestuelle en caoutchouc étirable de Micha Lescot et Pauline Tricot est aussi remarquable que l’impassibilité mécanique de Lucas Hérault, et la bonhommie répétitive de Jérôme Deschamps. Le décor, qui se veut plutôt moche, est parfait. Gags à répétition réglés avec une précision d’horlogerie : on reconnaît bien la patte Deschamps. Merci pour le plaisir du travail bien fait: on peut sans aucun doute reconnaître au spectacle l’once de tendresse qu’il revendique.
Et tout ça, pour quoi ? L’ordre alphabétique place Deschamps avant Flaubert, à l’inverse de la hiérarchie. Donc, le premier laisse un peu de place au second, mais il étale ses propres blagues : marseillaises, scatologiques et autres. Ça fait rire, mais c’est soit le rire gras, et on en a honte, soit le rire “accompagnateur“, quand on apprécie par exemple les performances des comédiens, ou encore les deux en même temps pour les épisodes les plus lourds (brassage de purin humain : on est dans la merde ! paysans animalisés…). D’où un malaise : froncer le nez, c’est être « coincé », péché impardonnable. Issue : rire de B. et P. qui, eux-même, rient des paysans: c’est se tirer les mains propres d’un jeu de massacre à deux étages. “Non, mais je rigole “, dit l’humoriste à celui qu’il blesse. Pas de danger que ça nous arrive : nous spectateurs sommes du bon côté de l’ironie et de la caricature ? Mais, au bout d’un moment, on rit moins.
Finalement, on se demande de quoi ce Bouvard et Pécuchet est-il le nom ? De tous ces livres qu’on n’a pas lus, et qui circulent comme des idées reçues : voir Clochemerle, de l’oublié Gabriel Chevallier. Conclusion : lisons.
Christine Friedel
Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, 1 avenue Gabriel Paris VIII ème, jusqu’au 10 octobre. T. :01 42 74 22 77