Dix histoires au milieu de nulle part d’après La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch
Dix histoires au milieu de nulle part d’après La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch, adaptation et mise en scène de Stéphanie Loïk
“Je pose des questions, non sur le socialisme mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse, écrit Svetlana Alexievitch. L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits; les émotions, elles, restent toujours en marge. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. » Armée d’un magnétophone et d’un stylo, elle a parcouru son pays à la recherche d’une espèce en voie de disparition, l ‘ “homo sovieticus“: cet objet d’étude, depuis son premier livre, publié en 1985, est encore le thème de La Fin de l’homme rouge. Ce poignant requiem fait résonner les voix de centaines de témoins, brisés après l’implosion de l’Union soviétique. Un texte polyphonique dont Stéphanie Loïk tire un spectacle en forme de diptyque, après avoir adapté, depuis 2009, pour de jeunes acteurs d’écoles supérieures de théâtre, quatre livres de cette écrivaine,prix Nobel de littérature 2015. Le premier volet: La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement comporte la même distribution que le second, et obéit à la même esthétique.
Sur le plateau nu, six jeunes acteurs, vêtus de noir, forment un chœur uniforme, et se partagent les témoignages d’hommes et de femmes de tout âge et de toute condition. Mouvements précis, corps évoluant dans l’espace, lente chorégraphie mêlée d’acrobaties, silences calculés ponctués de chants russes : ces jeunes comédiens expriment avec force le désarroi d’individus laminés par l’histoire, quelle que soit leur origine. « Le temps de l’espoir a été remplacé par le temps de la peur », une peur qui s’empare aussi des plus jeunes. Les interprètes donnent voix et corps à leurs interrogations et leurs réactions après les attentats terroristes qui ont frappé Moscou. La haine monte envers les Caucasiens. Les nationalistes (les “nachi“), veulent la restauration d’un Grand Empire slave. D’autres relisent Marx et Lénine, on les appelle… les esclaves de l’utopie.
Ces propos multiples et contradictoires, «tirés des bruits de la rue et des conversations de cuisines » nous sont rapportés à pas et gestes comptés : « On en a ras le bol des Juifs, des tchékistes, des homosexuels » dit l’un. « Moi je suis de gauche, dit un autre. (…) Pourquoi on ne descend pas dans la rue ? « Les comédiens rampent, se relèvent, s’escaladent, pirouettent sous des lumières vacillantes, accompagnés d’une bande-son discrète mais tout aussi expressive. « J’ai trois foyers, ma terre biélorusse, la patrie de mon père, (…) l’Ukraine, la patrie de ma mère (…), et la grande culture russe sans laquelle je ne peux m’imaginer », explique dans sa préface Svetlana Alexievitch. Cette question de l’identité perdue, à la chute du régime soviétique, plus particulièrement sous l’ère de Vladimir Poutine et d’Alexandre Loukachenko, est au centre de la deuxième partie de La Fin de l’homme rouge. Après avoir fait entendre des propos racistes ou dubitatifs, nés de cette perte d’identité, le spectacle restitue le chapitre Où il est question de Roméo et Juliette… seulement ils s’appelaient Margarita et Abudlfaz. Elle arménienne et lui, azerbaïdjanais croyaient en l’amour. Mais entre 1988 et 1994, les Azéris et les Arméniens s’entretuent : un pogrom contre les Arméniens a déclenché des massacres en chaîne.
On reçoit le récit poignant et poétique de cette jeune femme en plein cœur, admirablement retranscrit par la romancière et restitué par les interprètes. La mise en scène ne joue pas sur le pathos. Gestuelle, musique, et choralité de la parole opèrent un détachement onirique. Pourquoi un tel malheur ? Comment survivre à cet enfer où l’histoire précipite tant de peuples ? se demande-t-on. Ce spectacle coup de poing, porteur d’un parole forte et joué dans un style très singulier, exige des comédiens une grande maîtrise corporelle et vocale. Tous issus de l’Académie de Limoges (promotion Anton Kouznetsov, 2013), ils ont répété intensivement deux mois et demi, selon la méthode russe, sous la direction d’un chef de chœur pour les chants, et de circassiens pour les acrobaties et sous la férule obstinée de la metteuse en scène qui clôt ici dix ans de travail sur les œuvres de Svetlana Alexievitch. Malgré quelques longueurs et une forme qui pourrait déconcerter certains, la performance des acteurs porte ses fruits et le résultat ne laissera personne indifférent. Il incite aussi à se plonger plus avant dans le roman document alors qu’on commémore les cent ans de la Révolution russe.
Mireille Davidovici
Anis Gras/Le Lieu de l’autre 55 avenue Laplace, Arcueil (Val-de-Marne). T. : 01 49 12 03 29 jusqu’au 5 novembre.
Tropiques Artium, 6 rue Jacques Gazotte, Fort-de-France (Martinique).
T. :05 96 70 79 29, du 14 au 17 novembre.
Théâtre de l’Atalante, 10 Place Charles Dullin, Paris XVIIIème. T. : 01 46 06 71 90, du 29 novembre au 22 décembre.
La Fin de l’homme rouge, traduction de Sophie Benech est publié aux éditions Actes-Sud.