La Mission d’Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff
La Mission, Souvenir d’une révolution d’Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff (en espagnol surtitré)
Sur le plateau, tout est donné : une fête au village unique, qui englobe la Bolivie d‘aujourd’hui, le souvenir de la Grande Révolution française, les morts de la Commune, entortillés dans leurs linceuls comme des nouveaux-nés, un petit théâtre branlant, et un écran pour le cinéma en plein air et pour l’engagement personnel du metteur en scène. Une femme cuisine devant nous, la soupe sera offerte au public, à la fin : «C’est pour vous, mangez pendant que c’est chaud ». Sur un praticable à la pente dangereuse, le spectacle, les acteurs et l’action elle-même sont toujours en danger, toujours en mouvement, dans le rétablissement d’un équilibre impossible. Pouvait-on mieux réaliser la dialectique poétique d’Heiner Müller ?
La pièce ? D’abord la vaine Odyssée de Sasportas, Galloudec et Dubuisson, envoyés par la Convention finissante, porter la rébellion parmi les esclaves noirs de la Jamaïque : d’une pierre deux coups, une opération de politique extérieure contre les Anglais et la diffusion des principes de la grande Révolution française. Seulement, le temps des échanges de messages, des lettres perdues et revenues, de la durée du voyage, leur mission n’a plus d’objet : Napoléon s’est fait sacrer empereur et a rétabli l’esclavage. !
Dès lors, la lutte des classes va refaire surface entre Galloudec, le paysan breton, au moment où ses compatriotes chouannent, Dubuisson, le fils de colons, et le nègre Sasportas. Ils pourront s’envoyer à la figure les têtes de Danton et de Robespierre, ils pourront mourir trois fois, échanger leur peau, faire un bond dans l’époque contemporaine, jouir ou ne pas jouir selon la figure qu’ils prendront dans cet incroyable jeu de masques. « La révolution est le masque de la mort, la mort est le masque de la révolution », c’est la litanie du spectacle. Et chaque visage porte un masque, qu’on ne peut pas toujours arracher.
Et pourtant l’on nage dans des flots de réel. Au point de perdre pied, parfois, mais sans s’y noyer. La brutalité des faits et la puissance de la liberté nous malmènent avec une vraie générosité. Le spectacle est riche d’une rencontre exceptionnelle entre la troupe Amassunu,, issue de l’École Nationale de Théâtre de Bolivie, et son metteur en scène. Mais surtout entre le texte de Heiner Müller et l’histoire de la Bolivie, secouée de révolutions et de contre-révolutions, de mouvements de libération et d’un «libéralisme» assassin.
La pièce parle de ce monde-là… L’émotion n’y a rien d’un masque, mais est une figure de l’analyse. L’une et l’autre fusionnent pour un moment d’une poésie rare. Voilà, on est au cœur du théâtre, si l’on croit tant soit peu qu’il puisse jouer un rôle citoyen.
Christine Friedel
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ( Hauts de Seine), jusqu’au 20 octobre. T. : 01 48 33 16 16