L’Absolu, mise en scène de Boris Gibé

 

L’Absolu, mise en scène de Boris Gibé

© Jérôme Vila.

© Jérôme Vila.

 

En philosophie, l’absolu désigne ce qui existe indépendamment de toute condition de temps, d’espace et de connaissance. La tour cylindrique en tôle argentée qui s’élève dans la cour intérieure de la médiathèque Pierre Bayle à Besançon nous donne effectivement une idée ou plutôt une image de l’absolu, tant elle semble émerger tout à la fois d’ailleurs et de nulle part, champignon incongru ou saxifrage qui aurait brisé le pavé. A la façon du monolithe de 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, elle tient du totem de fer et de la tour de Babel extraterrestre. Cette étrange architecture nommée le Silo est l’écrin conçu pour abriter la centaine de spectateurs de la nouvelle création de Boris Gibé, artiste associé des 2 Scènes. La relation scène-salle s’en trouve bouleversée : les sièges se répartissent sur quatre étages en colimaçon, autour d’une piste circulaire, la forme reine des arts du cirque. Nous sommes au bord du vide.

Ce «huis-clos spectaculaire et absurde» se veut expérience. La découverte du lieu et la montée des marches dans la pénombre aiguisent déjà la perception et créent une forte attente. Nous sommes entre deux infinis, deux néants : le ciel bouché et le sol crevé. Au bord d’une clepsydre métaphysique. Avec cette proposition, Boris Gibé fait de l’œil à Andrei Tarkovski et adopte son point de vue tragique : «L’homme au départ n’est que néant, son existence est absurde, dénuée de sens.»
Cela commence au-dessus de nos têtes. Une voûte de plastique retient un monde: du liquide séminal ou amniotique, tel une Pangée, forme des continents en mouvement et fait apparaître un être qui va brutalement tomber. Ange pendu au bout de son cordon ombilical trans-humain, il évolue. Nous n’en dirons pas plus tant la fascination tient aux belles images abstraites, quasiment vingt-quatre par seconde, ce qui permet toutes les lectures. Il suffit de savoir que, comme chez le cinéaste russe, cet univers privilégie la lenteur, le rituel et la mystique: tout ici se joue en suspension, en immersion, en apparitions-disparitions, avec des trouvailles nombreuses et vraiment spectaculaires.

 L’œil est ravi. Le circassien Boris Gibé, artiste associé des 2 Scènes,  concepteur et en même temps interprète époustouflant de cette proposition existentialiste, nous l’avions déjà rencontré avec son compère Camille Boitel qui, comme lui, n’aime guère peser sur la terre. Dans Les Fuyantes et Le Phare, déjà il évoluait en hauteur, sur les murs ou le plafond. Sa compagnie, Les Choses de Rien, dit bien son amour de la légèreté comme manière délicate d’être au monde. Lorsque nous l’avons connu très jeune, en Corse, il affectionnait les bulles et les tissus aériens, deux moyens de transport poétique qui lui offraient, déjà, une navigation en apesanteur. L’espace de sa nouvelle proposition est particulièrement intéressant : sommes-nous sur Mars, sur Terre, au purgatoire ou dans un utérus ? Peu importe. Il s’agit comme chez Samuel Beckett ou comme dans Le Sacrifice d’Andreï Tarkoski d’affronter le vide et de savoir en finir.

 

© Jérôme Vila.

© Jérôme Vila.

Sous le sable sombre, il y a matière grise, grain à moudre et belle réflexion sur le vide (miroir et interrogation). Mais au-delà de la plongée matérielle et même puissamment physique dans l’inconscient et cette allégorie de l’acte de création, y a-t-il de l’émotion, ce Graal du spectateur ? Oui, parfois, quand l’acrobatie aérienne se fait surprise, quand le feu s’allume.

Mais on peut aussi rester froid face à ce qui apparaît comme une vaste expérience scientifique. Le dispositif a d’ailleurs demandé la collaboration de chercheurs. Beaucoup de spectateurs se sont posé des questions techniques : comment cela marche-t-il? Quelle est cette matière ? Signe que la fascination n’opère pas totalement, que la forme l’emporte sur le fond et que la proposition, parfois un peu trop plastique,  accuse le vernis de communication qui pourrit notre société.

Entre la plume et l’enclume, la multiplication des symboles et références peut également nous perdre un peu. Sans parler de ces ultra-basses qui nous contraignent à vibrer. Cela veut tout embras(s)er. Les moments les plus forts sont ceux qui font apparaître l’humain : la difficulté d’aller jusqu’au bout, d’allumer la mèche. Il y a aussi Summertime, petite musique lancinante, ou ces mots auxquels nous nous raccrochons : « Et si en réalité, tu ne désirais pas tout ce que tu désires. »

Alors oui, il faut absolument aller découvrir cette forme vraiment nouvelle, ce cirque qui turbine ; une tentative visuelle de saisir les recoins obscurs de l’inconscient, un combat entre la rêverie, l’intellect et le corps. Le travail des lumières est superbe. Nous aimerions que le personnage soit à peine moins énigmatique, et les images plus resserrées  mais nous savourons toutefois chaque ravissement du vortex. Boris Gibé peut faire siens ces vers de Henri Michaux : «Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard, je vous construirai des forteresses écrasantes et superbes. »

Stéphanie Ruffier

Cour de la médiathèque Pierre Bayle. Les 2 Scènes, Scène Nationale de Besançon. T : 03 81 27 85 85, jusqu’au 28 octobre.

Théâtre de Compiègne. T : 03 44 40 17 10 du 14 au 24 mars.

Théâtre de la Cité internationale, Paris 14e. T : 01 43 13 50 60, du 15 mai au 2 juin.

Festival Villeneuve-en-Scène (Gard) en juillet.

 

En écho, exposition de photographies de Jérôme Vila et des illustrations de Marc-Antoine Mathieu à la Médiathèque Pierre Bayle, rue de la République à Besançon.

 

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