Le Quai des brumes, adaptation d’après le scénario de Jacques Prévert, mise en rêve de Philippe Nicaud
Le Quai des brumes, adaptation d’après le scénario de Jacques Prévert, mise en rêve de Philippe Nicaud
Le Quai des brumes de Marcel Carné (1938), ce grand classique de notre cinéma, avait été adapté du roman éponyme de Pierre Mac Orlan paru en 1927. Ce fut la troisième collaboration entre le cinéaste et Jacques Prévert, après Jenny et Drôle de drame, Jean, un déserteur de l’armée coloniale, arrive la nuit au Havre mais veut vite quitter la France. Dans un bistrot, chez Panama sur un quai du Havre, vit quasiment tout le temps un peintre original et sympathique qui l’aidera, Jean fait la connaissance de Nelly ,une jeune fille terrorisée par Zabel son tuteur qui en est amoureux fou. Maurice, l’amant de Nelly a disparu et Nelly soupçonne Zabel de l’avoir assassiné. Pour défendre Nelly, Jean tuera Zabel et s’enfuira pour rejoindre le bateau qui part pour le Venezuela. Mais il sera tué par Lucien, un jeune loubard…
Tirer un film d’une pièce est chose commune depuis la naissance du cinéma, avec des classiques : L’Avare, Cyrano de Bergerac, Richard III, Roméo et Juliette, bref presque tout Shakespeare, ou des pièces modernes ou contemporaines : Arsenic et vieilles dentelles, Le Père Noël est une ordure, Un air de famille. Mais l’opération inverse s’avère toujours périlleuse! Décor, dialogues, acteurs, mise en scène : rien n’est jamais dans l’axe, comme entre autres mises en scènes récentes, Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder, par Thomas Ostermeier (voir Le Théâtre du Blog), surtout quand il s’agit de drames intimistes.
« En revoyant le film réalisé par Marcel Carné, dit Philippe Nicaud qui avait remarquablement mis en scène Oncle Vania d’Anton Tchekov sur ce même plateau (voir encore Le Théâtre du Blog !), “il y avait là comme une évidence. L’évidence d’une tragédie moderne, éternelle et par- dessus tout théâtrale. Que proposer de mieux à un metteur en scène, quel cadeau plus beau pouvait- on lui faire ? Mon désir d’absorber, de manipuler, sculpter, malaxer, mettre en corps, en chair, en bouche, en souffle, en mouvement, en lumière, la puissance du scénario de Jacques Prévert, tout en respectant ses mots scrupuleusement, y déceler la vérité, ma vérité, ici et maintenant et les faire revivre dans l’instant présent, comme une matière nouvelle, authentique, contemporaine, m’a décidé à en faire une adaptation pour la scène en gardant les personnages principaux et quelques personnages secondaires pour en condenser l’action et les émotions comme j’aime à le faire dans mes mises en scène. «
Bien sûr, il y a le petit plateau de la très belle cave voûtée du Théâtre Essaion qui peut à la rigueur être le bar Panama du film. Oui, mais voilà Philippe Nicaud s’est fait piéger et il y avait peut-être une évidence pour lui à monter cette adaptation du célèbre film mais moins pour le public! Première erreur: il a placé nombre d’éléments scénique (un tabouret, une grande poutre, un tonneau, des paravents, etc. aussi laids qu’inutiles qui servent à tout, c’est à dire à rien et qui encombrent un plateau déjà trop petit, et que les acteurs manipulent sans arrêt. Au secours! on dirait des déménageurs en plein travail! Ce qui donne le tournis et casse le rythme d’une suite de trop petites séquences! Et mieux vaut oublier ces jets de fumigène pour figurer les brumes des quais du Havre! Même si sans doute le metteur en scène a voulu faire de la mise en abyme ou du second degré… Et là, cela ne pardonne pas surtout avec Le Quai des Brumes!
Comme il dit, ce film offre un regard impitoyable sur la nature humaine. Oui, mais voilà, pour le dire, il n’y a rien de bien solide dans cette mise en scène où il n’y a pas de véritable direction d’acteurs, ou si peu. Seul Fabrice Merlot qu’on avait déjà vu dans Oncle Vania est toujours aussi remarquable et le seul qui soit crédible. Pour le reste, désolé, il faut se pincer pour croire une seconde que Sarah Viot puisse être Nelly-ce qui est quand même très ennuyeux! Même si vers la fin, il y a comme l’ombre d’un frémissement dans cette version théâtrale de ce mélodrame poétique avec des scènes qui s’enchaînent alors vraiment. Mais trop tard !
Et nous n’avons pas du tout l’illusion, comme le voudrait Philippe Nicaud, d’un «cadre cinématographique comme s’il était l’œil de la caméra. Le tout habillé par des jeux de lumières en découpes, lumières néons, lumières froides, lumières noir et blanc, lumières brouillards, aurores, phares, torches, cut, douches et poursuites. » Tout est ici trop approximatif ! L’accordéoniste qui accompagne les comédiens, apporte bien une petite touche de poésie. Mais cette musique trop présente sature un ensemble qui n’a rien de convaincant, surtout sur un aussi petit plateau. Bref, l’opération était sans doute une fausse bonne idée, pour fêter le quarantième anniversaire de la mort de Jacques Prévert. Surtout quand nous avons tous encore en mémoire le jeu de ces bêtes de cinéma qu’étaient Jean Gabin, Michel Simon, Michèle Morgan et Pierre Brasseur et les décors du grand Alexandre Trauner. Une soirée perdue…
Philippe du Vignal
Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-lard, Paris IVème, jusqu’au 14 janvier.