Un grand amour de Nicole Malinconi, mise en scène de Jean-Claude Berutti

 

Un grand amour, texte de Nicole Malinconi, mise en scène de Jean-Claude Berutti

7CCDE461-858B-4135-9253-FB5C436BA773Sur scène, un fauteuil, un guéridon avec une bouteille et un verre, un tas de journaux empilés et derrière, un grand miroir qui servira quelques minutes d’écran vidéo-belle idée du scénographe Rudy Sabounghi-où on voit une femme assise: on apprendra qu’elle est la seule journaliste venue faire une interview de la dame âgée assise en face de nous. Son histoire, dit Nicole Malincoli, tient en peu de mots: «Après la mort de Franz Stangl, ex-commandant du camp d’extermination de Treblinka, arrêté au Brésil en 1967, puis incarcéré à la prison de Düsseldorf et condamné à la réclusion à perpétuité, Theresa Stangl, sa veuve, est restée dans leur maison de Sao Paulo où ils avaient vécu incognito durant seize ans avec leurs enfants. »

Il mourut en prison quatre ans plus tard, et Gitta Sereny, journaliste, la dernière personne et la seule à l’avoir rencontré vivant, a aussi voulu aller voir Theresa Stangl pour qu’elle lui parle de son mari et de Treblinka…Des faits encore proches à l’époque: pas trente ans!  Et bien présents : son mari avec qui elle vivait un grand amour, officier allemand sous le IIIème Reich, avait été chargé de la construction des camps de Sobibor puis de Treblinka.

Comme tant d’autres,  il avait «obéi aux ordres », puis était devenu cadre administratif, lui disait-elle. C’est tout ce qu’elle savait de l’activité ou du moins ce qu’elle voulait bien en savoir. Jusqu’au jour où un  certain lieutenant Ludwig en visite chez eux, annonce sans autre explication qu’on y «liquide les Juifs ». Ce qu’elle pouvait traduire aussitôt: mon grand amour, celui qui partage ma vie avec douceur et bienveillance,  le père de mes deux enfants, est en fait un bourreau et le directeur de ces camps responsable de l’extermination soigneusement programmée de dizaines de milliers d’hommes, femmes et enfants dont le seul péché était d’être juif.

Mais elle ne le fera pas  et le niera sans état d’âme, ou du moins pas totalement, puisque son corps, lui, parlait: «Pour la deuxième fois dans notre vie, je n’avais pas voulu qu’il me touche ce soir-là, ni bien d’autres soirs ensuite ; c’était comme si mon corps seul avait dit non à sa supplication de le croire, comme si le corps seul avait su la réponse ; mais c’était un savoir sans les mots ni la pensée, je ne l’avais pas laissé atteindre les mots ni la pensée, pas pu le dire, dire :«Je sais que tu mens».

Terrible aveu qu’elle finira par reconnaître devant son interlocutrice, et elle doit bien alors assumer, en complice silencieuse, une part de responsabilité dans ce génocide et elle  sait qu’elle en portera le poids toute sa vie. Puis elle le niera encore, comme si une part d’elle-même se refusait à reconnaître les faits et les images de ces camps, alors que l’autre part le savait parfaitement. Elle nous raconte leur fuite après la guerre en Syrie, puis au Brésil qui n’était pas très regardant sur l’identité des Européens débarquant sur son sol- parmi lesquels  de nombreux  criminels de guerre allemands. A Sao-Polo, elle trouvera facilement un emploi chez Mercédès-Benz et lui, cadre très compétent! entrera chez Volkswagen. Bref, une vie normale d’employés allemands vivant de longues années au Brésil… jusqu’à son arrestation!

Janine Pradinas, grande actrice belge qu’on a vue souvent autrefois à Paris, dit tout avec précision de cette horreur : aucun pathos ni effets de violoncelle: et de cette précision même, naît l’insupportable. Avec la grande franchise que son âge lui permet, la femme âgée qu’elle incarne ici, a-t-elle vraiment conscience d’avoir participé, ne serait-ce que par son silence à cette extermination de masse : elle reconnaît qu’elle savait mais en fait elle  refusait de savoir ce que faisait son mari au quotidien.  » Je ne lui avais pas laissé le temps de m’embrasser. Je lui avais dit : « Je sais ce que tu fais à Sobibor ». Je pleurais ; je ne pouvais faire que pleurer. Je me suis souvenue de sa question, immédiate : «De qui tiens-tu cela » puis de mon silence, et du sien, un bref instant.(…) Je n’avais pas répondu. Sur le chemin du retour, je n’avais fait que le harceler avec les questions qui me tourmentaient, et pleurer encore. Pour la deuxième fois dans notre vie, je n’avais pas voulu qu’il me touche ce soir-là ni bien d’autres soirs ensuite ; c’était comme si mon corps seul avait dit non à sa supplication de le croire, comme si le corps seul avait su la réponse ; mais c’était un savoir sans les mots ni la pensée, je ne l’avais pas laissé atteindre les mots ni la pensée, pas pu le dire, dire «Je sais que tu mens »,

Puis des années plus tard quand elle lira les journaux, aucun doute ne lui sera plus possible; oui, mais voilà, la guerre est finie et le monde a changé. Revient pourtant la question lancinante que beaucoup ont dû se poser après la libération des camps: qu’aurais-je fait, moi, dans des circonstances pareilles, si, en France ou en Belgique, si j’avais été une proche de ces bourreaux auxquels j’étais liée par un grand amour? Et les lendemains de cette guerre, on le sait, ont souvent été terribles pour les jeunes françaises et belges, très proches de soldats allemands.

En une heure et quelque, tout est dit dans ce solo  écrit avec une grande sobriété par Nicole Malincoli. Janine Godinas-diction et gestuelle impeccables-solidement dirigée et avec une grande intelligence scénique par Jean-Claude Berutti, tient son public et fait sonner des phrases qui frappent dur et fort : «La vérité, dit-elle, est une chose trop terrible pour que nous puissions vivre avec elle.»Il serait normal que ce spectacle d’une densité exceptionnelle, créé à Roanne la saison passée et joué maintenant à Bruxelles, puisse l’être aussi à Paris…

 Philippe du Vignal

Le Rideau, Théâtre des Martyrs, Place des Martyrs, Bruxelles. T: 02 223 32 08, jusqu’au 19 novembre.
Rencontres au Théâtre des Martyrs, le samedi 4 novembre avec Nicole Malincoli et avec l’équipe du spectacle, l’auteure et Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, le mardi 4 novembre.

Le texte est publié à Esperluète éditions 9 rue de Noville 5310 Noville-sur-Mehaigne Belgique. T : 00 32 (0) 81 81 12 63

 


Archive pour 30 octobre, 2017

Les Jumeaux vénitiens de Carlo Goldoni, mise en scène de Jean-Louis Benoît

 

Les Jumeaux vénitiens de Carlo Goldoni, mise en scène de Jean-Louis Benoît

 

©Bernard Richebé

©Bernard Richebé

Carlo Goldoni, né à Venise en 1707 et mort à Paris dans une quasi-misère en 1794, aura écrit plus de deux cent tragédies, intermèdes, drames et surtout comédies-il avait déjà trente-sept ans; (tiens juste l’âge de Maxime d’Aboville qui tient le rôle principal)-qui vont le rendre célèbre et lui assurer la célébrité. Il aura transformé la comédie italienne  en gardant les bases et les personnages de la commedia dell’arte et en y ajoutant une intrigue et des personnages réalistes. Ici, des frères jumeaux, Tonino et Zanetto, séparés à la naissance et ne se connaissant donc pas-une situation guère étonnante à l’époque-maintenant adultes, ils vivent tous les deux à Vérone… Jeune homme raffiné, Tonino lui, a grandi à Venise mais Zanetto,  élevé à la campagne, est resté simple et naïf mais est assez rusé. Zanetto vient à Venise pour s’y marier et son frère pour retrouver la femme qu’il aime.

Ce qui provoque aussi-but de l’opération du malin Carlo Goldoni-d’excellents quiproquos et malentendus comme chez Molière qu’il admirait beaucoup, et comme un siècle plus tard, chez Georges Feydeau. Avec une fin curieuse mais des plus amères que l’on ne vous dévoilera pas. Nombreuses sont les pièces qui ont pour thème les aventures de jumeaux! Comme entre autres, La Comédie des erreurs de William Shakespeare. La géméllité déjà déclinée au masculin avec Castor et Pollux, comme au féminin dans la mythologie grecque avec Hélène et Clytemnestre, demi-sœurs jumelles et dans le théâtre contemporain en particulier au boulevard avec Lily et Lily de Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy ou Les Jumeaux de Jean Barbier, prétexte à offrir surtout un rôle en or à Jacqueline Maillan ou à Jean Lefebvre. En tout cas, un vrai cadeau pour un interprète… Comme dans le théâtre contemporain chez Tadeusz Kantor qui mit en scène de vrais s comédiens jumeaux dans la vie, ce qui est aussi assez fréquent dans le cinéma américain.

Carlo Goldoni a écrit cette pièce en vénitien, toscan et bergamasque, et Jean-Louis Benoît a retraduit le texte mais parfois en le modernisant un peu trop. Sa mise en scène comme sa direction d’acteurs ne manquent pas de précision, même si l’unité et la qualité du jeu ne sont pas toujours au rendez-vous. Un travail sans doute honnête qui se laisse voir mais qui manque d’énergie. Peut-être à cause de cette deuxième représentation du samedi! Il y a quelques beaux moments comme ces combats à l’épée très bien réglés, et une déclaration d’amour, ou encore la très belle fin-le beau décor de Jean Haas fonctionne-mais tout cela n’emporte pas l’enthousiasme, et on reste un peu sur sa faim. En tout cas, loin de la brillante mise en scène d’Alfredo Arias qui, en 1980, avait révélé cette pièce de jeunesse du célèbre auteur à nombre d’entre nous. Il y a surtout une question de rythme et manque sans doute un zeste d’espièglerie et de folie à cette mise en scène…

Les comédiennes surjouent un peu, surtout au début où elles ont tendance à criailler. Côté acteurs, on remarque Thibault Lacroix (l’ami douteux), et Olivier Sitruck qui joue Pancrace, un jaloux sombre et diabolique, même s’il fait parfois un peu trop dans la caricature, en créant un personnage que l’on dirait tout droit sorti d’une BD. Mais le grand gagnant de la soirée est Maxime d’Aboville dans un double rôle valorisant. Molière du meilleur comédien en 2015 pour The Servant au Théâtre de Poche-Montparnasse, il est ici exemplaire et très crédible en Zanetto, comme en Tonino. Avec un jeu tout en finesse, que ce soit pour exprimer la gaucherie et la maladresse de l’un, comme l’élégance d’esprit et le raffinement de son frère. Avec parfois comme un second degré. Brillant! Comme deux facettes d’un même homme. Aucun doute là-dessus, Maxime d’Aboville, presque toujours en scène, tient la soirée sur ses épaules…  Chapeau.

Philippe du Vignal


Théâtre Hébertot 78 bis boulevard des Batignolles Paris (XVIIème). T.: 01 43 87 23 23,  jusqu’au 31 décembre.

Le texte de la pièce est publié à L’Avant-scène Théâtre (14 €).

 

 

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