Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, mise en scène de Jean Liermier
- photo de répétition©Mario Del Curto
Une cape, un chapeau, et un nez ? Cyrano de Bergerac ! L’une des figures les plus populaires du théâtre français et le chef d’œuvre d’Edmond Rostand (1868-1918) à la renommée internationale. Hymne à l’amour, à la liberté et au théâtre, cette comédie héroïque en cinq actes et en vers est proche d’un opéra par la musicalité de la langue et avec des personnages-type. Jean Liermier, directeur du théâtre de Carouge à Genève, s’en empare, en donnant à Gilles Privat le rôle-titre.
Cyrano de Bergerac, bretteur invincible et poète, aime éperdument sa cousine Roxane. Hélas, Cyrano est laid. La nature l’a doté d’un nez monstrueux. Amour sans espoir : le coeur de la jeune fille bat pour le beau Christian de Neuvillette. En homme libre, sincère et solitaire, il n’abandonnera pas sa bien-aimée, encore moins la poésie et l’art, et sera le porte-parole de Christian, incapable, lui, d’exprimer l’ardeur de ses sentiments. Ils vont donc conclure un pacte-d’amour-pourrait-on dire-. Cyrano invente, écrit et dit, par procuration, les mots doux. Et, après la mort de Christian au siège d’Arras, Cyrano taira, profondément mélancolique mais plein d’humour, ce secret et il jouera pendant quatorze ans, le rôle du «vieil ami qui vient pour être drôle». A la fois, mousquetaire et clown blanc…
Edmond Rostand a vingt-neuf ans en 1897, et le 27 septembre, la première de Cyrano de Bergerac au Théâtre de la Porte Saint-Martin est un triomphe inespéré, avec Constant Coquelin (1841-1909), qui joua le rôle-titre jusqu’à sa mort, soit 950 fois ! L’action se situe en 1640 mais Jean Liermier l’a située pendant la première guerre mondiale. Edmond Rostand est mort, le 2 décembre 1918: coïncidence… Excepté ce changement d’époque, le metteur en scène est resté fidèle à l’œuvre, et le spectacle pour le grand bonheur du public -à partir de douze ans- laisse jaillir avec agilité tous les artifices du théâtre, un des points forts de la pièce.
Dès le premier acte, nous sommes en présence du » théâtre dans le théâtre », avec une représentation de La Clorise de Balthazar Baro où Le comédien Montfleury apparaît, remarquable de drôlerie; grassouillet et joufflu, suspendu aux cintres comme un ange grotesque, il déclame son monologue. Une séquence guignolesque, interrompue par Cyrano, magnifique de prestance, dévalant les escaliers du fond de la salle. Une bonne utilisation (mais rare aujourd’hui) de la salle et des acteurs intervenant hors scène.
Après cette entrée fracassante de Cyrano, le rythme ne faiblira pas pendant trois heures. Le héros, virtuose de la langue poétique, ne cesse de jouer sa propre vie, comme un comédien en perpétuelle représentation. Mais, sous les ornements et derrière le masque, se cache la vérité : généreux, indépendant, et d’une grande intelligence, Cyrano souffre d’amour et de solitude. La cause : son nez disgracieux. De cette fatalité, en homme libre, il va faire son destin, tel un héros tragique. Celui-ci, n’est pas contrairement à l’opinion courante, le jouet de la fatalité. La poésie, la noblesse de la langue mais aussi l’humour viennent à son secours. Sinon, comment aurait-il pu écrire tous ces messages d’amour ! L’art et l’écriture sont ses seules armes pour donner vie à cette passion ! Et faire triompher l’âme sur l’apparence et la folie.
La scénographie de Rudy Sabounghi, et la lumière de Jean-Philippe Roy donnent une couleur et une ambiance parfois étrangement proches des dessins de Jacques Tardi. Sans rien ôter au pittoresque et au comique de la pièce, le tragique se glisse ici de façon sous-jacente et progressive. Quiconque, pour Jean Liermier, dans sa lecture du personnage, adulte ou enfant, croisant Cyrano, doit se mettre à pleurer ou prendre ses jambes à son cou à la vue de son nez. Effet réussi: cet homme, ici à la fois héros et anti-héros, crée d’abord un malaise : sa laideur n’a rien de burlesque! Le metteur en scène fait allusion au nain offert en cadeau à l’Infante dans L’Anniversaire de l’Infante d’Oscar Wilde, et à l’opéra d’Alexander Zemlinsky, Le Nain, adapté de ce texte où on entend cette parole terrible prononcée à l’adresse de l’Infante par le nain à l’aspect effrayant, (ce qu’il ignore jusqu’au moment où…) : «Même si tu étais ma mort, Princesse, c’est toi que je voudrais ».
Tout est dit… L’horreur et le tragique de la solitude se retrouvent aussi chez ces soldats envoyés au front; avec le siège d’Arras à l’acte IV, et ici, en toile de fond, la première guerre mondiale. Le metteur en scène se réfère à Paroles de poilus : Lettres et carnets du front, 1914-1918 de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume. « Mais cela, dit-il, n’est pas d’ordre esthétique, mais du mouvement intérieur du personnage. Je pense aux témoignages bouleversants des lettres des poilus.» Ces deux mots, « mouvement intérieur », qualifient à eux seuls la création de Jean Liermier et le jeu de Gilles Privat. Le mouvement intérieur c’est aussi celui de la poésie, de l’âme, de l’onde créatrice.
Avec un Cyrano étincelant de théâtralité et d’humour mais aussi tout en intériorité, délicatesse, avec juste ce qu’il faut de clownesque, et de bravoure dans les rares moments de légèreté et de pure comédie légendaire de surcroît. Loin d’une caricature, de l’extravagance et de l’agitation des romans de cape et d’épée ! D’un acte à l’autre, la beauté d’âme prend le pas sur celle des apparences et de la séduction du pouvoir.
Bouleversant d’émotion et d’esprit, l’immense comédien Gilles Privat aborde tous les registres dramatiques du rôle, avec exigence et sensibilité. Bravo aussi à André Schmidt, truculent à souhait dans le rôle de Ragueneau le pâtissier, à Mathieu Delmonté dans de Guiche. Mais Roxane, la jeune et gracieuse Lola Riccaboni manque d’étoffe, du moins jusqu’au siège d’Arras. Ensuite, véritable changement, elle donne corps au tempérament, à la fois romantique et capricieux, d’une jeune précieuse devenue femme, blessée par la vie, héroïque et vouée à son amour au-delà de la mort..
Jean Liermier a su brillamment mettre en lumière la face tragique mélancolique de la pièce, sans pour autant étouffer la drôlerie et l’humour qui participent aussi de la grâce de cette œuvre. Saluons, pour la grande joie du public un Cyrano de Bergerac encore et toujours, jubilatoire et attachant. Avec lui, la désobéissance a du panache !
Elisabeth Naud
Théâtre de Carouge-Atelier de Genève, 39 rue Ancienne 1227 Carouge, Genève Suisse. T : + 41 22 343 43 43, jusqu’au 1er décembre.
A partir du 13 décembre, au Théâtre de Caen, puis à la Comédie de Reims, au Théâtre de l’Olivier à Istres, à la Maison de la Culture d’Amiens, au TKM de Rennes, et à Anthea à Antibes.