Les Larmes de Barbe-Bleue, d’après Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók
Les Larmes de Barbe-Bleue d’après Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, et divers textes de Georges Didi-Huberman, conception et mise en scène de Mathieu Bauer
L’antre étroit et sombre de la péniche Pop offre une ambiance propice à ce Château de Barbe-Bleue, où Evelyne Didi nous entraîne sans façon, comme si elle nous conviait à partager sa cuisine. Cet unique opéra du compositeur hongrois s’inspire du conte de Charles Perrault mais s’en éloigne par la nostalgie qui se dégage de sa musique et des paroles. L’intrigue aussi diffère : Barbe-Bleue ouvre les sept portes de sa demeure, répondant contre son gré, et malgré ses mises en garde, à la curiosité insistante de sa nouvelle épouse Judit.
Avant de nous faire pénétrer dans le cœur de l’oeuvre, la comédienne s’essaye aux sonorités heurtées de la langue hongroise, et traduit les mots-clefs du livret de Béla Balázs : « mélancolie, tristesse, larmes… ». En écrivant ce poème amer et pessimiste, l’écrivain hongrois (1884-1949) a su trouver la tonalité des ballades anciennes de Transylvanie, région natale de Béla Bartók. Sans les comprendre, on entend bien sonner ses vers brefs de quatre pieds. « Je voulais dépeindre une âme moderne avec les couleurs primaires du chant populaire », dit-il. Le musicien se plait lui aussi à revisiter ce folklore, comme en témoigne une lettre de lui, à sa mère, lue par Evelyne Didi.
Mathieu Bauer met en regard du Château de Barbe-Bleue différents écrits du compositeur, et des textes de Georges Didi-Hubermann : « Le philosophe y défend la puissance active de nos émotions, dit-il, ainsi les larmes, loin d’être le signe d’une impuissance à agir, deviennent au contraire, ce qui nourrit un désir de transformation du monde.» Tout au long du spectacle, on entendra des bribes de cet opéra condensé et atypique, sans récitatifs ni grands airs, avec deux personnages seulement: Barbe-Bleue et sa femme Judit, dans un crescendo de violence. Certaines parties ont été recomposées par Sylvain Cartigny, qui met en lumière le caractère contemporain de l’œuvre avec des instruments peu utilisés à l’époque : xylophone, célesta, orgue, clarinettes dans l’extrême aigu, trompettes en saccade… Avec un côté répétitif et lancinant : les portes successives, et partout, du sang et des larmes. Une musique contrastée qui crie et pleure…
En parallèle, Evelyne Didi se livre à un travail d’archéologue et décrypte la partition, y débusquant les émotions, et la sombre inquiétude qui suinte des murs. Des secrets terribles se cachent derrière les portes. Et le château de Barbe-Bleue pleure littéralement… «Au fond, nous faisons notre entrée dans le monde, avec des larmes et nous en sortons avec des larmes. Elles encadrent notre existence… », dit Béla Bartók à propos de son opéra. Comme si le compositeur avait pressenti, quand il l’écrivit en 1911, les tragédies à venir en Europe et qui frappèrent aussi directement cette œuvre : d’abord rejetée, elle ne vit le jour qu’en 1918. Et deux ans plus tard, le régime fasciste de l’amiral Horthy interdit que Béla Balázs soit cité, parce que socialiste et juif. Béla Bartók en refuse alors toute représentation..
La présence lumineuse de la comédienne et sa gouaille toute contemporaine agissent en contrepoint de la demeure sombre et sinistre de Barbe-Bleue qui personnifie les états d’âme du châtelain. Elle évolue dans une scénographie conçue par Chantal de La Coste: un capharnaüm, dont elle exhume des documents ; elle prépare une recette de cuisine, avec les sons et les instruments convoqués par Béla Bartók … Elle orchestre des fragments de textes, d’extraits musicaux, d’images…
« De quoi, cette émotion qui inonde l’opéra est-t-elle le signe ? se demande Mathieu Bauer. Les larmes de Barbe-Bleue seraient-elles donc une réponse sensible à même de transformer notre époque et les émotions qui en découlent ?» Béla Balázs a intitulé « mystère » son conte symbolique, et sa forêt de métaphores. Mystère que le spectacle nous invite à déchiffrer, avec une nouvelle écoute de cet opéra, et avec notre sensibilité actuelle. Evelyne Didi fait de Judit un personnage combattant qui, à l’instar de l’héroïne, apporte avec malice sa lumière au château, en ouvrant les portes.
Ce spectacle intelligent et passionnant, créé à la Pop, en coproduction avec le Nouveau Théâtre de Montreuil devrait être repris la saison prochaine. A ne pas manquer.
Mireille Davidovici
Spectacle joué à la Pop Péniche, amarrée 34 quai de la Loire, Paris XIXème du 7 au 10 novembre.
Peuples en Larmes peuples en armes, de Georges Didi-Hubermanéditions de Minuit, 2016
Quelle émotion ? Quelle émotion ! de Georges Didi-Huberman éditions Bayard, 2013.
Le Château de Barbe-Bleue, livret de Béla Balázs est à paraître à l’Avant-Scène opéra en 2018