Pulvérisés d’Alexandra Badéa, mise en scène de Vincent Dussart

 

Pulvérisés d’Alexandra Badéa, mise en scène de Vincent Dussart

©Stéphane Szestak

©Stéphane Szestak

Cette pièce de la jeune auteure roumaine avait reçu le grand Prix de littérature dramatique de la S.A.C.D. en 2013, et avait été ensuite mise en scène par Jacques Nichet l’an passé (voir Le Théâtre du Blog). Le  travail est un vieux thème du cinéma,  avec le très fameux Temps modernes de Charlie Chaplin. Mais il l’a été d’abord été au théâtre et souvent, avec déjà en 1897! Les Mauvais bergers d’Octave Mirbeau, avec Lucien Guitry et Sarah Bernhardt qu’avait monté Anne-Marie Lazarini, il y a déjà une quarantaine d’années .

Le monde de l’entreprise aura ainsi sans doute fait l’objet d’une bonne centaine de pièces depuis quelques décennies! Avec récemment, La Compagnie des hommes d’Edward Bond qui y dénonce le monde de  l’industrie et la société actuelle… A la Renverse, Les Travaux et les jours, La Demande d’emploi de Michel Vinaver, Hors-jeu d’Enzo Cormann, L’Amour dans une usine de poissons d’Israël Horovitz, Cambrure fragile de Dominique Paquet qui se déroule dans une entreprise de chaussures de luxe, Débrayage de Rémi de Voos, L’Usine de l’auteur suédois Magnus Dahlstöm, Sous la glace de Falk Richter qu’a aussi mis en en scène Vincent Dussart* où l’auteur montre la contradiction entre le sentiment d’exister et la nécessité absolue de performance financière dans un cabinet de consultants. Mais aussi A plates coutures de Carole Thibaut avec la révolte des ouvrières de Lejaby. Et Lettres de non-motivation de Vincent Thomasset; derniers nés de cette longue série, Tout ce qui nous reste de la révolution, c’est Simon, par le collectif L’Avantage du doute, un travail à base d’enquêtes sociologiques, et bien sûr, le très brillant Nobody de Cyril Teste (voir Le Théâtre du Blog pour tous ces spectacles) où il épingle de façon virulente les doubles sens du langage des entreprises et surtout la peur de l’échec qui traumatise les employés… Et enfin de Blandine Métayer, Je suis top !, un monologue  écrit sur la base de témoignages d’employés.

Vie intime en contradiction avec celle de l’entreprise, violences physiques et/ou psychologiques, état d’épuisement, humiliations, chantages et menaces à peine voilées de dirigeants, violents conflits entre proches collègues, exploitation, manque de place, cadences infernales, sous-rémunération, bruit, froid ou chaleur trop élevées, absence d’hygiène, travail dangereux avec non-respect total des normes de sécurité, intoxications chimiques, blessures voire accidents mortels, tricheries diverses et variées sur les contrats de travail, machisme, mépris et harcèlement sexuels, angoisse permanente de perdre son travail: les corps comme les esprits prennent souvent des coups dans un monde surpeuplé et anxiogène, propice aux révoltes et grèves intensives. Bref, un cadre idéal pour des comédies mais plus souvent pour de vraies et très lourdes tragédies collectives! Surtout dans le privé mais aussi dans  les entreprises publiques et les ministères loin aussi d’être  exemplaires !

Ici, l’auteure d’Europe Connexion créée la saison dernière (voir Le Théâtre du Blog) a pris pour cible la délocalisation et la mondialisation du travail avec une pièce axée autour de deux femmes à Shangaï et Bucarest, et deux hommes à Dakar et Lyon. Comme une sorte de concentré fictif aux allures de petit traité pour les nuls sur la vie en entreprise. Avec, par exemple, ce qui reste de vie personnelle à cette ouvrière chinoise soumise aux objectifs de rentabilité de l’usine : “Alors tu restes à ta place sur une surface d’un m2 dans un espace illimité. Et tu regardes la caméra de surveillance le temps d’écouter les instructions de sécurité et les slogans de l’entreprise : «Si tu ne t’appliques pas au travail aujourd’hui, demain tu t’appliqueras à trouver du travail.» Après les dix minutes de gymnastique obligatoire, la bande se met en route, tu mets ton masque, et tu commences à répéter le même geste, toutes les huit secondes. »

L’ingénieure roumaine d’études et développement, très expérimentée mais, elle aussi sous pression permanente, témoigne pourtant de sa difficulté à s’intégrer, à réussir et donc à gravir les échelons… Et le dirigeant de plate-forme téléphonique sénégalais, exploité, dénonce la cruauté de son chef pour faire du chiffre mais rouage involontaire du système, il précise : «Ici, il est interdit de parler dans sa langue. Ici, on pense français, on mange français, on a des noms français. »

Le «responsable-qualité» français, rivé à son écran comme des millions d’autres, est lui aussi, près de l’épuisement. Tous les quatre reliés à des dizaines de milliers d’inconnus, tous aussi voués à la solitude, alors qu’ils fabriquent souvent ordinateurs, téléphones mobiles justement destinés à mettre les gens en relation… Travaillant dans une entreprise de plusieurs centaines d’employés, avec un mal de vivre permanent : comment ne pas s’effondrer sous la contrainte physique, la pire sans doute, puisque, double peine, elle s’accompagne d’un état dépressif sous-jacent…

Vincent Dussart a imaginé un dispositif scénographique déjà vu mais assez peu utilisé: quatre passerelles en croix au sol blanc immaculé, avec, au bout, une fauteuil en plastique à échancrure, tout aussi blanc sous l’éclairage sinistre de quatre lampadaires à tube fluo blanc cru. Le public étant placé entre ces passerelles donc très-trop? -proches des personnages. Cela fonctionne mais pas toujours  bien car il y  a, avec ce dispositif, un inévitable côté statique.

Mais Vincent Dussart a parfaitement dirigé Patrice Gallet, Tony Harrisson, Simona Maicanescu et la jeune et formidable actrice franco-chinoise Haini Wang; impeccables et interprétant avec beaucoup d’intelligence ces travailleurs qui gagnent sans doute à peu près leur vie mais qui sont enfermés dans un système inhumain-ils n’ont pas d’autre choix!-au prix de leur identité : «Pas aujourd’hui, après quarante-huit heures de vol sur les 122 dernières heures de ta vie /Tu ne sais pas quoi dire à ton fils /Tu devrais peut-être lui parler de ton voyage, du monde, de l’autre mais tu n’as rien à dire /Tu ne peux pas lui mentir, tu ne peux pas lui dire vrai, car au fait tu aimes l’être humain malgré tout /et c’est de ton devoir de préserver l’innocence d’un enfant /Alors tu manges tranquillement ta glace. » Alexandra Badea analyse finement ici le système qu’a généré la mondialisation sur le monde du travail, mais Pulvérisés a parfois un côté démonstratif et un peu sec (genre brechtisme mal digéré).

Malgré tout, le message auprès des lycéens et collégiens, à entendre les questions d’une redoutable intelligence de certains d’entre eux après la représentation, semble être passé. Et pour cause : Soissons (28.000 habitants) a vu depuis le début du siècle, disparaître des sites industriels importants comme Wolber, BSL et AR Carton !

Philippe du Vignal

Spectacle  vu le 9 novembre au Mail, Scène culturelle de Soissons. Les 13 et 14 novembre, Théâtre Jean Vilar de Saint-Quentin; les 15 et 16 novembre, à La Maison du Théâtre d’Amiens et le 17 novembre, salle Demoustiers à Villers-Cotterets.

Le texte de la pièce est publié par  L’Arche Editeur.

*Sous la glace sera joué le 24 novembre à La Manekine, Pont-Sainte-Maxence (Oise). Et du 6 au 22 décembre, Théâtre de l’Opprimé, Paris.
Et le 19 janvier, au Mail-Scène culturelle de Soissons.

 

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