Mon Amour fou d’Elsa Granat et Roxane Kaperski, mise en scène d’Elsa Granat

 

 

Mon Amour fou d’Elsa Granat et Roxane Kaperski, mise en scène d’Elsa Granat

 

© Sébastien Godefroy

© Sébastien Godefroy

L’amour peut-il rendre fou ? Personne ne viendra contredire cette affirmation. Il suscite en chacun de nous, des sentiments contraires : heureux ou malheureux. Constructif ou destructif. Mon amour fou, ces mots sonnent comme la conclusion d’une histoire, son épilogue. Suite à un « chagrin » d’amour, (« traumatisme» serait plus juste),  Roxane Kasperski,  avec ce soliloque, nous invite à partager sa crise psychique et sa reconstruction personnelle.

Pourtant, la rencontre avec un homme s’annonçait comme venue du ciel : «Je dis à une amie, cet homme, c’est l’homme de ma vie, ce sera mon mari, et on va vivre une histoire extraordinaire.»… Mais la «maladie d’amour» va vite se muer en maladie mentale: folie et obsession. Devant l’incompréhensible, Roxane Kasperski, elle-même, soignera l’homme aimé : «Maternage qui, dans mon cas, a été doublé d’une irrésistible envie de me changer en héroïne de roman.
 Madame Bovary, Marguerite Gautier, Anna Karénine, Adèle Blanc-Sec.
 J’arrive.» Quelle en sera l’issue ? Monologue autobiographique, l’actrice «cicatrise en direct », et à travers ses mots, nous fait partager charnellement, ces thèmes complexes et universels que sont l’amour et la folie. Riche matière dramatique mais délicate. Ici, nous sommes en présence d’une folie profondément tragique.

Des sacs-poubelle blancs en rang sur tout l’espace, une table, une chaise… et la façon dont Roxane Kasperski joue avec son vêtement, tout cela entre en parfaite résonance avec ses paroles agitées, et nous conduit à l’intérieur de son cerveau ; elle ressasse, médite, appelle… Les vidéos, comme celle projetée sur le ventre de l’actrice, la rencontre sur la plage dans Un Homme et une femme de Claude Lelouch, ou bien des moments de silence, évoquent avec intensité la solitude de cette femme en détresse, blessée et isolée. Il y a ici une réelle maîtrise du rythme, entre texte fragmenté, lumière, son et corporalité : la tension et l’émotion ne cessent de grandir au fil du récit. Malgré une diction parfois un peu exagérée, la pièce se construit au fur et à mesure comme un puzzle, et le public se sent vite touché et concerné par cette histoire.

Le texte, écrit dans un premier temps puis joué par Roxane Kasperski, a été pour Elsa Granat une source dramatique hors du commun… En effet, dans le passage à la scène, elle a vécu avec  la metteuse en scène comme une seconde rencontre avec cette pièce. Et elles sont intervenues ensemble sur cette écriture autobiographique : «Je n’avais encore jamais monté de monologue, mais ce qu’elle me proposait, était tellement bouleversant (…) On a donc travaillé ensemble à réécrire son texte. (…) Mais, pour en faire du théâtre, il fallait trouver le bon endroit. ».

Pour Elsa Granat, la catharsis  qui semble opérer ici avec efficacité sur le public, est toujours possible  dans l’écriture contemporaine : «Comment, dit-elle, en partant d’une histoire personnelle, on pouvait faire un théâtre qui ait une puissance cathartique renouvelée. ». L’apparition de la crise psychique et l’évolution qui s’empare de l’actrice-témoin-il s’agit de sa propre déchirure et de celle de l’être aimé, un mari atteint de bipolarité-sont ici transposés théâtralement, avec une sensibilité et une justesse qui évitent pathos, clichés ou commentaires pesants : « Ça ? C’est une alliance. Oui, je suis mariée. C’est un peu compliqué, en fait. Oui. Comme tout le monde. Mon mari est bipolaire. Comme ta cousine ? C’est formidable. »  Et de façon progressive, comme dans le tracé d’une spirale, la conscience de cette jeune femme va se réveiller. «Tu vas me sauver, je suis tiré d’affaire. » Voilà. C’est cette phrase qui aurait dû faire remonter en moi, un vomi compulsif. Oui.» Mais cette lucidité, rendue aveugle par le sentiment amoureux, ne va pas revenir à nouveau, sans chaos, comme entre autres, un voyage de noces à Goa, en Inde, où lors d’une crise violente de son mari, elle se retrouve, loin de tout,  dans une situation tragique qu’elle doit seule maîtriser, coûte que coûte ! 

Face à l’incompréhensible, plusieurs questions sont évoquées, toutes en nuances au sein d’une parole fragmentée : comment  ai-je pu en arriver là ? Qui et quoi détruisent qui? Comment lutter contre ce manteau noir qui me poursuit, et «qui symbolise la résignation, selon Elsa Granat, en référence au «manteau noir de la mélancolie » dans Hamlet. » Et comment renaître ? Ce spectacle participe aussi d’un regard critique sur la façon dont on peut traiter, nommer, utiliser dans le langage quotidien et en société, les troubles mentaux et la souffrance endurée par cette maladie.

Pour ces artistes, il y a là une nécessité politique et éthique de rendre aux malades leur dignité, en respectant leur souffrance, et en sachant la nommer avec les justes mots : « C’est quoi être bipolaire? (…) L’ancien terme maniaco-dépressif, c’était bien plus clair, ça faisait peur, c’était pour eux, pour les vrais. Personne ne disait qu’il était maniaco-dépressif juste comme ça. C’est maintenant, c’est avec bipolaire qu’on ne sent plus la maladie. C’est devenu ordinaire. »

La pièce parle d’amour et de folie avec clairvoyance et humanité mais montre aussi à quel point la souffrance empêche cruellement le rapport à l’autre, aussi désiré soit-il. Un spectacle d’une belle et profonde interrogation existentielle. A voir !

Elisabeth Naud

Théâtre de la Cité internationale, 17 boulevard Jourdan Paris XIV ème. T. :  01 43 13 50 50, jusqu’au 21 novembre.

 

 

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